Ils sont quatre, attablés dans la salle du fond. Nous sommes au 6, rue de l’Hôtel-Dieu, un lieu d’accueil ouvert aux routards et aux SDF, et animé depuis trente ans par un petit groupe de prêtres ouvriers. Autour de la table, Lucien, Patrick, Sébastien et Guillaume. Le plus âgé a 58 ans, le plus jeune la trentaine. Tous ont connu la rue, plus ou moins longtemps. Chacun dispose aujourd’hui de son logement. Mais le passage entre ces deux mondes n’est pas une sinécure. Lorsqu’on leur demande lequel est le plus difficile à vivre, ils réfléchissent. « Ça dépend des saisons », glisse finalement Sébastien en souriant. Passer du dehors au dedans n’est pas une évidence. Eux ont réussi, mais tous les anciens SDF n’y parviennent pas.
« Un de mes premiers apparts faisait 21 m2. Je l’ai eu pendant un an, mais j’ai jamais dormi dedans. Je passais juste le matin pour prendre ma douche », se rappelle Sébastien. « Quand tu as vécu dehors, tu deviens un peu claustrophobe », explique-t-il. Après des années à la rue, il enchaîne les logements depuis douze ans. Avec des pauses. « Des fois, je partais trois ou quatre mois en vadrouille ». Sébastien a connu l’errance presque toute sa vie d’adulte. Victime de maltraitance, il a quitté sa famille jeune et écumé le sud de la France avant de remonter vers le nord et de s’arrêter à Rennes. Ce qui l’a finalement décidé à s’installer définitivement dans un logement ? La naissance de sa fille, il y a dix ans. Avec sa compagne Nellie, ils vivaient à l’époque en squats. Aujourd’hui, ils habitent dans une maison à Rennes grâce à l’Agence immobilière à vocation sociale (AIVS), une structure originale spécialisée dans l’hébergement des ménages en difficulté dans l’agglomération rennaise1. Nellie ne se verrait plus vivre à la rue aujourd’hui. Rencontrée quelques semaines plus tôt lors de la projection du film Le sac, ma maison au Triangle (voir encadré ci-contre), elle racontait alors la difficile transition que peut représenter l’accès à un logement. « On avait beaucoup de copains à la rue. Mais quand on s’est installé en appartement, on a découvert ceux qui étaient nos vrais amis », témoignet- elle. Passer de SDF à locataire peut entraîner de la jalousie ou du rejet chez certains anciens compagnons de galère. Des ruptures amicales difficiles à vivre lorsqu’on a vécu en groupe durant des années. Construire une vie de famille ne va pas non plus de soi. La fille de Nellie et Sébastien partage sa vie entre ses parents et sa famille d’accueil. « C’est mieux pour elle », assure son père.
Guillaume, le benjamin du groupe, est « passé de 59 litres à 42 m2 » il y a près de trois ans. « J’ai troqué mon sac pour une paire de clés », sourit-il. Après sept ans sur les routes, en passant par la case prison, sa relation au logement est nuancée. « Il y a un peu d’amertume car quand tu quittes la rue, tu perds une forme de liberté, explique-t-il. Quand tu vis dehors, tu n’as pas de contraintes administratives ou financières. Mais c’est quand même mieux pour la tête et la santé de se réinsérer ». S’il a réussi à franchir ce cap, c’est notamment grâce à sa compagne. D’abord logé par l’AIVS, il vient d’obtenir un appartement en HLM. « Ma mère m’a aidé pour la caution. Au début je savais même pas qu’il en fallait une », lâche-t-il en riant. Mais la vie « d’inséré » n’est pas forcément la plus facile à vivre pour lui. « C’est le système d’assistanat qui me fait chier. J’aime pas demander de l’aide et qu’on s’occupe de mes affaires. Je préfère me démerder que demander », explique-t-il avec ses mots. Mais Guillaume n’a pas vraiment le choix. Déclaré travailleur handicapé par la justice, il n’est autorisé à travailler qu’à temps partiel. « Ça m’arrange pas parce que je m’ennuie. J’avais trouvé un temps plein mais j’ai pas le droit. Je cherche un mi-temps dans la restauration via la MDPH (maison départementale des personnes handicapées, ndlr) mais il n’y a pas de boulot », se désespère-t-il. Du coup, il a déposé des annonces dans son quartier pour faire de la maintenance informatique. Et il joue à la console. « Elle m’a sauvé. Quand je joue, je pense pas et je fume moins », assure le jeune homme.
Lorsqu’on demande au petit groupe ce qui est le plus difficile à gérer dans cette nouvelle vie, la réponse fuse : les voisins ! « C’est pas facile de rester cool avec eux. Même si tu essaies de les rencontrer, eux ils ne veulent pas », regrette Guillaume, qui se félicite cependant d’avoir sympathisé avec l’un des locataires de son immeuble. « J’ai organisé une fête chez moi, une fois. J’ai voulu prévenir mes voisins, aucun n’a ouvert sa porte. Résultat, les flics ont débarqué pendant la soirée », raconte Sébastien. Même son de cloche chez Patrick. Il vit dans un HLM à la Binquenais après avoir passé 25 ans dans la rue. « Je ne parle pas à mes voisins. Un jour j’ai croisé deux jeunes dans le hall de l’immeuble. Ils m’ont appelé « le clochard ». Ce n’était peut-être pas méchant mais c’est une insulte, une forme de racisme », explique le quinquagénaire. Dans la journée, il fait la manche dans le quartier de Bourg-l’Evêque. Sa grande victoire, c’est son combat contre l’alcool, cette addiction qui l’a mené à la rue. « Je suis abstinent depuis quatre ans », réalise-t-il avec émotion. De l’autre côté de la table, Lucien, 54 ans, n’a pas de problèmes d’addiction, une exception parmi la population sans abri. Mais la vie de cet homme cultivé, à la vénérable barbe blanche, a été entrecoupée de passages en hôpital psychiatrique. Récemment, il vivait dans une chambre de 9 m2 au Colombier. Une exiguïté insoutenable après avoir connu la rue. Depuis peu, il a pu s’installer dans une petite maison à la campagne, en périphérie de Rennes. « Je m’y sens plus libre et j’ai moins de problèmes de voisinage », assure-t-il.
Emménager dans un logement peut aussi être une joie. Ou tout simplement un soulagement. Rencontrés au Triangle lors de la projection du film Le Sac, Ma Maison dont ils sont protagonistes, Lydie et Frédéric se sont bien adaptés à leur nouvelle vie. En la voyant avec sa fille accrochée à sa jupe, difficile d’imaginer que la coquette jeune femme a connu l’errance. Pour elle, la rue a été un moyen de fuir une famille maltraitante. « Je m’en rappelle surtout comme une période où j’étais libre et assez heureuse même s’il y a eu des moments tragiques. Je ne me suis pas retrouvée à la rue car j’avais perdu pied. Pas au départ en tout cas », se souvient-elle. La démarche de réinsertion, elle l’a menée en couple. Aujourd’hui, elle travaille et vit en famille. Pour Frédéric, retrouver un appartement a été une délivrance. Expulsé de son logement parisien il y a plusieurs années, il n’a pas choisi de vivre dehors. « Ça a été un traumatisme et je ne m’en remettrai pas. Je suis comme fêlé », expliquet- il. « C’était très dur mais j’ai trouvé dans la rue une fraternité que je n’avais pas, à l’époque, dans ma vie ». Ce qu’il apprécie le plus aujourd’hui ? « Avoir retrouvé mon intimité ».