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Dossier
#30
RÉSUMÉ > Cultivatrices, infirmières, ouvrières… Entre 1914 et 1918, les Rennaises sont sur tous les fronts de l’arrière, des champs aux hôpitaux, en passant par les usines. Le bouleversement social engendré par la guerre se traduit par une prise de conscience politique des femmes, qui se battent pour une meilleure reconnaissance dans un monde dominé par les hommes. Des luttes incarnées notamment par journaliste rennaise Louise Bodin.

     En 1914, Louis Roger, prix de Rome, propose à la Ville une esquisse pour le décor de la salle des mariages de la mairie. Une scène de la vie rurale représente la famille idéale : l’homme rentrant du travail est accueilli par ses trois enfants alors que la mère l’attend sur le seuil de la maison. La guerre diffère l’exécution du projet, mais ne le change pas. Le foyer modèle, fondé sur une division traditionnelle du genre, est proposé à tous les jeunes mariés rennais. Quatre années de modifications des rôles sociaux des hommes et des femmes paraissent s’effacer devant le temps long.

     La mobilisation massive des hommes de 18 à 47 ans perturbe la vie de toutes les Rennaises qui partagent la même angoisse dès l’annonce des premiers morts en août 1914. Si l’inquiétude est le lot commun, elle n’abolit pas les différences sociales. Marguerite Patay, dont le mari médecin et les deux fils sont au front, peut s’engager comme infirmière bénévole ; l’épouse de Jean- Marie Lehagre, cultivateur aux Robinardières à Saint- Grégoire, doit faire face seule aux travaux de la ferme alors qu’elle attend son premier enfant. Dès le 5 août 1914, l’État fait voter une loi octroyant une allocation journalière de 1,25 franc aux familles de mobilisés. Cette décision est un moyen de préserver l’ordre social et une sorte de contrepartie financière à l’appel lancé aux Françaises le 7 août par René Viviani, président du Conseil : « Debout, femmes françaises, jeunes enfants, filles et fils de la patrie, remplacez sur le champ du travail ceux qui sont sur le champ de bataille ». La nécessité, et peut-être l’adhésion aux propos du père de l’Union sacrée, incitent les Rennaises à répondre massivement à cette mobilisation pour l’effort de guerre.
    L’urgence est d’assurer le ravitaillement en vivres du front et de l’arrière. Rennes, qui compte encore dans ses limites communales près de 300 exploitations agricoles, est concernée. Les femmes ont toujours travaillé, particulièrement à la campagne : 42,4 % d’entre elles étaient recensées comme actives en Ille-et-Vilaine en 1911 ; en cet été 14, il s’agit de pallier la pénurie de bras et de faire face au départ du chef d’exploitation. La production agricole ne s’effondre pas, mais la demande devient supérieure à l’offre, les prix augmentent. L’image des cultivatrices est alors ambivalente. Elles sont encensées comme le fait Le Bulletin de Vern : « Nos courageuses fermières sont dignes de leurs maris. Elles dirigent et exécutent les travaux des champs avec une inlassable énergie ». Mais elles sont aussi perçues comme des « profiteuses de guerre », cumulant bénéfices et allocation de l’État.
    Le travail agricole féminin n’est pas une nouveauté de la guerre et, si à la campagne l’autonomie de décision des femmes trouve à s’exprimer, elle est réduite par les consignes que les maris mobilisés donnent par courrier ou, à partir de l’été 1915, lors des permissions accordées pour les grands travaux agricoles. En revanche, prendre soin des blessés, s’occuper des nombreux mutilés est un horizon nouveau, hormis pour quelques religieuses. Loin du front, Rennes accueille les blessés de la zone des combats. Dès le 12 août 1914, 3 675 soldats sont hospitalisés dans la ville. Au cours de la guerre, une trentaine d’établissements peuvent soigner 13 000 malades. Rennes est le grand centre médical régional. Les nombreuses infirmières, recrutées le plus souvent par une des trois sociétés d’assistance de la Croix-Rouge, sont issues de milieux aisés. Au plus près des hommes d’origines sociales et de nationalités différentes, leur travail est l’occasion d’une ouverture sur le monde. C’est peut-être la crainte d’un affranchissement moral qui explique le discours dominant de la presse à leur endroit. L’image construite est celle de « l’ange blanc », de la soignante dévouée, consolatrice, rôle attesté par les nombreuses lettres de remerciement des poilus publiées par les quotidiens d’Ille-et-Vilaine. Cette représentation de la femme charitable, maternante, renvoie ces laïques bénévoles au modèle de la femme catholique, gage supposé de rigueur et de fidélité.

     La rupture semble plus forte quand les femmes remplacent les hommes dans leurs bastions professionnels comme la métallurgie. L’insuffisance de l’allocation journalière et les besoins de main-d’oeuvre de l’industrie d’armement se conjuguent pour expliquer l’arrivée des femmes dans cet univers masculin. L’arsenal est alors le principal employeur. En 1914, son effectif est de 1 300 ouvriers ; en février 1917, il est de 12 700, dont 4 200 femmes qui sont alors employées dans la douillerie créée en 1916. En 1918, elles sont 5 100 à produire des munitions pour le canon de 75 (voir page 46 l’article de Jérôme Cucarull à ce sujet). Elles sont employées aux côtés d’ouvriers originaires des colonies. Leurs conditions précises de travail sont mal connues, mais plusieurs indices donnent à penser qu’elles sont difficiles. Le 18 mai 1918, L’Ouest-Éclair utilise pour la première fois l’expression « munitionnettes »… dans une publicité vantant les vertus d’un onguent pour soigner les maux de pieds des ouvrières ! Le travail peut s’avérer dangereux : le même journal titre le 2 février 1917 : « Une explosion à la Courrouze » et fait état de 3 morts et 26 blessés. Le bilan est plus lourd : 7 décès et 28 blessés dont 20 femmes. Le 5 juin, alors que l’ensemble du pays traverse une crise morale, 2 500 ouvrières de l’arsenal de Rennes se mettent spontanément en grève. Elles réclament une augmentation de salaire, plus de considération de la part du personnel masculin d’encadrement ainsi que le retour de leur mari et le départ des « sidis », les travailleurs tunisiens. Le 7 juin, les responsables syndicaux, des hommes, interviennent pour encadrer ce mouvement qui leur échappe. L’accord est conclu le 9 : les salaires des femmes augmentent de 35 %, ceux des hommes de 20 % ; l’écart se réduit, mais demeure. Cette grève de l’arsenal, qui a réuni 4 500 femmes, a surpris et inquiété le préfet qui a réglé l’affaire « entre hommes ». Le 16 juin 1917, il rend compte de son action au ministre de l’Intérieur : « La grève a été prise en mains, à ma demande, par les syndicats et la Bourse du travail qui l’ont maintenue dans les limites raisonnables ».
    L’armistice et la sortie de guerre paraissent justifier le tableau du peintre Louis Roger : tout paraît redevenir comme avant. Du 1er novembre au 31 décembre 1918, la direction de l’arsenal procède à 4 556 radiations : 4 000 concernent des ouvrières ; 600 se présentent à l’office de placement. En décembre, 150 anciennes munitionnettes ont un emploi de femme de ménage, 100 sont placées à Paris par l’office. Cependant, si les rôles sociaux du féminin et du masculin paraissent revenir à leur partition traditionnelle, la guerre a entrouvert les possibles pour les femmes, a posé des questions d’avenir.

     Le desserrement de l’emprise familiale durant la guerre est perceptible dans l’expression des apparences. Nombreux sont les rappels à l’ordre d’hommes, détenant l’autorité, contre les femmes sensibles à la mode. Le 29 mai 1915, La Semaine religieuse du diocèse de Rennes dénonce « ces échancrures, inconvenables, immodestes et ridicules qui n’ont que trop vécu ». La même année, une circulaire du médecin-inspecteur de la 10e région militaire rappelle « aux dames et aux jeunes filles des services hospitaliers qu’une tenue discrète et simple n’exclut pas l’élégance et, en tout cas, fera ressortir les qualités de dévouement beaucoup mieux que des soieries voyantes, des bijoux de prix ou des cols trop peu montants ». Le 25 avril 1916, Le Nouvelliste de Bretagne tonne contre « des femmes, des mères, des soeurs de ces hommes au front, qui se pavanent et s’affichent en des toilettes de carnaval » ; le même, le 14 août 1918, dénonce « les corsages de couleurs criardes et à peine agrafés ». La réitération de ces mises en garde tend à montrer que certaines femmes ont pris la liberté de décider de leur apparence.
    Au-delà de cette liberté, la guerre pose la question de l’égalité civique des femmes qui ont fait la preuve de leur capacité à remplacer les hommes. Bien avant la fin du conflit, les deux grands quotidiens rennais ouvrent leurs colonnes au débat sur le droit de vote féminin. Le Nouvelliste de Bretagne, émanation du catholicisme traditionaliste, se déclare dès le 28 mars 1915 favorable au droit de vote des veuves, le « suffrage des morts » de Maurice Barrès. Son grand concurrent, L’Ouest-Éclair, tenant de la démocratie chrétienne, est lui hostile au vote féminin. Cependant, tous deux attestent la prégnance de la question en enquêtant auprès de leurs lecteurs, L’Ouest-Éclair en février et mars 1918, Le Nouvelliste de Bretagne en mai et juin 1919. Ce dernier organise même, pour ses lectrices, un référendum : elles se déclarent majoritairement favorables à cette possibilité d’expression politique.

     La guerre serait-elle alors un accélérateur de la conscience politique ? Orphelines, veuves, fiancées pour la vie, chefs d’exploitation à titre précaire, « anges blancs » ou munitionnettes, les Rennaises ont subi elles aussi les effets des orages d’acier et du fleuve de sang. Quelques-unes ont pu mettre des mots sur ce grand choc affectif, ont pu tirer de cette confrontation avec le tragique des raisons d’agir et de donner un autre sens à la vie. La guerre fut ainsi décisive pour Louise Bodin. Elle écrit en 1920 à son fils que « c’est la guerre qui l’oriente socialement ». Cette épouse d’un professeur de médecine, qui s’installe à Rennes en 1898, mène une vie bourgeoise jusqu’au début de la guerre. Son mari mobilisé, elle devient en 1915 infirmière-major à l’hôpital installé dans le lycée. En 1917, son engagement journalistique se nourrit de son expérience : dans La Voix des femmes, elle décrit les conditions de vie des munitionnettes de l’arsenal ; dans ses articles, elle associe socialisme, pacifisme et féminisme. En novembre 1917, elle rend hommage à la féministe Séverine, « l’incarnation de toutes les femmes du pays de France qui veulent de toutes les forces de leurs âmes et de leur chair la fin de cet hideux et inutile massacre ». Ces années de guerre fondent l’engagement politique de Louise Bodin ; elles la conduisent de la SFIO en 1919 au Parti communiste, avec lequel elle rompt en 1927 deux ans avant sa mort.
    La construction de la mémoire officielle de la saignée de 1914-1918 confirme la volonté de maintenir la division sexuée des rôles : nulle trace de Rennaise «morte pour la France» sur un monument commémoratif. La mémoire, on le sait, n’est pas l’histoire. L’une utilise le passé pour justifier un ordre ancestral où l’homme à l’avant protège la femme à l’arrière ; l’autre cherche à comprendre cette guerre totale qui mobilise toute la société.
    En choisissant en 2010 de donner le nom de «munitionnettes » à une rue du quartier de la Courrouze, Rennes a fait un pas pour rapprocher la mémoire de l’histoire. Surtout, elle a rappelé, par l’exemple de celles qui ont réclamé l’égalité de traitement, que même en guerre la femme peut être l’avenir de l’homme.