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Dossier
#33
Quand les amateurs prenaient la caméra
RÉSUMÉ > De la Société photographique de Rennes, créée en 1890, aux nombreux ciné-clubs qui naissent dans les années soixante, les cinéastes amateurs rennais ont multiplié les expériences associatives. Ils vont s’intéresser à de nombreux sujets et s’essaieront à des genres variés. Retour sur un siècle de cinéma non commercial à Rennes.

     Lors d’une conférence tenue en avril 1933, le photographe professionnel Raphaël Binet déclare : « Nous pouvons donc faire du cinéma au théâtre, dans un patronage, une salle de classe ou même chez nous au coin de notre feu. Nous pouvons fabriquer du film […]. Sachez vous pencher sur [les visions de beauté], sachez les voir et en fixer l’image immobile ou animée par la photo ou le cinéma ». Pourtant, lorsqu’il arrive à Rennes en 1935 pour installer son atelier au bas de l’avenue Janvier, le cinéma amateur ne l’intéresse pratiquement plus. Après la guerre, il ne fait plus que du film de famille, délaissant les films d’actualité pour les salles de patronage qu’il réalisait en 9,5 mm et en 17, 5 mm Pathé à Saint- Brieuc. L’idée de faire des films libres, à la portée de tous et complémentaires du grand cinéma, se développe à la même époque chez quelques autres Rennais. La dynamique des caméras-clubs, dont les membres font des films sans but lucratif tout en se formant à la grammaire cinématographique, est lancée. Ils participent ainsi à la pratique d’une production culturelle locale et tentent de tisser du lien social.

Les pionniers de la Société photographique

     La Société photographique de Rennes est créée en 1890. Au début du 20e siècle, le Père Danion, professeur au collège Saint-Martin et membre de la Société, peut être considéré comme le pionnier du cinéma d’amateur à Rennes. Avant l’apparition des formats réduits, il réalise en 35 mm plusieurs films, dont un sur Jeanne d’Arc. Par la suite, recteur de la basilique de Domrémy, il viendra projeter à Rennes après 1945 ses films 16 mm en couleurs sur l’Amérique. Dès 1938, la Société photographique, « s’occupant de la photographie sous toutes ses formes », alors présidée par le Docteur Louis Cathala, médecin pédiatre à Rennes, est composée d’une section photographique et d’une section cinématographique, dont les vice-présidents sont MM. Pavec et Thézé. Le secrétaire adjoint est M. Treluyer, ingénieur. Selon la mémoire locale, le groupement aurait été créé dès 1934. En 1939, les membres de la société sont surtout issus de la bourgeoisie aisée, du monde médical, judiciaire, industriel et commercial.
    Dès les années trente, la Société photographique organise des projections publiques dans la salle des conférences de l’École des Beaux-arts, comme le signale le quotidien Ouest-Éclair, qui les intègre aux côtés du programme des salles commerciales rennaises.
    Le club est fermé pendant l’Occupation par une ordonnance d’interdiction. En 1949, le docteur Cathala est à la fois le président général de la Société et le président du groupement cinématographique, qui se fait déjà appeler le club des amateurs cinéastes de Rennes. Le secrétaire-adjoint est Ange Vallée, expert-comptable. Parmi les autres membres du bureau figurent un libraire, un retraité de la SNCF, un employé de banque, un ingénieur et même un substitut du procureur général… La cotisation annuelle s’élève alors à 450 francs pour les membres cinéastes, contre 300 pour les membres photographes.

     En 1955, le Club des amateurs cinéastes de Rennes (CACR) se sépare de la Société photographique. L’appartement de la rue de la Chalotais qui héberge l’association devient trop petit pour les deux groupements. Au foyer Sainte-Zite de la rue Saint-Malo, son but « est de créer, dans une atmosphère de sympathie mutuelle, une émulation tendant à encourager le développement et le perfectionnement de l’art cinématographique dans les formats réduits, parmi ses membres, et ayant également un but d’éducation populaire ». Reprenant l’esprit olympique cher à Pierre de Coubertin, un membre peut être exclu « en cas d’actes de professionnalisme pour conserver au club son caractère strictement amateur ». Le CACR est rapidement affilié à la Fédération française des clubs de cinéma amateur (FFCCA) et certains de ses membres y exerceront des responsabilités. La composition sociale du club n’a pas évolué. En 1960, Mlle Thraënn est la première femme à faire partie du bureau, comme secrétaire. Quatre autres y exerceront des responsabilités entre 1968 et 1979. Cette année-là, on compte même une vice-présidente. Le cinéma amateur demeure cependant une pratique essentiellement masculine, dont l’identité est marquée par la technique. Elle-même cinéaste, Paule Petit-Boudehen, qui a tenu le magasin Photo-Ouest, rue Leperdit, de 1924 à 1977, le confirmait en 1997 : « Lors du lancement de la Pathé-Baby, je me souviens d’une grande figurine en carton, qui représentait une femme. Elle venait de chez Pathé, qui vantait par là la facilité d’utilisation de la caméra […]. Lorsque le commerce a connu un réel essor vers 1950, nous avons embauché du personnel. Des femmes d’abord, puis des hommes, pour être vendeurs. Les hommes avaient plus de poids auprès de la clientèle, qui avait plus confiance en eux pour leur vendre un appareil photo ou une caméra. La clientèle avait l’impression qu’une femme s’y connaissait moins bien en technique ! »
    À partir de la fin des années soixante, le club s’ouvre à la classe moyenne. En 1980, on trouve un agent technique et un ouvrier spécialisé parmi les membres du bureau. Jusqu’alors surreprésentées dans les clubs, les professions aisées voient arriver une nouvelle population, séduite par les nouvelles caméras de plus en plus maniables et abordables, comme le Super 8. Autre signe des temps, s’il y a bien eu un ou deux membres habitant hors de Rennes dans les premières décennies, le développement de la périurbanisation autour de l’agglomération rennaise élargit la zone de recrutement du club. En 1979, le président du CACR est domicilié à Saint-Grégoire, puis en 1982 à Saint-Jacques-de-la-Lande.

     Les effectifs, toutefois, demeurent stables en dépit de la croissance démographique rennaise : le club compte 96 membres en 1958 et 95 en 1969. Il propose des séances techniques et des projections, d’abord réservées à ses membres puis de plus en plus ouvertes au public lors de soirées de gala. Ainsi, en juin 1945, Ouest-France relate une soirée de projection pendant laquelle un « public choisi et nombreux » peut voir des films variés dont le documentaire Un voyage au Pays basque, un petit scénario bon enfant, un film de genre qui doit briller par son originalité, un dessin animé et les reportages Rennes au lendemain de sa libération, Notre-Dame de Boulogne à Rennes. La chanson filmée exceptée, les principales catégories du cinéma amateur sont représentées lors de cette soirée de promotion. La presse locale est surtout sensible aux documentaires et reportages, dans lesquels l’amateur cinéaste, sans les moyens du professionnel, arrive parfois à l’égaler.
    En 1947, le local du jardin des Beaux-arts, de 200 places, est inauguré en présence d’Yves Milon, maire de Rennes, du président de la Fédération française des clubs de cinéma amateur (FFCCA) et de Pierre Boyer, rédacteur en chef de la revue Ciné Amateur. En 1961, 7 séances techniques sont organisées et dans un compte rendu destiné à la préfecture, il est fait état que « 24 cinéastes ont présenté leurs oeuvres au cours de l’année », et de « 28 films présentés en séances de projection, par des membres du CACR mais aussi par des amis du club SNCF, du club de Saint-Nazaire, d’Angers, de Nantes ». Plus ou moins ouvertes au public, les séances de projection permettent de montrer ce que le club fait de mieux en matière de films clubs, réalisés en équipe, ou plus personnels. Avant le développement de la télévision, les films, parfois réalisés en couleurs lorsque l’amateur est aisé, sont autant une ouverture sur le monde qu’un enregistrement des actualités locales. Certains connaissent un vrai succès, comme la Promenade autour du Cap Fréhel, dès 1936, ou Rennes capitale des fleurs en 1953, en 16 mm, du docteur Cathala. Ces projections contribuent à l’intégration du club dans le tissu urbain local, en construisant une légitimité socioculturelle autant que cinématographique.
    En 1955, Ange Vallée remporte avec Carnac, terre des menhirs (16 mm couleurs) le premier prix du Concours national du tourisme. Le commentaire écrit par Henri- François Buffet, archiviste en chef d’Ille-et-Vilaine, est alors traduit en plusieurs langues et les images des danses folkloriques du Cercle celtique sont diffusées dans 27 pays. Dans les années soixante-dix, le début de la sensibilisation au patrimoine qui disparaît maintient le documentaire dans les réalisations des clubs. Ainsi, en 1973, Raymond Ethès réalise Moissons en Super 8 et fait don de son film deux ans plus tard au Musée de Bretagne, pour l’ouverture de la section Bretagne contemporaine. Il peut arriver aussi au CACR de filmer avec le cercle des chansonniers ou pour l’Union des commerçants. Mais les cinéastes amateurs sont peu souvent des cinéphiles. Face à la concurrence du ciné-club de Rennes, qui compte près de 200 adhérents lors de sa première séance en février 1946, le club ne peut opposer que sa filiale Les amis du format réduit, qui organise de temps en temps des séances de projection de films professionnels.
    Le club dispose de son propre organe d’information avec Le petit écran qui paraît tous les deux mois, au moins de septembre-octobre 1948 à janvier-février 1949, puis un bulletin à partir de février 1952 devenu Zoom à partir de décembre 1967 : on y parle technique, vie du club, mais aussi sens à donner à sa pratique et liberté d’expression. Or, en 1959, la municipalité amorce une politique culturelle dans un contexte de développement urbain. La culture est envisagée sous un angle très large, au profit de l’ensemble de la population, notamment les catégories populaires et jeunes. La Ville de Rennes envisage de consulter et de confronter ciné-clubs et clubs de cinéastes amateurs « existant sur le plan de la ville, des quartiers, des entreprises, des groupes de jeunes, des écoles… » En 1970, un rapport sévère de l’Office social et culturel de Rennes, qui attribue des subventions, ne voit chez les cinéastes amateurs que des amis dont le but est de « faire un film dont la seule utilité sera le plus souvent d’assurer leur propre satisfaction ». Pourtant, dans un souci d’ouverture générationnelle, en 1968, le club se dote d’un délégué aux jeunes qui est toujours présent, au moins jusqu’en 1971. À partir des années quatre-vingt, les mini-films de cinq minutes puis les films minutes sont proposés aux nouveaux membres influencés par la vidéo et les caméscopes. Dès lors, le cinéma amateur évolue pour se rapprocher davantage d’un moyen d’expression que d’un art cinématographique au sens strict. Mais en 1992, le club ne compte plus que 6 adhérents ! L’offre du club a du mal à répondre, comme tant d’autres, à une demande individualiste tournée vers le maniement facile des nouvelles technologies. Face aux difficultés financières liées au manque d’adhérents et à l’impossibilité d’acheter du matériel vidéo pour aller dans le sens de la demande des jeunes, l’association est dissoute en avril 1993 au profit de l’association Vidéo club cessonnais qui fonctionne toujours et dans lequel se trouvent quelques anciens du CACR qui cherchent encore à partager leur savoir-faire dans la convivialité.

     Quelques figures et films ont marqué l’histoire du club par leurs qualités techniques (cadre et lumière) ou leur originalité. Grâce à eux, le club collectionne des prix lors des concours régionaux de l’Union régionale des clubs de cinéastes de l’Ouest (URCCO), parfois organisés à Rennes (1957, 1963, 1972, 1982), mais aussi lors de compétitions nationales, sous la tutelle de la fédération française, ou dans les concours internationaux de l’UNICA (Union internationale du cinéma).
    En 1958, le docteur Guézennec tourne Rouzic, l’île aux oiseaux. Le film, d’une belle qualité, est diffusé en 1960 dans l’émission de télévision de la RTF Le critérium du film amateur, animée par le réalisateur Marcel L’Herbier. Pierre Le Bourbouac’h, professeur de lettres classiques au lycée Chateaubriand avenue Janvier, réalise en 1967 la fiction Michèle avec l’aide de collègues et d’élèves. Le film obtient le premier prix de l’UNICA et est projeté à la Mostra du cinéma indépendant d’Olbia en 1968. Basé sur l’amour qu’un garçon porte pour sa professeure de lettres, ce film est à l’époque considéré comme l’approche littéraire du sentiment amoureux chez la jeunesse qui se cherche ; un peu plus tard, certains y verront le symbole du « cinéma de papa » et revendiqueront une expression plus libre. Dès 1966, Gilbert Touffet avec L’objet du désir réalise une fiction qui fait date et polémique puisqu’elle envisage le rapport pathologique au sexe. Enfin, Bernard Thomazeau excelle dans le cinéma d’animation dès 1950 avec le dessin animé Histoire de coquilles, une histoire de guerre entre nations gastéropodes qui nécessite trois ans de préparation. Il a aujourd’hui plus d’une trentaine de réalisations à son actif.

     S’il a dominé, le CACR n’a pas été le seul club d’amateurs à Rennes. Onze ont été créés à Rennes entre 1955 et 1982. Un ciné-club voit le jour en 1950 sous la houlette de Pierre Anger en tant que section de l’Association artistique et intellectuelle des cheminots rennais. Plus porté sur les films de voyage que les fictions et documentaires, apanage du CACR, il compte 132 cotisants en 1966, mais moins de 100 à partir de 1969. Il entretient d’excellentes relations d’amitié avec le CACR et ne démérite pas dans les concours, ce qui contribue à la publicité de la SNCF. Mais en 1988, le ciné-club ne compte plus qu’une vingtaine d’inscrits. Le chantier de la rénovation de la gare lui pose un problème de local, et côté technique, il refuse de passer à la vidéo, jugée trop chère, et assimilée à un montage moins rigoureux. En 1991, la section n’existe pratiquement plus. De son côté, le Cercle Paul-Bert crée en 1958 un groupe Photocinéma amateur, en lien avec les écoles laïques. Il est animé par des instituteurs spécialistes, qui sollicitent les sections sportives, les associations de quartiers et les écoles. Il envisage des projections publiques comme le CACR, avec les actualités des fêtes des quartiers de Maurepas, Clémenceau, Rapatel et la Fête de la jeunesse, les garderies et camps de vacances.
    Le nombre de créations de clubs, surtout après 1965, s’explique par la diffusion du Super 8, la multiplication des clubs d’entreprise (Ouest-France crée sa section Photo cinéma en 1968…) et de centres sociaux (Photo ciné-club du centre social de Maurepas, en 1965). La tentation de jeunes étudiants ou d’autres, techniquement et cinématographiquement cultivés, de faire du cinéma amateur à quelques-uns en dehors des clubs de la fédération, jugée bourgeoise et sans ambition, y contribue aussi. Parmi ces initiatives, on peut citer le Jeune cinéma rennais en 1974, qui vise à « regrouper les cinéastes amateurs désireux de participer à la réalisation de films de nouvelle expression cinématographique » ; Ergo Cinéma amateur, de 1978 à 1982, avec Hervé Crequer, gestionnaire du collège de La Harpe, tourné vers un cinéma scénarisé de l’imaginaire et jubilatoire − La jeunesse du Docteur Mabuse, Zone interdite ; Acapart Art en 1982, dont l’objet est « de faciliter et promouvoir la réalisation de films amateurs expérimentaux ».
    La différence de points de vue peut aussi amener d’anciens membres du CACR à créer leur propre club, dès lors qu’ils jugent que le CACR s’éloigne de son esprit initial. Tel est le cas de l’Amicale des cinéastes amateurs rennais en 1968, initié par le couple Albertini et qui s’implante dans le quartier Maurepas en développant des projections auprès des institutions sociales et culturelles du quartier, auprès des jeunes et des anciens. En 1976, le couple Michel, professeurs de mathématiques, et leur ami Daniel Dartois, clerc de notaire et acteur amateur, fondent l’Atelier de cinéma Super 8. Ils cherchent, sans remise en cause du CACR, un peu plus de liberté créative à partir du Super 8 sonore qui amène à faire davantage de plans séquences.
    En dehors de ces clubs et ateliers, il y eut certainement dans l’agglomération rennaise d’autres cinéastes amateurs qui ont filmé seuls. En 2002-2003, des élèves de quatrième du collège Les Chalais ont réalisé Bréquigny- Champs Manceaux, un quartier, des vies, des histoires, en partenariat avec la Cinémathèque de Bretagne et TV Rennes… La trace de ces pratiques récentes et plus anciennes est aujourd’hui collectée et conservée par la Cinémathèque de Bretagne, installée à Rennes depuis la fin des années 1990. Son antenne « Haute Bretagne » est animée depuis 2005 par Jean- François Delsaut. Les projections publiques ravivent ainsi un passé enregistré par des habitants mus pourtant plus à leur époque par le désir de faire du film que de témoigner. Cependant, leurs pratiques et leurs productions ont été agents et sont sources d’une micro-histoire. Elles font dorénavant partie de notre patrimoine. Il s’agit toujours d’une question de regard.