(1839-1932),
un maître de l’art religieux au 19e siècle
Arthur Regnault est né le 7 juillet 1839, à Bain-de-Bretagne (Ille-et-Vilaine), d’une famille de notables locaux, profondément religieux. Il meurt à Rennes, le 28 mars 1932. De son propre aveu, cette dévotion catholique a marqué sa jeunesse et orienté sa vie d’adulte. Ses deux frères partagent la même conviction : l’aîné, Gustave (1835-1919), devient médecin à Rennes et est connu pour avoir été un défenseur des pauvres ; le plus jeune, Ernest (1841-1923), est ordonné prêtre en 1864.
Sa femme, d’origine polonaise, Mathilde Zawadzka (1854-1927), dont il a neuf enfants, après leur mariage – tardif pour Regnault – en 1878, appartient au même milieu culturel. L’agenda que le jeune Arthur tient pendant quelques mois, en 1869, montre un homme de foi qui ne sépare pas la prière du travail quotidien.
Cependant, dépeint à tort comme un catholique conservateur, si ce n’est rétrograde, Regnault appartient en fait au courant caritatif et social de l’Église concordataire. Membre de la conférence de Saint-Vincent-de- Paul, il partage le voeu de charité d’un Frédéric Ozanam (1813-1853) – dont il fréquente, du reste, les proches pendant ses études à Paris –, se dépense lui aussi sans compter pour les déshérités et ne fait pas fortune : il n’accède jamais à la propriété, malgré un succès professionnel évident !
Élève brillant, il sort ingénieur diplômé de l’École centrale, à 20 ans. Cette formation technique lui assure un sens de la mesure et un souci de la précision qu’il conserve, une fois devenu architecte. Il est en effet admis, en 1861, dans la 2e classe de l’École des beaux-arts de Paris dont il suit la formation (de loin) pendant quatre ans, avant d’entreprendre une grande tournée en Italie dont il rapporte de superbes carnets de croquis, bourrés d’aquarelles, et de multiplier les voyages de découverte en France qui montrent un tropisme exacerbé pour l’art sacré.
Les relevés qu’il pratique dans les monuments, conservés dans douze remarquables carnets, permettent aujourd’hui de réinterpréter son oeuvre à la lumière précieuse des influences multiples qu’elle a subies. Parmi celles-ci se distinguent d’abord, à côté du roman auvergnat, la littérature archéologique de l’époque, inspirée par un Arcisse de Caumont (1801-1873), et la prédilection pour le gothique du 13e siècle, alors considéré par beaucoup comme le style du renouveau chrétien par excellence.
Après une première expérience en agence d’architecture, à Paris, dans les milieux proches des architectes diocésains, Arthur Regnault est appelé à Rennes par un de ses anciens condisciples de l’école des capucins, Joseph Desbouillons (1838-1916), qui lui commande, en 1864, le délicieux manoir de Château-Létard, à Saint-Erblon, pour y loger sa famille.
L’architecte s’installe donc dans la ville en 1866, pour honorer cette commande privée, très influencée par Eugène Viollet-le-Duc (1814-1879), et y entame en fait une carrière qui dure plus de soixante ans – soixante-deux ans de travail effectif ! Ce chiffre du 19e siècle a de quoi faire réfléchir de nos jours… Regnault ne bouge en effet plus de Rennes jusqu’à sa retraite, à la fin des années vingt, et à son décès, quelques années plus tard.
Dès ses premières commandes, il participe à l’aménagement du quartier résidentiel des élites rennaises, au 19e siècle, autour du boulevard de Sévigné et de la rue de Fougères. Il y érige des hôtels particuliers pour des personnalités qui appartiennent au même réseau catholique que lui. Moins expressif que certains de ses confrères, Regnault s’y montre plus fonctionnel que styliste, mais ses élévations mixtes à harpage de pierre et remplissage de brique ne manquent pas d’élégance et contribuent à façonner joliment la ville bourgeoise qui se développe, à ce moment-là, au-delà du coeur historique devenu trop exigu.
Gros travailleur, Regnault touche à tous les domaines de la commande non religieuse. On le voit mener de front divers chantiers, du plus complexe (manoir de Bois- Minhy, dans le Loir-et-Cher) au plus modeste : presbytères, écoles, pensionnats, maisons de soins. Il s’y montre volontiers novateur lorsqu’il accole ses presbytères aux églises, préfigurant en quelque sorte les modernes complexes paroissiaux du 20e siècle.
Mais l’essentiel de son oeuvre reconnu s’inscrit dans l’effort de reconquête de l’Église de France, sous le Concordat. Arthur Regnault construit de neuf environ cinquante églises et vingt clochers, dans lesquels il se révèle assez habile pour adapter le grand art léonard (La Guerche-de-Bretagne) ou cornouaillais (Les Iffs). Il restaure, agrandit ou embellit une trentaine d’autres sanctuaires (Le Petit-Fougeray, La Chapelle-aux-Filtzméens), dans lesquels il ne se contente pas de dessiner les plans ou les élévations, mais où il conçoit aussi les décors et le mobilier liturgique, tantôt avec discrétion (Moussé), tantôt avec richesse (Liffré). Il est, à l’occasion, assez respectueux du passé pour garder d’anciens retables (Cornillé) et, même, bâtir autour d’eux, un nouvel écrin moderne (Coësmes).
Sa culture personnelle, très polyvalente, sa science de l’archéologie, très aigüe, transparaissent dans un catalogue éblouissant des styles historiques, revisités, qui émaillent aujourd’hui les villages d’Ille-et-Vilaine. On s’attend au strict néo-gothique, dont son mentor, le chanoine Joseph Brune (1807-1890), auteur d’un cours d’archéologie sacrée enseignée au grand séminaire de Rennes, lui a appris les vertus, au début de sa carrière. Et il existe bien sûr (Saint-Aubin-d’Aubigné) !
Mais Regnault manie avec la même dextérité le néogothique flamboyant (les Sacrés-Coeurs de Rennes), le néo-roman (Lohéac, La Chapelle-des-Fougeretz), le néo- Renaissance (La Selle-en-Coglès) et, tout d’un coup, il innove : il importe en Bretagne un style romano-byzantin de son invention (Maxent), puissant, chtonien, sur lequel il s’avise d’ajouter d’élégants clochers à bulbes (Corps- Nuds, Saint-Senoux), de fins clochetons et baldaquins (Tinténiac).
L’effet est étonnant, prodigieux, d’une originalité exquise, inégalée par aucun des maîtres d’oeuvre contemporains. Les paroissiens ne comprennent pas toujours clairement cette audace, mais le clergé soutient l’architecte. Celui-ci produit un véritable condensé de l’art européen et de l’histoire chrétienne, fruit d’une création très personnelle.
Par l’intermédiaire de la congrégation des eudistes, à laquelle appartient son frère, Ernest, son influence dépasse même les frontières de la France pour s’étendre au Canada, où sa paternité est attestée sur au moins deux églises majeures : Sainte-Marie, à la Pointe-de-l’Église (Nouvelle-Écosse), en 1903, et Saint-Coeur-de-Marie, à Québec, en 1918. L’église à plan centré d’un monastère japonais d’Hokkaido, lié à la communauté de Bricquebec, pourrait aussi avoir été inspirée par les idées de Regnault.
Au-delà de ce que l’on a appelé le « gothique municipal », et de ses stéréotypes, son oeuvre présente plusieurs caractères qui contribuent à expliquer son attrait aujourd’hui.
Si l’on excepte quelques édifices extraordinaires, au sens propre du terme, elle est faite, dans son ensemble, de mesure (Regnault calculait ses prix au plus juste). Elle mêle les influences avec une aisance remarquable, à Châteaubourg par exemple, immense vaisseau centré, ou à Noyal-sur-Vilaine, dont le sanctuaire bas et dilaté, inondé de lumière, contraste avec la flèche d’un clocher flamboyant. Ses églises romanes (Saint-Senoux) sont d’une simplicité qui évoque la dévotion du premier christianisme. Ses églises romano-byzantines tirent parti de la polychromie des matériaux, pourtant le plus souvent locaux (schiste pourpre ou bleu, grès, granite, calcaire et même béton, à la fin de sa carrière).
La virtuosité de ses voûtes, de ses coupoles affole parfois ses confrères, mais n’empêche pas la réalisation de pièces exceptionnelles, comme le plafond en bois ouvragé de La Fresnais. La transposition des clochers finistériens en haute Bretagne montre un respect profond pour l’art breton ancien auquel elle donne un nouvel élan dans les paroisses rurales d’Ille-et-Vilaine.
Accusé enfin d’iconoclasme, Regnault a, en réalité, mieux respecté le patrimoine religieux que d’autres à son époque et, quand il en avait l’occasion, magnifié des retables classiques par une belle mise en scène (Lanrigan), tout en créant ailleurs des décors neufs d’une richesse inouïe, comme à Combourg.
Son oeuvre est pourtant demeurée longtemps ignorée, voire dévaluée, dans un département où la fièvre des reconstructions religieuses au 19e siècle, largement inspirée par un clergé soucieux de répondre aux besoins d’un culte rénové et modernisé, et de regagner le terrain perdu pendant la Révolution de 1789, a provoqué la destruction de nombreux sanctuaires médiévaux. Les nouvelles églises issues de ce mouvement ont tardé à être admises. Seule parmi les églises bâties par Regnault, celle de Corps-Nuds est à présent classée Monument historique, depuis 2004, en raison des travaux de confortation qu’elle devait recevoir.
Un effort de reconnaissance s’imposait donc. Il a été mené conjointement par la Commission d’art sacré, le diocèse et le conseil général, appuyés par l’Inventaire culturel rattaché au conseil régional, la conservation des antiquités et objets d’art, la conservation des Monuments historiques, l’agence des Bâtiments de France, les maires, les curés des paroisses.
Martial Gabillard, conseiller général, a, le premier, entrepris de promouvoir, en 2005, un programme de restauration et de valorisation de ce riche patrimoine qui, estimait-il, contribue à l’identité du territoire de l’Ille-et-Vilaine (ce programme a d’ailleurs été voté à l’unanimité des élus). Il a été secondé par Pascale Tumoine, responsable du patrimoine au conseil général, et par le père Roger Blot, le meilleur connaisseur actuel et défenseur infatigable des églises du département.
Avec le concours des Archives départementales où le fonds de l’architecte a été déposé il y a plusieurs années, et avec l’aide de la famille qui a bien voulu confier des documents inédits, une exposition a été montée que le public peut voir jusqu’en octobre 2011, après quoi une version itinérante circulera dans les villes et bourgs du département qui voudront l’accueillir. Un livre largement illustré, nourri par un remarquable fonds d’archives, paraîtra en mai 2011. Il offrira un panorama substantiel de l’héritage laissé par Arthur Regnault et dressera le catalogue de son oeuvre religieux, expliquant pourquoi et comment il est finalement devenu, en quelques années, un marqueur indiscuté du paysage régional.
Certes, ces églises ne sont pas sans poser des problèmes d’entretien. Surdimensionnées pour les besoins actuels du culte, construites à l’économie par des communautés modestes avec des matériaux parfois fragiles, érigées sur des terrains instables à partir de typologies complexes, dotées de décors à l’occasion coûteux, elles souffrent de diverses pathologies.
Mais leurs nefs et leurs clochers étendent sur le plat paysage bocager de la haute Bretagne l’ombre bienveillante d’un sentiment religieux inscrit dans le temps. Leurs retables, chaires à prêcher, baldaquins ou vitraux témoignent de l’adéquation entre l’ornement et la foi, de l’innovation jadis portée par l’art sacré. Tout héritage a un prix et un sens. La propriété du patrimoine est d’aider le grand public à dépasser les clivages d’opinion. C’est pourquoi, synthétisant les strates de l’histoire, il devient une leçon pour l’avenir.
Arthur Regnault, homme discret s’il en fut (il n’assistait jamais à l’inauguration de ses églises !), architecte de tempérament, a laissé derrière lui une empreinte qui s’est superposée à celle de la République, puisqu’elle en était contemporaine. Sachons maintenant apprécier et conserver l’une et l’autre.
Remerciements à Roger Blot.