PLACE PUBLIQUE : Depuis quelques temps, la question de la place du Front National dans le débat politique national focalise l’attention. Cette irruption aura-t-elle des conséquences sur les prochains scrutins locaux ?
ROMAIN PASQUIER : Oui, sans nul doute. On voit bien que depuis quelques années, le Front National frappe à la porte d’une série d’élections, en particulier dans l’Ouest, où traditionnellement il est en retrait par rapport à ses scores nationaux dans les grandes villes du Nord ou du Sud-est de la France. Mais les choses changent. Les paramètres bougent dans l’Ouest, les difficultés économiques se multiplient. En particulier, toute une partie de l’électorat potentiel d’un FN actif se trouve fragilisée. On peut penser à ces classes populaires directement frappées par la crise et les licenciements, dans l’automobile ou l’agroalimentaire en Bretagne. Jusqu’à présent, la bonne santé économique du territoire était le principal vaccin contre le FN au sein d’un électorat populaire, constitué d’ouvriers, d’agriculteurs... Ajoutons à cela que la stratégie de « normalisation » du parti de Marine Le Pen va faire sauter un certain nombre de réticences à voter FN. Le premier acte de cette pièce a d’ailleurs déjà été joué. C’était le premier tour de l’élection présidentielle de 2012, qui a vu Marine Le Pen arriver en troisième position en Bretagne, avec 13,24% des suffrages exprimés. C’est six points de plus que son père en 2007 ! Il s’agit d’un vrai changement, avec des scores assez impressionnants dans certaines communes rurales d’Ille-et-Vilaine (cinq villages l’ont placées en tête au premier tour), et une progression dans les quartiers populaires rennais du Blosne et de Maurepas, par exemple. Il y a donc clairement des indices qui laissent à penser que la Bretagne peut se normaliser dans son rapport au vote extrême.
Qui sont justement, ces électeurs bretons qui votent FN désormais ?
Ce sont des « petits blancs » : le paysan, le fils de paysan qui est allé travailler chez PSA ou dans les usines agroalimentaires. Ces électeurs ont souvent des métiers précaires, dans l’intérim, ils ont été contraints de déménager pour des raisons financières, dans des communes plus éloignées. On note chez eux une fragilité qui est d’abord économique, puis qui devient sociale et culturelle. De quoi alimenter un vote protestataire et nostalgique d’une France révolue, qui offrait du rêve aux classes populaires.
Les candidats locaux du FN, qui sont souvent de parfaits inconnus, ont-ils néanmoins une chance dans le contexte actuel ?
Ce manque d’ancrage local constitue clairement un handicap, surtout pour un scrutin municipal. Ce sera difficile pour des candidats qui n’ont pas déjà approché la victoire, comme à Hénin-Beaumont, ou qui ne disposent pas d’un réseau de militants très dynamiques. C’est pourquoi je ne pense pas qu’il y aura une vague FN en Bretagne. La poussée probable sera néanmoins contenue par la densité du tissu associatif laïc ou confessionnel qui constitue encore les réseaux sur lesquels les grands partis (PS, UMP) s’appuient dans l’Ouest pour faire campagne et chez qui ils trouvent des militants. De ce point de vue, le Front national ne pourra compter que sur ses propres forces. Il manque de relais. Toutefois, un certain nombre de syndicats (la CGT, FO) indiquent qu’une partie de leurs militants reconnaissent être séduits par les thèses de « Marine ».
On voit bien la menace pour le PS. Et pour la droite bretonne, existet- il selon vous un risque de « siphonage » des voix ?
Dans cette affaire, la droite bretonne est un peu prise entre le marteau et l’enclume ! Si elle se droitise, elle va se priver du relais centriste. Ou bien, ce qui est probable, elle dira non au FN, et elle sera face à son paradoxe classique : comment apparaître centriste, alors qu’on est UMP, et qu’on est en Bretagne. Cela pourrait profiter à un vote UDI. Mais l’UDI, c’est un rassemblement de notables, sans militants de terrain, et les notables en Bretagne ont beaucoup décliné. C’est pourquoi je pense que la montée du FN fera plutôt le jeu de la gauche dans notre région. En termes de mobilisation, je ne pense pas que cela bénéficiera à la droite bretonne.
Il y a aussi l’inconnue de l’abstention, notamment dans les grandes métropoles…
La poussée abstentionniste bénéficie toujours aux votes de conviction, à ceux qui se déplacent systématiquement pour voter : les personnes âgées, les agriculteurs. Or on sait bien que c’est dans ces catégories qu’on va plutôt retrouver un vote FN. Dans ces périodes de marée basse électorale, le FN, par son vote protestataire, tire mieux son épingle du jeu et mobilise davantage son électorat. Cela crée un effet-loupe quant à leur représentation réelle, qui s’en trouve mécaniquement amplifiée.
Pensez-vous que d’ici aux élections, nous assisterons à des appels au sursaut civique ?
Oui, sans doute. Mais cela sera-t-il suffisant pour mobiliser l’électorat ? Ces campagnes de sensibilisation n’ont jamais eu beaucoup de succès. Il y aura peut-être une mobilisation des jeunes, via les réseaux sociaux.
Et à l’autre extrême, du côté du Front de gauche ?
Leurs candidats ont pu rencontrer un certain succès dans des bassins industriels en difficulté, comme à Quimperlé. Mais il y a de profonds tiraillements entre les composantes du Front de Gauche, on les sent moins structurés, utilisant un répertoire politique un peu suranné… On assiste d’ailleurs en Europe à la montée des populismes de droite, pas de gauche. Aujourd’hui, le vote protestataire risque davantage de se traduire par un vote d’extrême droite, ce qui s’explique aussi par le fait que la majorité politique nationale est à gauche.
Quelles peuvent être les conséquences de cette orientation lors des prochaines élections européennes de 2014 ?
Il va falloir que les europhiles se mobilisent, que les élites françaises prennent conscience des dangers et assument leurs responsabilités : l’Europe, ce n’est pas les autres, c’est nous ! Nous la construisons ensemble quotidiennement. Nous sommes partie prenante. Il y a un vrai risque : les européennes sont des élections qui mobilisent très difficilement, l’Europe a été au coeur des discussions sur la crise. Les amalgames sont possibles. L’Union européenne a été l’un des vecteurs de la sortie de crise, mais aussi le bouc émissaire de cette situation. Les discours simples en la matière sont très efficaces car la chose est complexe. Il n’est pas exclu d’avoir de très mauvaises surprises. Il y a une véritable inconnue, et sans doute une grande frayeur du côté des europhiles. Et pourtant, il faut avoir la lucidité de reconnaître que si la France n’a pas connu la situation de l’Espagne ou de la Grèce, c’est grâce à l’axe franco-allemand et à la construction européenne.