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Dossier
#27
RÉSUMÉ > Apparu au milieu des années 1990, le concept d’errance sociale est souvent utilisé pour désigner les jeunes de la rue. Il recouvre toutefois des réalités différentes et multiformes, qu’il convient de décrire afin de mieux comprendre ce phénomène complexe. À Rennes, celui-ci s’est cristallisé autour des jeunes attirés par les transhumances festivalières. Mais l’errance juvénile ne se résume pas à l’image familière et un peu inquiétante du « punk à chiens ».

     Suite à la succession d’ « arrêts anti-mendicité » durant les étés 1995 et 1996 dans les villes touristiques du sud et de l’ouest de la France, une polémique se fait jour, notamment autour de la population, essentiellement jeune, visée par ces arrêtés. En réponse à la controverse soulevée par un tel traitement de la mendicité, des rapports publics et professionnels fleurissent entre 1995 et 2000, traitant du phénomène de l’ « errance des jeunes », encore appelée « errance estivale » (Vidal-Naquet, 20001) ou « errance festivalière » (Chobeaux, 1995). L’un des premiers, le rapport de Bernard Quaretta intitulé « Face à l’errance et à l’urgence sociale » paraît en novembre 1995 suite à une commande de Xavier Emmanuelli, alors Secrétaire d’État chargé de l’action humanitaire d’urgence3. Au travers de la description qu’il fait de l’errance sociale, ce document pose les contours d’une nouvelle population problématique pour l’action publique, qui nécessite des réponses urgentes, les « jeunes en errance », et il est marquant de noter qu’à ce moment, parmi « le peuple des errants », seuls les jeunes sont désignés comme dangereux. À partir de ce rapport, les représentations qui entourent la figure de l’errance juvénile évolueront au fil du temps et contribueront à entériner une vision fortement ambivalente du phénomène, tour à tour répressive et compassionnelle.
    « Jeunes en errance », « punks à chiens », « zonards », « jeunes à la rue », depuis ces premiers rapports, un certain nombre d’expressions très imagées circulent pour désigner des jeunes aux comportements socialement dérangeants. Tout comme les « apaches » et les « blousons noirs » à leur époque, les « jeunes en errance » sont l’allégorie du sentiment d’une époque sur sa jeunesse. À la fois dangereuse et en danger, difficilement captive et porteuse d’un enjeu majeur : l’avenir de la société, cette jeunesse qui prend tous les risques effraie et interroge, non seulement le travail social, mais le passant, les commerçants, les habitants des centres-villes, le pouvoir politique.

     À Rennes, ils sont très visibles ces jeunes qui investissent l’espace public, au gré des modifications architecturales qui déplacent leurs rassemblements selon les exigences urbanistiques et politiques. Historiquement, ceux qui se sont fait appeler les « jeunes en errance » ont vu leur existence collective se structurer autour des grands festivals musicaux de l’ouest de la France. Rennes a fait partie de ces villes festivalières et attractives, et elle a su développer une politique sociale d’accueil et de prise en charge des personnes sans abri la rendant « attractive » aux yeux d’un certain nombre de « routards ». Ils s’y arrêtent, y font leurs papiers, bénéficiant des supports et des aides à disposition. à Rennes, leur présence est habituelle et leurs déambulations font partie du paysage urbain, comme dans un certain nombre de villes qui tolèrent leur présence. Très rapidement ainsi, l’errance se fait sédentaire et les jeunes s’enracinent dans un territoire urbain facilitateur. De ce fait, les « jeunes en errance » ont finalement fini par désigner tous ces « errants festivaliers » qui se sont arrêtés dans une ville, avec les plus grandes difficultés pour en repartir.
    Désignés publiquement comme déviant à la norme, ces jeunes qui ne parviennent pas à s’insérer occupent ostensiblement les centres urbains. Ils adoptent une attitude provocatrice qui semble dire « no future », à l’instar des mouvements punk, sans pour autant se prévaloir d’un discours politique collectif. À l’inverse de ce que leur présence, parfois massive, peut laisser penser, ces jeunes évoluent de manière très individuelle dans la rue. De fait, leur présence dans les centres-villes est une mise en scène, empruntant aux courants underground, politique et artistique, et leurs modes de vie se rapprochent de ceux de certains milieux contestataires (squat, récup, etc). Pourtant, ces logiques n’ont que l’apparence de la contestation et ont perdu leur portée collective. S’ils vivent en squat, ce sont des squats de misère et la revendication de pratiques alternatives au travail et à la norme sociale viennent finalement légitimer une posture socialement discréditée.
    Ces jeunes ont tous eu des existences de vie jalonnées de ruptures, depuis leur plus jeune âge. S’ils vivent aujourd’hui en marge, c’est qu’ils ont grandi en marge des modes de socialisation classique des enfants de leur âge. Dans ces trajectoires incertaines, la famille a le plus souvent été déstructurante, et les parcours scolaire, puis d’insertion, reproduisent le cycle des ruptures endurées depuis l’enfance, les faisant entrer dans le cycle de l’apprentissage raté dont parle le sociologue Serge Paugam (2008)4. En effet, ce sont les liens sociaux essentiels qui sont mis à mal pour ces jeunes, déséquilibrant leur sentiment d’appartenance sociale, les privant de protection et de reconnaissance.

     Parmi les premiers auteurs à écrire sur l’errance juvénile, François Chobeaux a décrit les « zonards », ceux qu’il a nommés les « nomades du vide » (2004)5 pour exprimer leur déplacement sans objet (Le Breton, 2007)6. Les zonards qu’il rencontre et observe dans les festivals du printemps à l’automne 1995 sont âgés de 16 à 30 ans et adoptent volontairement des looks provoquant inspirés des cultures marginales. Ils sont accompagnés de nombreux chiens et bien souvent dans des états psychiques seconds dus à l’absorption massive de substances psychotropes et d’alcool7. Ils se regroupent dans les lieux de grands rassemblements juvéniles que sont les festivals musicaux, de théâtre ou de spectacles de rue, non pas pour assister aux spectacles mais pour être là, entre eux. Ils rejoignent un lieu fixe à l’approche de l’hiver (communauté, sous-location, résidence familiale, squat). Ils ne sont ni fugueurs (car trop âgés), ni clochards, ni SDF (identité qu’ils refusent car elle les effraie). Ce ne sont pas non plus les routards des années 1970 car leur errance n’est pas construite politiquement ni philosophiquement. « Ils se qualifient de zonards, acteurs d’une zone revendiquée, à la fois style et éthique de vie qu’ils disent avoir consciemment choisi dans une recherche de liberté et de convivialité pour mettre leurs actes en accord avec leur pensée et leur analyse sociale ».
    Pourtant, derrière ce discours militant revendiquant des valeurs et une identité collective, ils n’ont aucun comportement qui soit collectivement construit. « La vie de zonard est beaucoup plus pour eux la fuite permanente, douloureuse et désespérée, d’une souffrance individuelle impossible à gérer et à dépasser, que la mise en acte du choix d’un mode de vie épanouissant fait d’hédonisme, de convivialité inventive et de liberté » (Chobeaux, 2004, p. 29).
     Au fil du temps, les festivals ont changé leur programmation et sont devenus beaucoup moins accueillants pour les « errants festivaliers » ; de routards, ils sont devenus sédentaires, rejoignant les autres sans domicile des centres urbains dans les structures de l’urgence sociale.

     Si ce profil décrit bien les attitudes et les pratiques de ces jeunes, qui sont encore d’actualité aujourd’hui, il met moins en évidence leurs trajectoires, heurtées depuis l’enfance. Naviguant depuis toujours de familles d’accueil en foyers, ballotés affectivement dans des contextes familiaux délétères, les jeunes de la rue, les marginaux qui revendiquent un choix de vie alternatif à une norme sociale qui les rebutent sont des enfants malheureux, qui n’ont pas pu se construire une identité suffisamment étayée pour pouvoir se positionner sereinement dans la norme (exigeante !) d’insertion. Les études le montrent, la grande majorité de ces jeunes a eu une enfance difficile, en famille mais aussi en institution, l’Aide sociale à l’enfance, l’hôpital psychiatrique, l’école – qu’ils ont quittés tôt – la prison. Autant de ruptures supplémentaires qui durcissent leur choix d’une autre vie, qui les amènent à dire et à penser : « j’ai toujours été différent, je me suis toujours senti mieux à la rue ».
    Autant de ruptures qui leur font préférer une vie dans l’instant, dans l’immédiateté, à un fardeau de souvenirs pénibles et entêtants : « ben moi, c’est toujours les problèmes de drogue en fait. C’est ça qui me fait chier. Parce que j’essayé toujours de fuir mon passé et tout ça, d’oublier en fait je cherche à oublier. Et voilà, je prends ça parce que je pense trop et comme ça, ça évite de penser ».
    Ces jeunes, qui « errent » dans la ville du matin au soir, qui font la manche dans les rues commerçantes avec leurs chiens, qui dorment dans des lieux de fortune et refusent la plupart du temps les hébergements d’urgence, ont fait de la vie « à la rue » un style de vie. Ils le revendiquent comme un choix, certes contraint, lié à leurs histoires, comme une adaptation aux expériences traumatiques qu’ils ont vécues. G., un jeune homme de 23 ans, le raconte avec ses mots : « Moi, je connais plein de gens qui travaillent qui me disent : “moi jamais je ne pourrais faire la manche !” Parce qu’ils ont leur fierté, mais ce n’est pas si facile que ça. Il y a beaucoup de gens qui croient qu’on a choisi la facilité mais c’est peut-être facile au début, mais au final, la plupart de mes potes ils sont morts d’overdoses, ou de trucs comme ça, de crises d’épilepsie. Donc il faut que les gens ils arrêtent de croire que c’est trop facile…»

     À cet égard, ils font du circuit de l’urgence sociale, des lieux d’assistance quotidienne et routinière, dont ils usent sans se soucier des possibilités d’insertion qu’ils proposent. Du constat des travailleurs sociaux, les jeunes se font de plus en plus nombreux à utiliser ces aides en urgence, et de plus en plus jeunes. Une des raisons à cela est structurelle. En effet, la forme du système d’aides publiques aux jeunes en difficulté ne permet pas d’aider ceux qui ne peuvent se reposer sur la solidarité familiale, puisqu’en France l’État renvoie la charge des jeunes en insertion vers leur famille, ne fournissant que des aides ponctuelles et résiduelles. Rappelons que l’accès au RMI puis au RSA à partir de 25 ans – hors conditions particulières – amène les jeunes à « faire leurs preuves » entre leur sortie de formation et leur entrée en emploi. Pour ceux qui ont quitté l’école très tôt, et ne peuvent se reposer sur le soutien matériel de leur famille, la période de test peut être très longue et devenir une trappe à exclusion. Les jeunes que nous avons rencontrés ont pour la plupart quitté l’école très tôt et sont « en errance » depuis leurs 13 ou 14 ans. Dans ce cas, ce sont 10 années de mise à l’épreuve avant de toucher le revenu minimum, qui est alors perçu comme « une retraite ».

     Le risque d’insertion est aujourd’hui le plus haut risque pour la jeunesse en France, ne pas parvenir à « se placer » est signe d’échec là où le diplôme et le métier sont un vecteur d’identité fort. Dans ce contexte, ceux qui piétinent les principaux vecteurs d’intégration sociale que sont la formation et le travail, et qui adoptent des conduites « à risques » se perdent à l’âge où ils devraient se trouver. Dans ce cadre, le pouvoir politique oscille en permanence entre la répression et la protection d’une frange de la jeunesse qui tantôt suscite la peur, tantôt la compassion. L’évolution architecturale des espaces urbains est un bon baromètre du sentiment nourri à l’égard de ces populations provocantes, mais en danger. Comme le disait Michel Foucault, l’architecture est un instrument au service du gouvernement des conduites ; les aménagements urbains déplacent souvent ces jeunes vers des lieux moins visibles et plus facilement contrôlables par les forces de police. Les squats sont fermés les uns après les autres pour des raisons sanitaires, de tranquillité publique, mais également politiques et économiques. De manière générale, si leur présence est tolérée dans la ville, beaucoup de micro-stratégies politiques, sociales et sanitaires se combinent pour libérer ses espaces d’une population qui dérange, car elle bouscule les attendus sociaux pour la jeunesse. Ainsi manipulée, tout comme le mythe du « clochard » brutalement déchu de sa posture d’individu intégré, la figure du « jeune en errance » est devenue une des icônes contemporaines de la jeunesse perdue ; elle concentre en elle tous les risques qui guettent ceux qui s’écartent de la norme, et peuvent la mener au plus grand risque à cet âge, celui de ne pas parvenir à s’insérer.

     Au moment de la publicisation de ce phénomène dans les années 1995-2000, la situation des « jeunes en errance » est considérée en France comme un problème social nécessitant un traitement en urgence « dont la prise en charge nécessite des écarts aux politiques sociales déjà institutionnalisées : financements exceptionnels, contractualisation public/privé particulière, innovations organisationnelles, dispositifs ciblés sur des besoins immédiats et focalisés sur des solutions de court terme » (Gardella, 2011 p. 125)8. Pourtant, et paradoxalement, les dispositifs publics pensés pour résoudre le problème n’atteignent pas leur cible et les jeunes les plus désaffiliés finissent par fréquenter quasi exclusivement le secteur de l’urgence sociale réservé aux sans-abri. En effet, les aides initialement décrites par les rapports publics comme venant résoudre le problème de l’errance des jeunes ratent finalement leur but (Fonds d’aide aux jeunes, Programme pré-TrAcE9, Point accueil et écoute jeune). Les interventions demeurent essentiellement palliatives et finissent par se normaliser, et les usages des structures de l’urgence sociale se routinisent pour ces jeunes qui n’entrent dans aucune des cases prévues pour les aider. C’est ce processus qui entraîne les jeunes en errance dans un usage quotidien de l’infra-assistance.

     Population a-normale, ils ne parviennent pas à répondre aux exigences des mesures d’insertion, ce qui les exclue alors davantage et les pousse vers les seuls dispositifs capables de supporter leurs pratiques et comportements marginaux, les structures de l’urgence sociale, à très « bas seuil » d’exigences. C’est ainsi que s’enclenche la « carrière » du jeune en errance (au sens où l’a décrite Howard Becker) puisque faute d’insertion dans les règles, ils se trouvent pris dans un circuit de prise en charge sociale alternatif au droit commun, qui les entretient dans des pratiques déviantes et les amène à valoriser leur identité stigmatisée pour en faire un élément de valorisation de soi. Y. qui a 29 ans, nous explique la façon dont il perçoit sa position sociale, il ne peut pas respecter les codes sociaux conventionnels : « parce que… voilà, j’ai toujours été un peu marginal et tout et squatter avec les gens, entre guillemets « normaux », déjà, moi ça me fait chier parce que j’ai l’impression de pas avancer dans ma vie et puis eux, je les emmerde parce que je suis pas comme eux donc ils me le font vite comprendre donc ça sert à rien. Au moins avec les gens de la zone, de la rue, voilà quoi. Je sais comment ça se passe, je sais où je mets les pieds et puis de toutes façons si j’en ai marre je me barre et voilà quoi. De toute façon j’ai choisi la vie que j’ai et… Et pourtant je travaille depuis que j’ai 16 ans, j’ai travaillé pendant 8 ans. Ça fait, comme je dis, 4 ans que je suis à la rue, les premiers temps où j’étais à la rue, j’avais un boulot à mi-temps, je dormais dehors et j’allais bosser encore. Donc c’est pas une envie de fainéantise ou de pas bosser quoi, c’est que, niveau mentalité, je me sens mieux avec les gens de la rue qu’avec les gens, on va dire entre guillemets « normaux », parce que la normalité c’est large ».