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Rennes des écrivains
#01
Fabienne Juhel :
Rennes, miroir tranquille de la féminité
RÉSUMÉ > Fabienne Juhel est professeur de français à Quintin (Côtes-d’Armor) après avoir enseigné une dizaine d’années à l’université de Rennes 2. Spécialiste du poète Tristan Corbière, elle est l’auteur de trois romans: La verticale de la lune (Zulma, 2005), Les bois dormants (Rouergue, 2007), À l’angle du renard (Rouergue, 2009). Ce dernier livre a été récompensé par le prix Ouest-FranceÉtonnants Voyageurs 2009.

      Il est des villes dont les noms sonnent résolument masculin, des villes d’hommes construites par des hommes  et pour les hommes. Clermont-Ferrand est un nom qui sonne comme un roc, par exemple. Brest, lui, fricote avec l’océan, la rade pleine de marins haut les cœurs.  Ce sont des villes de marchands, d’industriels, de constructeurs et d’entrepreneurs. Des villes de décideurs.
     Rennes n’est pas du nombre. Je pourrais trouver des raisons poétiques à cela, des raisons esthétiques.  Je pourrais m’intéresser à la répétition de la voyelle E, marque  du féminin, rime féminine ; je pourrais accoler à Rennes d’autres noms de genre ouvertement féminin, rime riche, voire léonine, reines, ou suffisante, antenne, rime normande, gemme ; ou bien, je pourrais décider que la rivière qui la traverse suffit à faire de Rennes une femme menstruée, une génitrice, une parturiente, une reine mère…

    Mais non, la féminité de Rennes réside ailleurs. Elle est dans ma première  rencontre avec la ville, il y a vingt ans, dans ma première histoire d’amour, poursuivie quelques jours plus tard sur une île. Quoi de plus féminin  d’ailleurs qu’une île pour prolonger cette féminité ! Et j’ajouterais que si mon amour pour Rennes date de mon amour tout court, de mon amour pour une femme, une écrivaine — rime et raison suffisantes — alors Rennes  ne pouvait être qu’un miroir tranquille de cette féminité au carré…
    D’abord, il y aura eu toutes ces arrivées à la gare de Rennes  en train corail, oui, corail, quel joli nom de voyage pour augurer  nos retrouvailles. Il y aura eu ces descentes  de quai, sans escalator, et, quelques  secondes avant, le train en approche, ces images repoussoirs, de ma place sur la banquette orange, côté fenêtre, des vues sur l’abattoir, des chevaux mis à l’écart, trop maigres pour nourrir  les hommes ; la caserne et ses cars rectangulaires aux couleurs de fonds marins. Ensuite,  il y aura eu l’avenue Janvier pour m’emmener rue Le Bastard après la place de l’Hôtel-de-Ville et son carrousel, où m’attendait C*** qui me servait un premier verre de Martini blanc pour me requinquer l’âme. Il y aura eu nos errances chez les bouquinistes et nos après-midi à l’Arvor où je découvrais Jim Jarmusch, Stranger than Paradise, Stephen Frears, My Beautiful laundrette, et Pedro Almodovar, Pepi, Luci, Bone et autres filles du quartier. Il y aura eu nos promenades inventives au jardin du Thabor, nos boissons matutinales prises au café du même non sous les camélias ballonnés d’étourneaux, suivis de nos déambulations dans la roseraie, nos étonnements devant les noms des roses choisis par des jardiniers encore plus inventifs que nous, nos chaises adossées à la serre des plantes tropicales, face au bassin où clapotaient les menottes d’enfants babillards, marins dans l’âme, qui nous empêchaient de lire, et, plus recueillies,  nos promenades le long du canal Saint-Martin, les ifs du cimetière où C*** allait visiter sa mère.
    Il y aura eu des balades jusqu’au pied des Portes Mordelaises et ce paravent du 17e  où des putti joufflus aux cheveux d’or s’élevaient sur fond céleste chez l’antiquaire près de la cathédrale,  et que j’aurais bien aimé pouvoir m’offrir. Il y aura eu ce clochard dont j’ai oublié le nom, qui n’avait pas de chien, et écoutait la radio, ce même  clochard  qui insulta mon amour et qui est mort depuis. Les nuits, il y aura eu le cloître de l’église Saint-Melaine, près du Thabor, où nous nous volions des baisers légers comme  des libellules,  et nos envies de se retrouver enfermées dans le jardin de nuit pour avoir l’audace de faire un jour le mur. Les dimanches, il y aura eu les douceurs de la boulangerie rue Vasselot, l’épicerie pour nos dernières courses, des fringues qu’on achète au kilo. Il y aura eu le glacier Sainte-Anne où je commandais toujours des Tulipes neigeuses pour sa chantilly maison, et la librairie des Nourritures terrestres, disparue depuis, tenue par deux petites sœurs habillées de tergal et de serge gris qui jaillissaient comme des lutins, fantasmatiques,  au milieu des piles de livres plus hautes qu’elles. Il y aura eu encore  cette boutique de bonbons berlingots dont la devanture était composée de bonbonnes acidulées,  et son marchand de bonbons sans âge, même que j’aurais voulu, moi aussi, que ne s’arrête jamais l’âge des bonbons.  Enfin,  il y aura eu des échappées  belles vers Cancale, via le Combourg de Chateaubriand et, au retour, des dîners entre amis dont les terrasses d’appartements donnaient sur la ville orange où j’aimais repérer le clocher de l’église Saint-Melaine en sirotant un dernier Martini blanc. Et parfois, si le temps nous laissait du temps, des cours de lettres à Villejean.