de Rennes en 1491
En septembre 1488, l’avènement d’Anne de Bretagne intervient dans un contexte très difficile de défaite militaire et d’emprise accrue du roi de France sur le duché. La situation de la jeune duchesse s’améliore ensuite, au point qu’elle se croit assez forte fin 1490 pour contracter mariage avec Maximilien de Habsbourg, un adversaire de Charles VIII. Or le traité du Verger signé en 1488 par son père donnait au roi un droit de regard sur le mariage d’Anne. La décision de la duchesse et de ses proches constitue donc un véritable casus belli pour les Français et la guerre reprend en mars 1491. Au cours du printemps, l’armée royale prend le contrôle de la plus grande partie du duché, depuis Nantes, où un prétendant éconduit à la main d’Anne lui ouvre les portes, jusqu’à Guingamp prise de force et pillée.
Anne réside à Rennes, au logis des ducs situé dans la ville haute, avec ses conseillers et sa petite cour. C’est bientôt la seule ville importante à lui rester fidèle. Suivant la célèbre formule de Philippe de Commynes, Charles VIII « possédait le duché de Bretagne presque toute, fors [sauf] la ville de Rennes et la fille qui estoit dedans ». L’armée royale est commandée par Louis de La Trémoille, un des vainqueurs de Saint-Aubin-du-Cormier en 1488. Elle compte environ 15 000 hommes et possède une puissante artillerie. En face, Rennes s’impose comme une très solide position. La ville a largement étendu et renforcé ses murailles au cours du 15e siècle, et celles-ci englobent à partir du milieu du 15e siècle la « nouvelle ville », au sud de la Vilaine. On s’active dès avril 1491 pour renforcer ces défenses et on procède, comme toujours avant un siège, à d’importantes destructions dans les faubourgs, de crainte que les assiégeants ne puissent utiliser maisons et granges pour faciliter leur progression. Le parc d’artillerie de Rennes est important : plus d’une centaine de canons, couleuvrines et autres faucons [petits canons], servis par un personnel expérimenté. Ordre est donné de fondre des boulets et de fabriquer de nouvelles pièces. Les troupes comprennent la milice bourgeoise, qui a alors encore une vraie capacité de défense, mais aussi, outre des gentilshommes bretons et leur suite, un certain nombre de mercenaires étrangers. Les Allemands sont des hommes de Maximilien, l’époux d’Anne ; Anglais et Espagnols ont été fournis par les alliés de la duchesse, le roi d’Angleterre et celui d’Aragon. Le dernier renfort, anglais, a débarqué le 30 mai. Rennes est donc une vraie place forte, en mesure de se défendre efficacement. Des messagers sont envoyés épier les mouvements de l’armée française qui se rapproche de Rennes après le sac de Guingamp. On sait qu’elle est présente autour de Rennes vers le début d’août, même si la chronologie précise des événements n’est pas évidente.
S’il n’est pas facile de rapporter précisément ce qui se passe alors à Rennes et dans ses environs lors du siège, c’est que les sources dont nous disposons ne sont pas très explicites. Un certain nombre de mentions dans la comptabilité du duché et celle de la ville fournissent des renseignements pratiques utiles, mais souvent ponctuels. Les chroniqueurs, pour la plupart, portent très vite leur attention sur les négociations entre camp du roi et camp de la duchesse, négligeant au passage les derniers mois de la guerre. Seul Jean Molinet, historiographe au service de Maximilien, nous laisse dans ses Chroniques un récit un peu développé du siège, sans doute informé par des récits des chefs des troupes allemandes revenus de Bretagne. Quelques épisodes saillants ont retenu son attention. Deux en particulier nous frappent par leur violent contraste. Le premier est proprement « chevaleresque ». Au cours du siège, un chevalier français « monté comme un Saint-Georges » nous dit Molinet, s’avance sous les murs de Rennes et demande à jouter contre un champion « du parti des Bretons ». Il reçoit une réponse favorable et Anne vient en personne, avec sa suite, assister à la rencontre, sur une tribune dressée devant les fossés de la ville. Par précaution, les deux camps ont cependant échangé des otages. Les deux champions combattent d’abord à la lance, puis à l’épée, mais Molinet ne nous dit pas s’il y eut un vainqueur. Le combat terminé, la duchesse fait donner une collation d’hypocras et d’épices aux Français, « puis chascun se retira en ses limites ».
Le second épisode est bien différent : Molinet le situe au lendemain du tournoi. Bretons et mercenaires étrangers font, de nuit, une sortie pour attaquer les troupes françaises cantonnées au sud de la Vilaine. Dans un premier temps, ils sont victorieux et s’emparent d’un beau butin ainsi que de nombreux prisonniers. Mais La Trémoille, établi au nord de la Vilaine – sans doute vers Acigné –, vient au secours des Français malmenés. Bousculés par la contre-attaque, les soldats de Rennes doivent se replier en hâte ; dans l’urgence, ils tuent leurs prisonniers. À suivre le chroniqueur, il s’en serait même fallu de peu que la ville ne soit alors prise.
L’exécution des prisonniers nous emmène loin de la joute courtoise. Nous en savons très peu en revanche sur d’autres combats qui ont pu se produire. Une tombe collective, découverte récemment lors des fouilles du couvent des Jacobins, abrite plus de trente individus dont beaucoup présentent des traces de mort violente. Il est possible, mais pas certain, qu’elle abrite des victimes du temps du siège.
Mais, en fait, peut-on parler d’un véritable siège ? Dans nos représentations spontanées, celui-ci implique un encerclement complet de la ville, si possible appuyé sur des positions quasi fortifiées. C’est le « modèle Alésia », tel que le décrit César dans la Guerre des Gaules. En fait, bien souvent, l’encerclement n’est pas complet quand la place est importante et il n’est alors pas difficile de communiquer avec l’extérieur. À Rennes, il n’est pas question d’encerclement, même partiel. Les troupes françaises cantonnent à proximité de la ville, en différents points ; on repère ainsi en octobre différents corps à Liffré, à l’abbaye de Saint-Sulpice-la-Forêt, à Vern, soit entre 10 et 17 km de Rennes. Pas de mention, dans ces conditions, de bombardement, ni même de tentative d’assaut, à l’exception de la contre-attaque évoquée plus haut. Finalement, plus qu’un véritable siège, il s’agit d’une sorte de blocus, où les troupes françaises s’emploient à empêcher les approvisionnements de pénétrer dans la ville assiégée.
Cette stratégie, adoptée par La Trémoille et l’état-major français, demande du temps, et à ce titre elle est coûteuse, car il faut financer une forte armée sur le pied de guerre. Elle se fonde peut-être sur l’échec du siège de Nantes de 1487, quand les Français n’avaient pas été en mesure d’empêcher des secours et des vivres d’entrer dans la ville. Mais en 1491, les circonstances s’avèrent favorables. Bien souvent en effet, les villes assiégées sont dégagées par une armée de secours, qui prend alors en tenaille les assiégeants. Bon nombre de grandes batailles, de Pavie (1525) à Saint-Quentin (1557) ou Rocroi (1643) sont en effet des « batailles de déblocage », qui font suite à un siège. La duchesse peut donc espérer de l’aide extérieure, comme en 1487, quand son père et elle, bloqués dans Nantes avaient vu de nombreux Bretons, y compris des ruraux de Basse-Bretagne, prendre les armes pour venir les délivrer. Mais en 1491, aucune mobilisation de ce type ne se produit. Charles VIII a d’ailleurs eu l’habileté, dès le printemps, de remettre aux Bretons écrasés d’impôts par un régime fragilisé, leurs arriérés de fouage, ce qui a pu inciter bon nombre d’entre eux à accepter sa sujétion, ou du moins à ne pas s’y opposer. Par ailleurs, en 1491, le parti de la duchesse n’a plus véritablement les moyens, ni humains, ni financiers, de susciter un tel sursaut.
Mais le sort de la Bretagne intéresse aussi de nombreux princes d’Europe. Reste donc l’espoir d’une aide extérieure des alliés d’Anne, et surtout de Maximilien. Mais le roi d’Angleterre se contente d’envoyer des navires pour la conduire auprès de son époux, ce qu’elle refuse de faire. Ensuite, Henri VII se contente de bonnes paroles. Ferdinand d’Aragon pour sa part est occupé par le siège de Grenade, dernière étape de la reconquista de la péninsule Ibérique. Anne a envoyé une forte délégation bretonne à Maximilien pour lui demander de l’aide. Mais celui-ci se consacre en priorité à la question de la succession du royaume de Hongrie, qui débouche en novembre 1491 sur le traité de Presbourg. Il s’emploie malgré tout à lever des troupes pour aller au secours de son épouse : celles-ci commencent à se rassembler en août, mais ne parviendront jamais à destination.
Ainsi passent les semaines qui conduisent à l’automne. Derrière les murs de Rennes, la situation se dégrade progressivement. Anne et son conseil ont dû multiplier les expédients financiers pour assurer le paiement des dépenses ducales, et en particulier les frais de la défense de Rennes. En juillet, une monnaie de valeur affaiblie est émise. La duchesse doit aussi envoyer à la fonte sa vaisselle précieuse, pour en faire de la monnaie. Enfin un emprunt forcé est levé par Anne - et Maximilien, en théorie -, sur les habitants aisés, ceux qui sont « riches et puissants de nous prester une somme de finance ». C’est que les mercenaires étrangers réclament de plus en plus bruyamment le versement de leur solde. Molinet évoque ainsi un tumulte créé par les Allemands : « selon leur mode accoustumé, [ils] sonnèrent leurs gros tambours » ; bientôt suivi par les autres mercenaires, ils réclament le paiement d’un mois d’avance sur leur solde. Des incidents se produisent entre soldats et Rennais. Dans la ville, le nombre de bouches à nourrir s’est accru du fait des réfugiés des environs. On y souffre de plus en plus des difficultés de ravitaillement que le blocus provoque. Les vivres se raréfient et Rennes connaît désormais, selon Molinet, « chierté de vin et faulte d’argent ». Le ralentissement du commerce handicape la levée des taxes municipales qui portent sur la consommation : ceux qui les prélèvent sont en difficulté. Devant la dégradation de la situation, on peut supposer que le moral des Rennais s’érode progressivement.
Pris en tenaille entre les exigences des mercenaires et les plaintes de la population, Anne et son conseil constatent par ailleurs qu’aucune aide ne leur parvient d’au-delà des murs de la ville. Aussi, alors que l’automne s’avance, le temps du blocus devient temps de négociation. Le roi de France et les siens voudraient bien eux aussi régler la question bretonne, car l’obstination rennaise d’Anne et de son parti coûte cher aux caisses royales. Plusieurs combinaisons diplomatiques successives sont agitées. On propose à Anne de la laisser rejoindre son époux dans l’empire germanique. Devant son refus, le conseil royal lui fait des propositions de mariage avec différents princes français. Anne ne les agrée pas non plus et finalement, Charles se résout à la demander en mariage. Il revient ensuite à l’entourage d’Anne de la convaincre d’épouser son ancien ennemi. L’accord est conclu dans les faubourgs de Rennes – du moins dans ce qu’il en reste –, le 15 novembre. Charles rencontre alors Anne brièvement dans la ville mais contrairement à ce qu’on lit parfois, il n’y fait pas d’entrée solennelle. Puis les deux jeunes gens (elle a 14 ans et lui, 21) se fiancent dans la chapelle de Bonne-Nouvelle. Parmi les clauses de l’accord figure la prise en charge par le Trésor royal des arriérés de solde à verser aux mercenaires de la duchesse. Celle-ci, avant de se séparer d’eux, remet des présents à leurs capitaines. C’est à Montfort-sur-Meu qu’ils reçoivent leur solde, avant de quitter la Bretagne. De son côté, l’armée royale lève le camp. Les Rennais peuvent désormais souffler. Les réjouissances qui ont lieu dans la ville, le 13 décembre, à l’occasion du mariage d’Anne et de Charles, célèbrent donc aussi, avec la fin du siège, la fin de la guerre de Bretagne.
Même si les indices sont ténus, tout laisse à penser que le redémarrage de l’activité se fait rapidement et sans difficulté après le siège. Il faut dire que la ville n’a pas trop souffert, épargnée qu’elle a été par les bombardements ou, pire encore, par un assaut et un pillage en règle. Cependant la question du dédommagement des habitants dont maisons et biens ont été détruits à cause du siège, va se prolonger pendant au moins deux décennies. Il s’agit pour une bonne part d’opérations menées préventivement dans les faubourgs, « alors que l’on espéroit [au sens de on s’attendait] que le siège devoit estre mis devant ceste ville ». Mais cela ne signifie pas pour autant que les faubourgs sont demeurés en ruine jusqu’au terme de la procédure.
Reste que Rennes a été fidèle jusqu’au bout à sa duchesse ; elle l’avait déjà accueillie au tout début de son règne, alors que Nantes lui fermait ses portes. Le comportement des Rennais a pu inciter Anne, née et élevée à Nantes, à ne pas accorder toutes ses faveurs à la cité des bords de Loire, entretenant ainsi, entre les deux métropoles de Haute-Bretagne, un équilibre qui a souvent pris ensuite les traits d’une véritable rivalité.