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Histoire & Patrimoine
#23
15 février 1925 Catholiques contre
le Cartel des gauches
RÉSUMÉ > Les manifestations contre le « mariage pour tous » viennent de mobiliser des foules importantes, notamment à Rennes. Elles témoignent de la capacité du monde catholique à mettre en marche plusieurs centaines de milliers de personnes dans l’opposition à un projet gouvernemental de gauche. Le phénomène n’est pas nouveau, le siècle passé en porte témoignage. Ainsi à Rennes, la grande manifestation catholique contre le Cartel des gauches, le 15 février 1925.

     Les élections du 11 mai 1924 qui voient le triomphe du Cartel des gauches, associant, de manière complexe cependant, radicaux et socialistes, plongent le monde catholique dans la consternation. Leur hostilité est grande, il est vrai, à des forces politiques dont l’alliance repose en premier lieu sur un anticléricalisme prononcé. La déclaration ministérielle du 17 juin du nouveau président du Conseil, Édouard Herriot, annonçant la suppression de l’ambassade auprès du Vatican, l’expulsion ou la dissolution des congrégations rentrées en France durant le conflit ou l’immédiat après-guerre, enfin l’application de la législation laïque aux départements recouvrés d’Alsace et de Moselle achèvent de convaincre les milieux catholiques que leurs craintes étaient bien fondées et que le gouvernement venait de leur déclarer la guerre.  

La Bretagne, région-phare de la contestation

     Cette protestation contre les projets gouvernementaux prend alors rapidement de l’ampleur à l’initiative de la hiérarchie ecclésiastique qui demande au général de Castelnau, grande figure du monde catholique et héros de la Grande Guerre, d’unir et d’organiser les catholiques dans un rassemblement national : la Fédération nationale catholique (FNC). La riposte catholique va trouver en Bretagne un terrain d’élection particulièrement propice à tel point que la région apparaît rapidement comme une région-phare de la contestation.
     Les évêques y jouent un rôle déterminant dans la mise en action des réseaux catholiques. Si l’on excepte Mgr Serrand, l’évêque de Saint-Brieuc, tous ont été nommés entre 1906 et 1914 sous le pontificat de Pie X dont l’intransigeance a été particulièrement remarquée dans la lutte contre l’État français au lendemain de la loi de séparation.
     Leur hostilité à la République est patente et plusieurs d’entre eux ne cachent guère leurs sympathies à l’égard de l’Action française, à l’exemple du cardinal-archevêque de Rennes, Mgr Charost. Fils de cheminot, né en 1860, docteur en théologie et agrégé de lettres, ce dernier, après avoir fait une partie de sa carrière ecclésiastique à Rennes, a été nommé en 1913 premier évêque de Lille où il se fait remarquer durant la Grande Guerre par sa fermeté à l’égard des autorités allemandes d’occupation.

     En septembre 1921, monseigneur Alexis-Armand Charost succède au cardinal Dubourg sur le siège épiscopal de Rennes. Redoutable orateur, il s’affirme comme le véritable chef de la mobilisation catholique contre les projets du Cartel des gauches, s’appuyant, dans ce combat, sur son clergé et sur un certain nombre de laïcs, notables pour la plupart, qui constituent les cadres des Unions catholiques paroissiales. Ces dernières viennent relayer à l’échelon local l’action de l’Union catholique diocésaine dont le cardinal a jeté les bases en novembre 1924.
     Rapidement donc, l’activation des réseaux catholiques s’organise à l’échelle paroissiale comme à celle du diocèse. De multiples conférences sont tenues afin de mobiliser le monde catholique et l’opinion publique contre les projets du Cartel.
     La presse catholique joue sur ce point un rôle important à l’instar du Nouvelliste de Bretagne dont le directeur, Eugène Delahaye, polémiste réputé, est très lié au cardinal Charost. La volonté de frapper les esprits débouche alors sur l’objectif d’une grande manifestation comme il s’en est déjà produit en Alsace, autre bastion de la contestation catholique, et dans le diocèse de Quimper et Léon. C’est fort logiquement à Rennes que les responsables du comité diocésain, sous la houlette du cardinal Charost et du colonel de Lesquen, vice-président du comité, décident d’organiser une grande démonstration de force du monde catholique le 15 février 1925.

     Ce jour-là, trains, tramways, automobiles et bicyclettes drainent vers la capitale bretonne près de 45 000 manifestants si l’on en croit Le Nouvelliste de Bretagne. Ce chiffre important souligne au passage la forte intrusion de la modernité technique dans les modalités d’organisation de la manifestation. Grâce aux Tramways d’Ille-et-Vilaine (TIV), la ville de Rennes, dispose, en dehors du réseau ferré normal, d’un réseau de liaisons en étoile particulièrement développé qui mène jusqu’aux différentes extrémités du département.
     Les véhicules motorisés sont par ailleurs très nombreux, preuve de leur essor dans les villes et campagnes du département. Un parking est même installé spécialement sur le champ de Mars où doivent se réunir dans un premier temps les manifestants.
    Mais la manifestation la plus éclatante de la modernité technologique reste l’utilisation des haut-parleurs qui permettent aux plus éloignés des manifestants d’entendre les propos des organisateurs. Cette utilisation toute récente n’est pas sans surprendre de nombreux participants encore peu habitués à la faculté de pouvoir entendre une voix à plusieurs centaines de mètres de son émission.
     Si la modernité technologique suscite les craintes d’un certain nombre de clercs face aux menaces qu’elle fait peser, selon eux, sur la pérennité de la civilisation paroissiale, elle n’en est pas moins investie avec force dans le combat politique comme elle va l’être du reste dans bien des modalités de l’action religieuse.

     C’est à midi quarante, sonné par un coup de clairon, que le cardinal Charost arrive sur la place du champ de Mars. La foule se découvre, les drapeaux s’inclinent. Le cardinal prononce alors le De profundis qui rend ici hommage aux morts de la Grande Guerre tandis qu’il bénit une couronne qui sera déposée par la suite devant le monument aux morts pour la France. Puis, c’est l’hymne national qui retentit, ponctué à la fin par une clameur unanime « Vive la France ». L’unité de la foi catholique et de la Patrie est ainsi réaffirmée publiquement, soulignant la conviction de bien des manifestants que l’identité nationale ne peut se séparer de sa dimension catholique. Il s’agit aussi d’affirmer la place centrale du monde catholique au sein de la Nation au moment où beaucoup ont le sentiment qu’elle est contestée par le gouvernement. L’empreinte de la Grande Guerre est ici omniprésente et scelle la réconciliation des catholiques bretons avec un hymne national longtemps décrié. Elle se perçoit également dans les modalités même de la manifestation lorsque le cortège s’ébranle de manière toute militaire. Les hommes marchent en colonnes par huit, en rangs serrés et en silence afin d’éviter toute provocation inutile susceptible d’entraîner des affrontements.

     Chaque commune est placée par ordre alphabétique par cantons, eux-mêmes regroupés par arrondissements. Dans chaque groupe, le drapeau tricolore est porté par un ancien combattant. En tête du cortège, 300 étudiants ouvrent la marche suivis par le cardinal Charost entouré d’une escorte d’honneur, composée d’anciens combattants et mutilés de guerre, tous décorés ou médaillés.
     Remontant l’avenue de la gare puis la rue Gambetta et le contour de la Motte, le cortège suit la rue de Fougères (aujourd’hui rue du général Guillaudot) pour accéder à la place Hoche, par la rue de la Borderie, où a été installée une estrade. Autour du cardinal, s’y trouvent notamment tous les parlementaires du département puisque les élections législatives de mai 1924 ont, contrairement aux résultats nationaux, permis à la liste de droite, dite d’union républicaine et de concorde nationale, d’emporter tous les sièges.

     La présence d’autant de manifestants n’a pas été sans susciter des inquiétudes quant au maintien de l’ordre public, préoccupations renforcées par l’appel à deux contre-manifestations. L’une est organisée par le parti communiste et se tient au même moment place des Lices, une autre est appelée par toutes les forces politiques et associatives soutenant le Cartel des gauches à l’exemple du parti radical, de la SFIO et des différentes associations laïques de la ville et doit avoir lieu au même endroit mais plus tardivement.
     Mais, outre un important contingent de gendarmes, les organisateurs de la manifestation ont veillé à se doter d’un impressionnant dispositif de maintien de l’ordre. Sous la houlette d’un commissaire-chef, ce dispositif s’organise autour de lieutenants ayant sous leur ordre des commissaires spéciaux, reconnaissables à leurs brassards. On note ici, une nouvelle fois, la prégnance du modèle militaire, liée à la proximité de la Grande Guerre, dans les grandes manifestations catholiques de cette époque dont les organisateurs sont attentifs à ce qu’elles donnent une image d’ordre et de discipline.

     Réunis place Hoche et dans les rues adjacentes, les manifestants entendent à nouveau La Marseillaise avant d’écouter les différents orateurs chargés de les galvaniser et de rappeler à tous la justesse du combat mené. Outre le cardinal Charost, les autres orateurs sont l’abbé Bergey, député de la Gironde vice-président de la FNC, prêtre ancien combattant, le sénateur Jenouvrier, élu du département, ancien bâtonnier du barreau de Rennes, et l’avocat Hardouin.
     La tonalité des discours s’inscrit dans une volonté d’affirmer haut et fort les droits des catholiques français au regard notamment de leur engagement dans la défense de la Patrie durant la Grande Guerre. Ainsi un des orateurs défend les revendications du monde catholique « au nom de nos souffrances, de nos foyers mutilés, de notre France meurtrie ».
     Les propos sont souvent vindicatifs dénonçant la persécution religieuse dont ils sont, selon eux, l’objet, et qui témoigne, disent ces orateurs, d’un retour au « régime abject » du temps de la séparation. On perçoit ici la radicalisation en cours du monde catholique, enhardi par le succès de la mobilisation, et qui révèle une culture politique toujours clairement antagoniste à la culture républicaine.

     C’est en effet le vieux conflit entre le monde catholique et la République qui ressurgit dans cette période et qui voit les orateurs réclamer l’abandon des lois laïques, « lois iniques », socles du modèle républicain établi par la Troisième République.
     Si l’ordre du jour de la manifestation s’élève ainsi contre la suppression de l’ambassade au Vatican et le retour des lois laïques dans les départements recouvrés d’Alsace et de Moselle, premières motivations de la contestation catholique, il réclame aussi l’abrogation de la loi sur le divorce et appelle à mener le combat contre l’oppression maçonnique dans une phraséologie qui renoue avec les combats du passé. Comme elle avait commencé, la manifestation se clôt sur une dimension religieuse, les manifestants reprenant en choeur le Credo afin d’affirmer la vitalité de leur foi.
     La manifestation de Rennes est un incontestable succès comme, du reste, l’ensemble des manifestations organisées en Bretagne qui mobilisent plus de 250000 manifestants. La dynamique enclenchée laisse de plus en plus éclater une radicalisation que la chute du gouvernement Herriot le 10 avril 1925 et l’abandon des projets religieux du Cartel ne désarme pas. C’est bien désormais la perspective d’une abrogation de la législation laïque qui est revendiquée dans un esprit de revanche sur le passé et dans la volonté clairement affichée d’une restauration d’un ordre social chrétien dont les inspirations contre-révolutionnaires sont patentes.

     Mais cette radicalisation suscite des dissensions au sein même du monde catholique comme le souligne l’attitude de L’Ouest-Éclair qui oeuvre depuis sa création à la réconciliation des catholiques avec la République et qui s’avère hostile à l’influence des catholiques les plus intransigeants au sein de la FNC. Le retour de Poincaré au pouvoir en juillet 1926 ramènera en partie le calme dans le monde catholique tandis que la condamnation de l’Action française par Pie XI, en décembre de la même année, fragilise durablement les milieux catholiques intransigeants. La décision pontificale n’est d’ailleurs pas sans remettre en cause l’attitude de l’épiscopat breton et, en premier lieu, du cardinal Charost qui vivra cet épisode comme une épreuve particulièrement douloureuse.