Depuis dix ans, les collectivités territoriales sont engagées dans un processus permanent de réformes dont les objectifs sont convergents : renforcer simultanément le fait métropolitain et le pouvoir régional en France. Or, que ce soient la réforme du gouvernement Raffarin en 2003-04, du gouvernement Fillon en 2009- 10 ou de l’actuel projet Lebranchu, les résultats obtenus paraissent bien éloignés des objectifs annoncés et révèlent en creux l’inertie de notre organisation politico-administrative (voir article de Thomas Frinault, page ). Dès lors comme expliquer cet immobilisme ? Cette question implique en premier lieu certains paramètres de changement de la gouvernance territoriale en Europe à la croisée des dynamiques de mondialisation économique, de réforme de l’état et d’intégration européenne1. Mais en France ce processus de réforme renvoie aussi à une dérive systémique d’un modèle de décentralisation marqué par une forte fragmentation institutionnelle et une faible capacité de régulation interne. Il n’est pas aisé de tracer des scénarios d’avenir. Il semble cependant acquis que les jeux d’articulation entre régions et métropoles vont marquer une nouvelle étape dans la différenciation politique, économique et culturelle de la décentralisation « à la française ».
Espaces encastrés dans des logiques de l’action publique locale, nationale, européenne, voire globale, les collectivités territoriales sont à la croisée des paramètres de changement de l’action publique comme les dynamiques territoriales de l’économie, la restructuration de l’état et l’intégration européenne.
Les logiques territoriales de l’économie contribuent à modifier les échelles de l’action publique territoriale. Selon l’histoire industrielle d’un pays, les politiques d’aménagement du territoire conduites, les stratégies de croissance des entreprises, les nouvelles règles de l’économie internationale, la géographie économique se recompose, les processus de concentration et de déconcentration des richesses contribuant à bousculer les hiérarchies entre les états, régions et autres grandes métropoles. Les deux dernières décennies ont ainsi entraîné un intérêt croissant dans la performance économique des régions et des villes et, en conséquence, pour les formes de gouvernance qui sont associés à ces différents niveaux de dynamisme économique. Les cas très étudiés de la Troisième Italie ou de la Vendée ont montré par exemple que les industries régionales qui réussissent dans l’économie mondiale développent une culture de l’apprentissage et de l’innovation soutenue par des institutions locales comme les gouvernements, les collectivités et les associations professionnelles. L’enracinement local est particulièrement marqué en ce qui concerne les ressources de main-d’oeuvre, qui sont beaucoup moins mobiles que le capital, les produits et les informations au sein de l’économie mondiale. Longtemps pensées comme distance et donc comme coût, les économies locales et régionales révèlent des capacités d’adaptation et de projection inédites à cette nouvelle donne mondiale. L’ancien modèle descendant des politiques régionales, fondé sur l’orientation de l’industrie, les subventions, les incitations fiscales et d’infrastructure, laisserait donc la place à un modèle décentralisé reposant sur un développement plus endogène des villes et des régions. La technologie, la libre circulation des capitaux et des marchandises, et l’accès unifié à un ensemble de savoir-faire placent désormais les territoires au coeur de la concurrence mondiale. Les grandes zones métropolitaines ainsi qu’un nombre limité d’une série de régions (Bade-Wurtemberg, Catalogne, Lombardie, ou Flandres par exemple), en raison de leur capacité à attirer et à générer des pôles de capitaux, de technologie et de l’information, seraient pour certains auteurs les nouveaux lieux de production de richesses et de gouvernance des sociétés contemporaines. En France, si l’on en croit les projections de la Datar, les métropoles de l’Ouest de la France comme Nantes, Rennes ou Toulouse devraient continuer à bénéficier d’un environnement économique très favorable2. La gestion de ces tensions entre territoires qui gagnent et territoires qui perdent devient un enjeu politique majeur dans la décennie à venir.
La restructuration de l’état adossée au devenir de l’intégration européenne n’est pas non plus à négliger. Dans ses structures et ses modes d’intervention, l’état occidental change pour faire face à une série de défis majeurs de l’ère post-industrielle : vieillissement, coût de l’état-Providence, développement économique. Ces dernières décennies, l’équation keynésienne de la légitimité de l’état reposant sur la double fonction interventionniste et redistributive s’est largement fissurée sous le double coup du tournant libéral et de la crise financière de l’état. Ainsi dans l’Union européenne (UE), la crise financière de la zone euro depuis 2008- 09 a contraint certains états européens, dont la France, à s’engager dans des politiques de réduction de la dépense publique. Cette politique de rigueur budgétaire affecte directement les collectivités territoriales avec une baisse sensible des dotations de l’état en 2014 et 2015 et souvent une compensation par une hausse des taxes locales, comme l’illustre la progression sensible de la taxe d’habitation à Rennes ces dernières années. La gouvernance territoriale a cependant changé d’échelle. Par le haut, la législation européenne transforme profondément le cadre réglementaire des services publics locaux à travers, par exemple, le code des marchés publics ou les régimes d’aide aux entreprises et/ou aux services à vocation marchande. Par le bas, les collectivités territoriales sont contraintes d’adapter leurs outils et stratégies à des enjeux d’action publique toujours plus internationalisés, dans la mesure où nombre de secteurs d’action publique (l’environnement, les transports, l’aménagement du territoire ou la culture) apparaissent de plus en plus conditionnés par l’espace européen et international. Ainsi, le projet de faire du Grand Lyon une collectivité à statut particulier, renvoie à la volonté des élites économiques lyonnaises de se doter d’un outil institutionnel puissant dans un contexte de concurrence croissant.
Si les facteurs de changement ne sont pas propres à la situation hexagonale, la gouvernance territoriale n’en reste pas moins marquée par un processus de décentralisation assez singulier en Europe. En effet, en l’espace de trente ans, la décentralisation française semble avoir perdu tout principe de régulation, générant une prolifération institutionnelle inédite et un enchevêtrement croissant des responsabilités et des compétences.
La décentralisation ne redessine pas l’architecture institutionnelle de fond en comble. Cette réforme se refuse à choisir entre les divers niveaux territoriaux, la réforme entend les renforcer par un processus global. Ainsi, du point de vue des compétences juridiques, la décentralisation s’avère tout autant départementaliste-communaliste que régionaliste. La logique de l’organisation des pouvoirs locaux et régionaux qui prévaut en France est celle de la spécialisation des échelons, avec un principe dit régulateur, celui des blocs de compétence. Cette logique a conduit à attribuer aux différentes catégories de collectivités des domaines de compétences a priori cohérents. La commune se voit attribuer la maîtrise du sol, impliquant l’essentiel des compétences en matière d’urbanisme, et la responsabilité des équipements de proximité. Le département assume, quant à lui, une mission de solidarité et de péréquation, par la gestion des services d’aide sociale et par une redistribution des moyens financiers entre les communes. La région enfin est chargée de conduire la planification, l’aménagement du territoire et l’action économique et de développement, ce qui l’amène à recevoir la compétence de droit commun en matière de formation professionnelle de construction des lycées.
Or, cette régulation par bloc de compétences ne tient pas face à la dynamique de l’action publique territoriale. Trois décennies de décentralisation semblent confirmer la prophétie de Maurice Hauriou : « (…) avec la centralisation, le jardin administratif était tracé à la française et rigoureusement aligné au cordeau, les arbres étaient rognés et taillés. Avec la décentralisation, il faut s’attendre à ce que cette belle ordonnance soit détruite par la spontanéité de la vie ». Si les collectivités sont en principe spécialisées par secteurs de politiques publiques, elles interviennent en réalité dans tous les secteurs parce qu’elles disposent d’une clause générale de compétences qui leur permet de se saisir de tout sujet d’intérêt territorial. En d’autres termes, une région, une grande ville, un département sont amenés à élargir considérablement leurs champs d’intervention. Ainsi, en matière économique, la région s’occupe théoriquement du développement économique. Mais existe-t-il une seule ville moyenne, métropole ou département qui se refuse à mettre en avant une telle politique publique en raison d’un respect scrupuleux du bloc des compétences ? En réalité, chaque échelon revendique le droit à s’occuper de tout et ne trouve de limites que dans la contrainte budgétaire.
A ce stade, il est difficile d’avoir une vision très claire des scenarios d’évolution. La décentralisation par le haut semble bloquée tant que la qu’une situation d’extrême urgence n’impose pas à la classe politique des choix nécessairement douloureux. Le mode de réforme privilégié reste celui de la prolifération institutionnelle où l’on créé une couche supplémentaire (établissement public la plupart du temps) faute de pouvoir tailler dans le millefeuille. Les scenarii d’évolution dépendront donc des trois séries de questions suivantes :
- Va-t-on observer des formes de compétition entre grandes aires urbaines et régions puissantes pour la maîtrise d’un espace politique ?
- Peut-on repérer des logiques de jeu à somme nulle (métropole forte, région faible, ou l’inverse) ou de cercle vertueux (une métropole forte dans une région forte) ? Si oui, quels sont les facteurs discriminants (institutions, identités, participation politique) ?
- Les processus de métropolisation et de régionalisation remettent-ils en cause la légitimité d’action des départements?
Dans ce scénario, métropoles et régions se lancent dans une compétition féroce pour la maîtrise des leviers de l’attractivité économique. Le projet de loi défendu par Marylise Lebranchu entend ainsi rendre prescriptif le schéma régional de développement économique et d’innovation pour les organismes consulaires et les départements, à l’exception des métropoles. Ce qui laisse augurer de stratégies potentiellement différentes. Cependant, ce scénario n’est envisageable que dans les régions caractérisées par une très forte polarisation urbaine (Ile de France, Rhônes-Alpes, peut-être Midi- Pyrénées) où cette concurrence pourrait être alimentée par des conflits autour du leadership politique territorial comme l’illustre bien à la configuration lyonnaise. Mais les victimes ne pourraient pas être celles que l’on croit. Les départements ont peut-être davantage à craindre de cette compétition dans un contexte renforcé avec une région qui se repositionnerait davantage sur une fonction d’équilibre et d’aménagement sur le territoire. Ainsi, les métropoles se focaliseraient fortement sur l’attractivité économique mais ne pourraient se passer d’une région qui assurerait les connections et les transferts en direction des pôles urbains secondaires ou ruraux.
Ici tout change pour que rien ne change pour reprendre la belle formule du Prince de Lampedusa. Régions et métropoles, mais aussi départements s’appuient sur la force d’inertie de la décentralisation « à la française » pour privilégier une situation de statu quo ou d’ajustements résiduels. En effet, nombre de régions et de métropoles françaises n’ont ni les ressources institutionnelles ni les capacités économiques pour s’engager dans des stratégies de développement autonomes. Le poids du mille-feuille est ici intact sinon renforcé par l’avant-projet Lebranchu. Dans ce scénario, les pactes de gouvernance territoriale élaborés au sein des futures conférences territoriales de l’action publique reproduiront les arrangements antérieurs selon des logiques de consensus et de connivence que l’on observe souvent dans le fonctionnement des EPCI petits ou grands. L’expérience montre que c’est le scénario le plus probable, en particulier dans les régions où les départements ruraux vont continuer de jouerun rôle structurant, y compris sur le développement économique.
Le scénario girondin, quant à lui, fait l’hypothèse d’une poussée de la dynamique de différenciation territoriale déjà à l’oeuvre dans la décentralisation à la française. Il prend acte que le gouvernement renonce à la décentralisation « par le haut » en se refusant à toute réforme constitutionnelle (principe de non tutelle, droit à l’expérimentation) et à toute évolution de structures (fusion communale, couple département/ région). Dans cette hypothèse, l’articulation des logiques métropolitaine et régionale reposera sur des modèles territoriaux d’action collective singuliers que viendront faciliter ou institutionnaliser les futurs actes de décentralisation. Or, tous les systèmes d’acteurs n’ont pas la même capacité à produire des coalitions institutionnelles et politiques élargies pour porter de tels projets territoriaux. Sur le modèle alsacien, lyonnais ou guyanais, c’est donc une France territoriale à géométrie variable qui se dessinerait ici. Cette revanche du pays réel (diversité) sur l’abstrait (uniformité) ne manquerait pas de poser la question de l’évolution de l’état républicain.