Boulevard Villebois-Mareuil, Raoul le robot toise l’automobiliste du haut de ses sept mètres de ferraille soudée. Bienvenue au « 48 », le village de L’Élaboratoire, « collectif d’art alternatif ». Une cour des miracles pour les uns, un lieu de retrouvailles pour les autres. Le géant métallique appartient au bestiaire imaginé par Georges Fortuna, une figure du lieu. « L’atelier de Georges ? Il y a une tête de mort peinte sur le hangar, mais il est peut-être dans son camion, le deuxième à gauche. » Silhouette émaciée, sans cesse en mouvement, casquette sur la tête, Georges Fortuna apparaît, souriant.
« Fortuna ? C’est mon vrai nom ! On pense que cela veut dire “fortune”, mais c’est un mot latin qui signifie “chance”. C’est vrai, je crois que je suis chanceux ! », lâche-t-il. Le matin même, invité par Evolution, une coopérative leader français de la sélection et de la reproduction en races bovines, il inaugurait à Blain, en Loire-Atlantique, un taureau monumental en acier, qui trône désormais au milieu du carrefour de la route de Nantes. Une commande réalisée en mémoire de Joko, reproducteur aux performances génétiques rares. « C’est mon premier rond-point. J’aimerai en avoir d’autres, car un rond-point, c’est populaire ! Tout le monde passe devant. Pas besoin de pousser la porte d’un musée ». Georges défend l’idée d’un art accessible au plus grand nombre. « Pour les prix, c’est pareil. Je m’adapte en fonction de ce que les gens peuvent mettre. J’ai aussi appris à mes dépens à ne pas brader. Il faut savoir vendre pour vivre ». Et d’ajouter, l’oeil pétillant : « Cela fait seulement trois ans que je vends. Ma maman est fière de cette reconnaissance. Beaucoup de gens ici ne se rendent pas compte des répercussions pour L’Élabo. Nous, les artistes, nous sommes des ambassadeurs pour montrer qui nous sommes vraiment à ceux qui nous considèrent comme des rebuts et des fainéants. Je bosse plus qu’un ouvrier ! », affirme-t-il.
En 2010, une rencontre improbable avec le monde économique marque un tournant dans sa vie d’artiste. Mario Piromalli, patron d’une vingtaine de restaurants McDonald’s en Ille-et-Vilaine, lui rend visite sur les conseils d’un galeriste rennais. « C’est comme si nous avions laissé tomber nos uniformes de guerre. Nous étions deux bonshommes qui nous parlions droit dans les yeux », raconte Georges. L’homme d’affaires passe commande pour six pièces, installées depuis sur les parkings de ses restaurants. Le sculpteur essuie alors une salve de critiques de la part de ses pairs qui le considèrent comme un « vendu ». « C’était n’importe quoi. C’est Mario qui est venu à nous ! On ne peut pas se plaindre d’être des exclus, si nous-mêmes nous excluons les autres… ». L’artiste a eu carte blanche pour réaliser ses oeuvres, avec pour seule contrainte de ne pas effrayer les enfants et de sécuriser ses installations. Cette commande est son premier tremplin. « Aujourd’hui, je réalise des sculptures plus petites pour les particuliers, souvent plus âgés, qui m’achètent des pièces. Le pouvoir d’achat, hélas, n’est pas dans les mains des jeunes ! » Il y a peu, un médecin lui a passé commande en lui proposant de travailler sur la vanité. L’artiste le prend au mot et mène ses recherches. « J’adore ce genre de travail. Je lui ai fait trois pièces, il a choisi celle qui lui plaisait. Il m’a demandé depuis de lui réaliser un fétiche ».
Le carnet de commandes de l’ancien raveur faiseur de rêves se remplit au gré des rencontres humaines. « Mes rêves à moi ? Je n’en ai pas… Si j’avais des tunes, je crois que j’achèterai un camion neuf qui peut rouler. Un appartement ? Jamais ! Ma vie en camion je l’ai choisie et elle me plaît. Par contre, je me dis des fois que j’aimerais avoir un lieu à moi, plus sûr, sans risque d’être mis dehors comme ici. Je serai aussi certain de retrouver tout ce que je laisse, même après trois mois d’absence ! ». Et d’ajouter, philosophe : « Vivre avec la marginalité, ce n’est pas toujours simple… ».
Pour l’heure, l’artiste plasticien déplore le départ prochain de ses compagnons du spectacle qui quitteront bientôt le site de l’Élaboratoire pour s’installer à proximité de l’ancienne mine de Pont-Péan. « La Ville de Rennes a bien réussi son coup : elle va nous diviser géographiquement ! », regrette Georges. Une façon pour lui d’évoquer une situation précaire dans un quartier en mutation urbaine… qui dure depuis quinze ans. « Ici, c’est l’autogestion, pas de chef. Les décisions sont prises ensemble. Dès fois, c’est pénible, car les décisions tardent à venir. Il faudrait sans doute un leader… ». La rotation des occupants est importante. Il y a six ou sept ans, Georges et sa copine d’alors arrivaient de Clermont- Ferrand, en camion. « J’ai trouvé mon espace petit à petit. Les anciens étaient écoutés, ils avaient de l’expérience. Ce qui les énervait chez les jeunes que nous étions alors, nous énerve à notre tour aujourd'hui. Avec la différence des générations, la mentalité est différente. C’est bizarre ! » À 36 ans, l’heure de la maturité auraitelle sonné pour Georges ?