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Rennes des écrivains
#23
Jean-Claude Bourlès :
« Mon faubourg… si loin de ma ville »
RÉSUMÉ > Jean-Claude Bourlès mérite le qualificatif d’écrivain-voyageur. Né à Rennes en 1937, il est toujours resté dans cette ville où il occupa divers emplois avant de se fixer pendant 35 ans dans la fonction publique. Natif du faubourg de la rue de Paris, comme il le raconte dans le texte ci-contre, cet homme curieux de tout, aujourd’hui domicilié à Thorigné-Fouillard, est aussi affecté de bougeotte.

Jean-Claude Bourlès (suite)  

 Ce sont ses récits de marcheur sur la route de Saint-Jacques-de-Compostelle qui l’ont fait connaître au public : Retours à Conques (Payot, 1993), Le grand chemin de Compostelle (Payot,1995), Passants de Compostelle (Payot,1999), Escapades avec Don Quichotte (Payot, 2003) réédité en poche sous le titre Ma vie avec Sancho Pança. Il faut citer aussi les trois guides Rando-Editions consacrés aux chemins de Compostelle en Bretagne. Mais les routes de Saint-Jacques ne sont pas la seule passion de Jean-Claude Bourlès. Poète, il débuta sa carrière d’écrivain avec plusieurs recueils dont Les Vents noirs en 1976. On lui doit aussi un roman Chronique du bel été (Picollec,1982), des essais : Louis Guilloux : les maisons d’encre (Christian Pirot,1997), Pèlerin sans église (Des clées de Brouwer, 2001) et des chroniques : Une Bretagne intérieure (Flammarion,1998). Son dernier livre, paru à l’automne 2012, parle aussi de voyages, avec des photos d’Yvon Boëlle: Le Frisson des départs (éditions Salvador). Actuellement, Jean-Claude Bourlès écrit un texte consacré à la vieille maison de son enfance aujourd’hui démolie située au 123 de la rue de Paris. À paraître dans quelques mois.  

«Mon faubourg… si loin de ma ville »

     Louis Guilloux aimait à dire « qu’il y avait du hasard dans la naissance », phrase que j’ai souvent fait mienne sans pouvoir dire si ce hasard concernait le milieu social dans lequel on venait au monde, ou le lieu de l’événement. Pour ce qui me concerne, le destin ou ce qui en tient lieu, a voulu que je naisse à Rennes où mes parents étaient arrivés en mil neuf cent-vingt-six. Le hasard ici a pour nom Oberthur où, gens d’imprimerie, tous les deux furent embauchés la semaine suivant leur arrivée. J’aurais donc aussi bien pu naître à Ploërmel dont ils étaient originaires, ou Brest d’où ils venaient. Je naquis donc à Rennes, très exactement au cent vingt-trois de la rue de Paris, dans une maison sans âge située à moins de cent mètres de l’octroi qui marquait alors les limites de la ville. 

Entre Oberthur et Saint-Méen


     Ceux qui vivaient là se disaient « du faubourg » qualificatif qu’ils préféraient pour d’obscures raisons à celui de « quartier ». Faux-bourg, peut-être, mais vrai village dont les habitants ne se souciaient guère de ce qui se disait ou se faisait à moins de deux kilomètres de chez eux: « en ville ». Il faut dire que dans leur grande majorité, ces gens étaient salariés soit de l’imprimerie Oberthur, soit de l’hôpital psychiatrique de Saint-Méen , quand ce n’était de quelques commerces ou ateliers du coin. Une forme d’autarcie qui les éloignait d’autant de la cité où, comme je les entendrai dire dans mon jeune âge, il ne se passait rien de bien intéressant. Ce qui n’était forcément pas le cas pour le faubourg où, de la boulangerie à l’épicerie, sans oublier le coiffeur et autres commerces, chaque jour apportait son lot de nouveautés.
    Nous vivions donc en ville, sans y être tout à fait. Tout au moins dans notre façon de penser. Trop éloignés du centre distant d’un couple de kilomètres? Peut-être. Encore qu’un tramway assurait une liaison régulière entre l’octroi et la place de la mairie, et qu’à tout prendre il ne suffisait que d’une trentaine de minutes de marche pour atteindre ladite place. Manifestement il s’agissait d’autre chose, d’un mal plus profond dont je n’ai jamais trouvé la cause.  

La ville à travers le journal


     Si cet état d’esprit, parfois proche de l’indifférence, fut bien réel, il ne faudrait pas croire pour autant que nous vivions dans l’ignorance de ce qui se passait chez « la voisine ». Loin de là, lu et commenté de long en large, le journal avec ses photos de la fête des fleurs, du défilé militaire du onze novembre, de la fête Dieu, ou d’une quelconque manifestation sportive, sans oublier les réceptions municipales, nous en disaient assez pour ne pas avoir le désir d’aller y voir nous-mêmes. D’autant que de temps à autres, des cousins de passage, venaient s’égosiller sur tel ou tel bâtiment visité le matin même. Des lieux renommés dont ils disaient grand bien, et que ni parents, ni voisins, n’avaient bien sûr été voir sous le fallacieux prétexte du manque de temps.
     C'est dans ce climat de suspicion larvée des villes en général, et de la nôtre en particulier, que l’achat d'un costume, probablement de communion, me conduisit dans un dédale de magasins qui tous se trouvaient, allez savoir pourquoi, au centre de la cité. Quels souvenirs me restent-ils aujourd’hui de ce que je pris alors pour une expédition à hauts risques ? L’interminable trajet, du moins jugé comme tel, le long de la rue de Paris. Sans doute aussi une pleurnicherie de circonstance, et la main de ma mère me tirant sans aménité. Une corvée magistrale avec au bout du compte l’arrivée « en ville » – « Tu as vu comme elle est grande cette place? Attention aux voitures en traversant. Dis bonjour, et tiens-toi droit ! »

Le voyage à la capitale


     Devant moi, des enfilades de rues et de places bordées de bâtiments bien plus imposants que ceux de l’octroi, mais que nous n’avons pas le temps de regarder n’étant pas venus pour baguenauder. D’où cette course d’un magasin à l’autre, au milieu de gens dans le fond pas si différents que ça de nos voisins, sinon que ceux-ci bousculaient facilement le monde sans s’excuser. J’avais donc vu la ville. Enfin, l’autre, la voisine, que le poissonnier de la rue Saint- Jacques qualifiait quand il était en verve de « capitale » – « Alors, comme ça vous êtes allé dans la capitale! » – Ce qui ne manquait jamais de requinquer le client.
     Hé oui, j’étais allé là où aucun de mes copains n’avait encore mis les pieds. Ce qui, me permit d’ajouter, comme tout voyageur qui se respecte, du merveilleux à une escapade un rien décevante. Bien sûr, j’avais rencontré des gens… À commencer par Robic, récent vainqueur du Tour de France, qui sortait du journal Ouest-France. Non! Nous n’avions pas parlé. Pas le temps… mais il m’avait serré la main. Oui, mon pote, serré la main! Et la ville, c’était comment ?... Un peu comme notre quartier… En plus grand, mais en moins bien. Avec plus de monde aussi, un peu partout. Et des maisons aussi vieilles que celle où j’habitais. Même qu’il y en a une qui avait appartenu à Du Guesclin!

La guerre changea la donne


     Devant un auditoire qui ne demandait qu’à rêver, ce n’était pas mentir que d’embellir les choses, escamotant au passage les pieds douloureux et un retour en tramway dans lequel éreinté de fatigue, je m’étais endormi. Si ma mémoire est bonne, c’est à cette époque qu’est née ma réputation de raconteur d’histoires, et pour certains malintentionnés de « sacré menteur ».
     L’histoire aurait pu en rester là. Après tout, dix-huit ans après leur installation au faubourg, mes parents se passaient fort bien « d’aller en ville » et ne s’en portaient pas plus mal. Sauf que la guerre avait changé la donne. Que ce qui était vrai en trente-neuf ne l’était plus tout à fait en quarante-cinq, et le sera encore moins dix ans plus tard. C’est ainsi que bien avant que Bob Dylan ait proclamé que « les temps étaient en train de changer », notre faubourg fut gagné par une sorte de bougeotte qui, ne me demandez pas pourquoi, se concrétisa par une soudaine curiosité pour celle que certains considéreront encore un temps comme notre voisine : la ville ! Quoi qu’en aient dit et pensé ces esprits obtus, Rennes, capitale de Bretagne et chef-lieu du département d’Ille-et-Vilaine, s’honorait de la présence d’un préfet, d’un archevêque, d’un général commandant de région, ainsi que de façon plus ordinaire, d’un maire, et de quelques hautes personnalités. J’ajoute que sa population s’élevait alors à près de cent vingt mille habitants dont quelques centaines de faubouriens dont nous faisions partie.

Le plaisir du cinéma


     Nous étions alors dans les années cinquante, une époque où, l’âge aidant, mon intérêt pour le faubourg se mit à faiblir à mesure que grandissait celui de la ville et de ses plaisirs supposés. À commencer par les cinémas dont, à entendre ceux qui en revenaient, le choix était si vaste qu’on ne savait lequel choisir. Et de citer le Royal, le Français, l’Excelsior, et quelques autres, dont un, le Club, était réservé aux seuls soldats Américains. C’est ainsi que j’entendis parler de Martine Carol qui s'exhibait pratiquement nue sur les affiches. Ce qui ne manqua pas de susciter chez moi un intérêt supplémentaire pour ce « centre-ville » aux contours indéfinis, où l’on pouvait voir de ces choses. D’autant qu’il n’y avait pas que Martine Carol, mais aussi de films que les quelques veinards qui s’étaient risqués dans les files d'attente, nous racontaient avec force détails.
     C’est ainsi que vinrent jusqu’à nous, Autant en emporte le vent, La bataille du rail, La Cage aux rossignols, et quelques autres. Des films que nous ne verrions, si la décence le permettait, que trois ou quatre ans plus tard dans la salle du Jeanne-d’Arc, notre « ciné de patro », vers lequel, faute de mieux, chaque samedi soir et quel que soit le programme, nous nous rendions en famille.

Surprenantes cours intérieures


     C’est ainsi que jusqu’à mon adolescence, j’ai vécu dans une ville où je me sentais parfaitement étranger. Né à Rennes, j’étais pourtant rennais, et allais le devenir pleinement à l’occasion d’un apprentissage qui, cinq ans durant, me fit arpenter la belle de long en large et jusque dans ses moindres recoins. Le gros de mon travail, si toutefois l’activité en cause méritait ce qualificatif, consistait à livrer des marchandises à des particuliers domiciliés aux quatre coins de la cité. J’étais jeune, bon marcheur – car tout se faisait à pied – curieux de tout, et pour tout dire affichait un esprit flâneur. Ce qui fait que, profitant de cette liberté accordée sans contrôle, je prenais mon temps, visitant ce qui devait l’être et même, dans certains cas, poussant des portes ouvrant sur de surprenantes cours intérieures. Autant d’exercices qui me donnèrent rapidement une assez bonne connaissance de la ville. À quoi ressemblait-elle alors ? À ce que devaient être ses consoeurs mal remises de la guerre. Rennes portait alors les stigmates de ces années d’épreuves où, pour reprendre le vocabulaire du faubourg, elle avait été amochée. Notamment les quartiers de la gare, ceux des cimetières de l’est et du nord, qui douze ans après les faits, exhibaient quantité de maisons éventrées. Quant aux sinistrés, je les retrouvais dans des baraques en bois regroupées en lisière de cité, en attente d'un logement plus décent. Ceux qui, justement sortaient de terre au milieu de champs, à Maurepas ou ailleurs. Plus tard on me dira qu’à cette époque Rennes était triste à se pendre. Que l’on s’y ennuyait ferme et autres balivernes du genre.
     La vérité m’oblige à dire que je n’ai rien vu, ou ressenti, de la sorte. Qu’au contraire, c’est de cette époque que je garde les souvenirs parmi les plus heureux que je dois à cette cité. Ceux de soirées interminables passées entre amis à l’étage de l’Angélus, où Elvis Presley, les Platters, Bill Haley ou Paul Anka, nous aidaient à repousser les nuits où nous refaisions le monde. Je nous revois marcher, des heures durant dans les rues en repos. Jamais me semble-t-il la ville ne me parut si belle, si complice, les rues si accueillantes jusqu’à l’heure des adieux et du retour vers l’octroi de Paris, et ce bon vieux faubourg qui, pendant des années, fut ma véritable ville.