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Rennes des écrivains
#18
David S. Khara :
Non au Rennes
de la peur
RÉSUMÉ > David S. Khara, c’est un pseudonyme, est né à Bourges en 1969 et est arrivé à Rennes au milieu des années quatre-vingt. Rugbyman et étudiant en droit, il s’est lancé ensuite dans le journalisme, profession exercée par son père. Puis, devenu concepteur-rédacteur publicitaire, il crée à Rennes sa propre société de communication qu’il dirigera jusqu’en 2009. C’est l’époque où David Khara, qui a décidé de se lancer dans l’écriture, devient très rapidement connu pour son roman, Le Projet Bleiberg, édité par la librairie Critic, rue Hoche.

David S. Khara (suite)    

Le succès de ce thriller d’histoire contemporaine dépasse toutes les prévisions. Le livre s’est aujourd’hui vendu à plus de 100 000 exemplaires en France et à l’étranger. Récemment édité en collection de poche 10/18, il est aussi en cours d’adaptation au cinéma. David S. Khara est également l’auteur des Vestiges de l’Aube parus chez l’éditeur Michel Lafon et plus récemment du Projet Shiro, la suite du Projet Bleiberg. L’écrivain participe activement à la vie rennaise. Il fut le président du dernier festival Rue des Livres et est à l’origine, avec quelques amis, auteurs de romans noirs résidant dans la métropole, de l’association Calibre 35 qui a notamment en projet la publication d’un recueil collectif de nouvelles dont l’action se déroule à Rennes.

     Je m’installai à Rennes en 1984 et arpentai pour la première fois ses rues afin de rejoindre le lycée Émile Zola où j’étais scolarisé. Mes pas me conduisirent ensuite quotidiennement le long du boulevard de la Liberté vers l’avenue Janvier. Je longeais les petites halles de la rue de Nemours, des commerces divers et variés et découvrait paisiblement cette ville qui allait prendre une place prépondérante dans mon existence.
     Les années quatre-vingt battaient leur plein. Créativité débridée, éclosion de nouveaux talents musicaux dont certains tiennent encore le haut du pavé. Rennes, cité étudiante, berceau du renouveau du rock français et d’une certaine démocratisation des arts, incarnait une dynamique qui faisait la fierté de sa jeunesse et trouvait un écho partout en France.
     Elle offrait à l’adolescent que j’étais un univers de possibles et une liberté qui ont fortement concouru à modeler l’homme que je suis devenu.

Retour à Zola


     Ma récente entrée en littérature m’a permis de retourner au lycée Zola, plus de vingt ans après l’avoir quitté, afin de rencontrer les élèves d’une classe de seconde. Je profitais de l’occasion pour admirer la façade rénovée et (re)découvrir la majesté d’un bâtiment chargé d’histoire, du second procès Dreyfus à l’Occupation allemande où il abrita la poste de l’armée.
     J’avalais les marches menant au hall avec entrain. J’appréhendais néanmoins un choc émotionnel, la réminiscence de souvenirs enfouis ou réprimés, bref l’assaut implacable de la nostalgie. Mais c’est un choc bien différent qui m’attendait.
     L’espace d’une minute, je crus rentrer chez moi. Une très courte minute. Car loin de retrouver les images de mon passé, j’eus la sensation de pénétrer dans Fort Knox!
     Racks informatiques brillants de multiples diodes clignotantes et méfiance affichée du personnel à l’égard d’un visiteur qui ne pouvait être qu’un intrus voire un danger.
     Je jetais un oeil désabusé aux grilles entourant le bâtiment en me demandant si elles étaient électrifiées, pour chasser mon malaise, m’amusait à imaginer qu’un champ de mines avait été enterré dans les jardins. Après tout, pourquoi lésiner sur les moyens ?
     L’arrivée de mon ancien professeur de français, inspirateur et mentor, me sortit de ma morosité et une rapide visite du lycée effaça, pour un temps, mon désarroi.

Vos papiers !


     Quelques jours plus tard, je répondais à l’aimable invitation de France 3 Ouest et me rendait dans ses locaux afin de participer au journal télévisé. Mon père y a oeuvré durant de longues et belles années et il n’était pas rare que je l’y retrouve au milieu de collègues souvent goguenards et toujours bienveillants envers « Junior ». Le temps a fait son oeuvre, ce qui est bien normal, et la jeune génération a pris possession des lieux. Les « historiques » profitent d’une retraite méritée que je leur souhaite heureuse.
     C’est donc d’une humeur guillerette que je tentais de pénétrer dans le bâtiment. Tenter est le mot juste, en effet. Je poussais plusieurs fois la porte qui me refusait obstinément l’entrée. Et pour cause. Il fallait désormais sonner, décliner son état civil puis attendre dans un sas que l’accès soit autorisé. Je noircis à peine le tableau.
     Je vous relate là, deux expériences somme toute anecdotiques, mais, à l’aune de cette période troublée, ne sont-elles symptomatiques d’une modification structurelle de notre appréhension de la réalité?
     De quels dangers souhaite-t-on protéger l’adolescent et le journaliste des années 2010? Quelles sont donc ces nouvelles menaces qui n’existaient pas dans les années quatre-vingt? À moins qu’il n’y ait là aucune nouveauté, mais que notre perception des risques ait été amplifiée.
     Il s’agit par des codes d’accès, des contrôles à l’entrée, bref par un large éventail de dispositifs sécuritaires, de se prémunir contre des intrusions illicites, des vols et autres violences. Mais ces violences, ont-elles, ces deux dernières décennies augmentées proportionnellement à la peur que nous en avons ?

L’angoisse contagieuse


     Cette émotion, la peur, par nature individuelle, est devenue collective, et à mon sens le traitement de l’information par les médias n’y est pas étranger.
     Quand un fait divers, une agression ponctuelle à la porte d’un collège par exemple, est relayé en boucle, il devient omniprésent et faussement représentatif de notre société. Et inévitablement, l’émotion que l’événement génère, altère notre raison et influe sur notre jugement et nos actions.
     Ce qui est valable avec les faits de société l’est aussi avec les réalités économiques. Nous avons, pendant des semaines, vécu sous la menace de la rétrogradation de notre triple A. Cette notation, auparavant inconnue des profanes, est devenue le quotidien anxiogène de millions de Français. Avant de disparaître de nos écrans de télévision quasiment du jour au lendemain. La menace a-telle disparu, ou n’est-il plus nécessaire de nous l’agiter sous le nez?
     À ce stade de la réflexion, nous pouvons légitimement nous demander à qui profite le « crime ».
     Je connais la culture de la peur pour l’avoir expérimentée lors de mes nombreux séjours aux États-Unis. Les médias savent y entretenir la crainte permanente de l’autre, de l’inconnu, de dangers aussi variés que les abeilles tueuses (véridique) ou les escalators « mangeurs d’hommes » (sic). Dans l’excellent Bowling for Columbine, le trublion Michael Moore se penche en profondeur sur cette gestion des masses à travers l’instillation d’une angoisse contagieuse.

Encourager l’audace


     La peur, ressort favori de tous les populismes, est un puissant outil de contrôle des peuples. Une arme de diversion massive, perfide, insidieuse. Elle interfère dans le tissu social et génère une méfiance structurelle de l’autre. Voire pire: un rejet.
     J’invite chacun à réfléchir sur ces sujets, et à remettre en cause un mode de pensée que l’on a tenté, depuis une décennie, de nous rendre naturel.
     En aparté, permettez-moi de pointer un paradoxe surprenant. Depuis les attentats du 11-Septembre, de nombreuses mesures ont été prises pour veiller à la sécurité des usagers des transports aériens. Un tube de dentifrice est désormais devenu suspect. Mais les briquets, eux, sont autorisés en cabine. De là à imaginer que l’industrie du tabac considère que laisser de tels outils à disposition de fumeurs en manque, le temps du trajet, les incite à replonger vers la cigarette à peine débarqués, il n’y a qu’un pas. Je le franchis d’autant plus allégrement que la dénonciation de cette stratégie a déjà été faite par de nombreux journalistes d’investigation.
     Hypocrisie et mensonge sont soeurs du liberticide… Je parlais en introduction de Rennes comme d’une ville où régnait une créativité débridée. Cette créativité est incompatible avec une logique sécuritaire, car toute création, fut-elle scientifique, littéraire, musicale, industrielle même, découle d’une prise de risque. Rien de ce que l’humanité a accompli de grand n’a émergé du « risque zéro ». Il faut des aiguillons, des agitateurs, des « allumés » pour nous faire avancer.

L’Amérique de Bush ?


     J’objecterai moi-même que mes deux petites déconvenues rennaises sont encore très éloignées d’une société résolument liberticide. Mais Rome ne s’est pas faite en un jour, et c’est au début de tout processus que la vigilance s’impose, que les questions doivent se poser. Sous peine de réveils douloureux…
     En ce début de siècle marqué par une crise économique d’une rare violence, par la réminiscence de discours nauséabonds et obscurantistes, il faut, plus que jamais, garder foi en l’humain, valoriser le partage, encourager l’audace pour que l’adolescent de 2010 ne voie pas ses horizons restreints par la peur.
     Les Rennais, et plus généralement les Bretons, ont démontré lors de la dernière élection présidentielle que la politique du rejet, de la haine et de la crainte ne trouvait pas écho dans notre région. J’en éprouve une profonde fierté. Nous devrions tous en éprouver une profonde fierté.
    Et si nous restons vigilants, il est fort peu probable que Rennes ressemble, un jour, à l’Amérique de Bush…