<
>
Initiatives urbaines
#39
À Helsinki, la puissance publique au service
de la nature et du design
RÉSUMÉ > Les étudiants du Master AUDIT (Aménagement, Urbanisme, Diagnostic et Intervention sur les Territoires) de l’Université Rennes 2 organisent chaque année une visite de terrain dans une ville étrangère grâce aux travaux sur commande réalisés dans le cadre d’ateliers d’urbanisme. Après quelques jours passés à Tallinn au printemps dernier, (voir Place Publique n°37, page 105), ils ont poursuivi leur séjour à Helsinki, en Finlande. Ils y ont découvert une ville moderne et dynamique, attirée par la nature, le design et l’architecture, et où la puissance publique règne en maître sur la production urbaine.

     Lorsque nous avons choisi de nous rendre à Helsinki, nous avions en tête les clichés du sauna, du hockey sur glace, du black metal et du réalisateur Aki Kaurismaki. Mais passé ces images convenues, nous en savions finalement peu sur l’urbanisme de la capitale finlandaise, pourtant fief du célèbre architecte Alvar Aalto.

     L’arrivée en ferry depuis Tallinn va rapidement nous mettre dans le bain : des îles (beaucoup d’îles), la nature et d’immenses friches portuaires en pleine reconquête. Helsinki, c’est d’abord un savoureux mélange entre densité urbaine et nature omniprésente, et une architecture hétéroclite qui n’est pas sans charme. Car Helsinki est de la trempe de villes comme Berlin, dont on ne saurait situer la beauté mais qui vous saisissent par une ambiance urbaine bien à elles.  

     Comprendre Helsinki, c’est avant tout appréhender l’histoire tortueuse de la Finlande, longtemps suédoise avant de devenir Grand-duché autonome de la Russie tsariste puis réellement indépendante en 1917. Ces différentes influences se lisent encore dans son paysage urbain hétérogène. La ville fut créée sous le nom d’Helsingfors en 1550 par le roi de Suède Gustave Vasa pour concurrencer Reval (l’actuelle Tallinn), membre puissante et prospère de la ligue hanséatique. Sa croissance est mise à mal au 18e siècle par les nombreuses guerres entre la Russie et la Suède, qui édifie alors sur six îles de la rade (avec l’appui de Louis XV) la forteresse de Suomenlinna, classée au patrimoine mondial de l’Unesco.

      Il faut attendre l’annexion de la Finlande par les Russes, suite à une défaite suédoise en 1809, pour voir Helsingfors se développer. En effet, la ville devient capitale du nouveau Grand-duché aux dépens de sa prédécesseur Turku, jugée trop proche du royaume de Suède, tant géographiquement que culturellement.

      C’est à cette période que l’actuel plan orthogonal est adopté lors de la reconstruction du centre-ville par l’architecte en chef du Grand-duché, l’Allemand Carl Ludwig Engel. Ce dernier est à l’origine de certains des plus fameux édifices d’Helsinki, tel que l’ensemble de la place du Sénat, construit dans un style néoclassique rappelant celui de la voisine Saint-Pétersbourg. Cette place, qui constitue l’élément central du plan de Engel, comprend la cathédrale luthérienne, le palais du Conseil d’État et le bâtiment principal de l’université.

L’affirmation d’une culture finlandaise

     Au 19e siècle souffle en Finlande comme sur le reste de l’Europe un vent de nationalisme romantique exaltant tant l’identité et le folklore suomi (terme désignant à la fois la langue et le pays) qu’une glorieuse histoire quelque peu réécrite, en rupture avec l’influence suédoise des siècles précédents. Ce mouvement est d’ailleurs encouragé à l’époque par les Russes.

     Le poète national Johann Ludwig Runeberg, pourtant de langue suédoise, contribue largement à l’éveil national de la culture finlandaise. Le finnois, jusque-là langue du peuple, voit paraître ses premiers récits littéraires tel que le Kalevala d’Elias Lönnrot (pourtant lui aussi suédophone). En 1917, le nom finnois Helsinki est définitivement préféré au suédois Helsingfors, bien que ce dernier soit redevenu depuis son second nom officiel. Ce courant imprègne fortement les arts finlandais de la fin du 19e siècle, et notamment l’architecture. C’est la naissance du style Romantique national, que l’on retrouve en Estonie, en Finlande, en Scandinavie et à Saint-Pétersbourg.

     Ce style a vu naître de nombreuses réalisations, dont certaines parmi les plus célèbres édifices de la capitale, comme le musée national de Finlande (1910), le théâtre national (1902) ou encore la superbe gare d’Helsinki et ses colossales statues de granite rose (1919). Le Romantisme National, qui emprunte autant à l’Art-nouveau qu’à l’éclectisme, s’appuie sur des références médiévales voire préhistoriques pour glorifier des racines nordiques et suomi, dans un idéal social et progressiste.

     Propre à chacun des pays cités plus haut, ce style reprend en Finlande beaucoup d’éléments inspirés de la nature sur les frises, bas-reliefs et autres sculptures. Le minéral marque de son empreinte les monuments, mais aussi la faune, avec la figure de l’ours souvent reprise, tout comme d’autres animaux du bestiaire traditionnel, ou des végétaux tels que le lierre, les airelles et l’érable.  

     Car on ne saurait parler de la Finlande et sa capitale sans aborder le rapport privilégié des Finlandais à la nature, qui est dans ce pays un droit fondamental des individus. Son omniprésence et sa symbiose avec le bâti et la trame urbaine, illustrée à merveille par l’église Temppeliaukio creusée dans la roche, auraient fait pâlir Frank Lloyd Wright. La nature, c’est tout d’abord l’eau, qui entoure une ville construite sur une presqu’île particulièrement morcelée, ponctuée d’une multitude de lacs et étangs (exactement 187 888 dans toute la Finlande !). C’est également la forêt, qu’on retrouve dans les parcs dans toute la capitale. C’est enfin sa marque sur l’architecture, où de nombreux éléments s’inspirent du végétal, y compris dans les immeubles contemporains.

     Davantage qu’une simple contrainte portée par un climat rude, un sol peu épais et les impressionnants affleurements de la roche mère granitique, la ville compose littéralement avec la nature. Car si elle est relativement dense dans l’hyper-centre, elle compte aussi d’innombrables puits de verdure, presque vitaux aux yeux de ses habitants. En témoignent les compositions de roches naturelles et d’arbres, astucieusement mises en valeur dans les nouveaux cœurs d’îlots d’habitation.

     Croiser des joggers courir au bord de l’eau, entourés d’arbres en plein milieu de la ville n’est pas une image rare à Helsinki. Ce goût pour la nature est pourtant paradoxal si l’on considère que la ville, qui s’est construite avec la mer, s’est aussi développée par le comblement de larges franges côtières de son territoire, à partir des nombreux îlots et plateaux rocheux qui composaient le site. Malgré cela, la ville s’appuie désormais sur des normes de construction et un urbanisme plus durables. L’écoquartier est même la norme à Helsinki.  

Le design, l’architecture et l’art dans la ville

     L’idéal de nature, qui imprègne l’architecture et l’urbanisme finlandais, se retrouve également dans une autre composante de la culture nationale : le design.

     Capitale mondiale 2012 du design, Helsinki accueille le design district, sorte de cluster de la création et de la vente d’objets design. Plus qu’un simple quartier, il englobe en fait tout l’hyper-centre contemporain de la ville, à l’ouest de la gare, sorte d’Alexanderplatz finlandaise. On y trouve notamment l’étonnante chapelle du silence à Kamppi (prix International Architecture Award 2010 du Chicago Athenaeum), lieu de culte bardé de bois ouvert à toutes les religions, où l’agitation du centre-ville laisse place à la contemplation et la quiétude. Composé de plusieurs grandes places et avenues, le design district constitue presque une ville dans la ville, faisant communiquer d’immenses galeries de magasins et de bureaux (30 000 emplois !) entre elles et avec la gare routière souterraine.

     Impossible d’évoquer le design sans aborder le cas d’Arabianranta, visité par un matin glacial baigné d’une douce lumière de printemps boréal. Il s’agit d’un quartier construit sur l’ancien site de l’usine de céramique Arabia, l’une des marques les plus célèbres du design finlandais. Enchâssé entre un lac et le bâtiment reconverti de la manufacture, le quartier constitue un superbe exemple de reconversion de friche industrielle associée à la construction d’immeubles contemporains d’habitation et à des espaces naturels. Arabianranta propose également un parcours de l’art et du design, dont le visiteur s’amuse à déceler des éléments parmi l’architecture travaillée du bâti. Ce quartier est une filiation historique autant qu’une véritable affirmation de la culture du design national.  

     Le design tient une place essentielle dans la culture finlandaise. Ce n’est donc pas un hasard si le plus célèbre architecte finlandais, Alvar Aalto (1898-1976), fut également à l’origine du design moderne finlandais, employant massivement le bois et le verre. On lui doit notamment le fameux vase Savoy ! Représentant du fonctionnalisme et de l’architecture organique, Aalto se distingue dès les années 1920 de ses homologues Gropius et Le Corbusier par une architecture moins rationaliste et plus proche de la nature. Son nom a été donné à une importante université, la Aalto-yliopisto, dont la faculté des Arts, du design et de l’architecture est implantée sur le campus d’Arabianranta. Dès lors, on comprend mieux les liens qui unissent à Helsinki l’architecture, la nature et le design.

     On ne peut aborder l’urbanisme à Helsinki sans mentionner l’omniprésence de la puissance publique. La ville dispose d’un des plus importants services d’urbanisme de collectivité en Europe, avec pas moins de 300 employés à temps plein. La mainmise des pouvoirs publics sur la production urbaine se ressent dans la forme de la ville, dense et compacte. Le mitage est interdit depuis très longtemps et les documents de planification laissent peu de place à un urbanisme débridé. 40 % de la ville est en HLM. Le prix des logements est abaissé par une maîtrise foncière radicale : la commune est propriétaire de 70 % des sols ! Le système de bail foncier aux promoteurs est plus rentable pour eux comme pour la municipalité. Plus étonnant, les opérations urbaines n’ont pas l’obligation d’être à l’équilibre : une commune finlandaise peut donc faire des bénéfices sur une opération publique d’aménagement. Bref, Rennes y passerait facilement pour un temple du libéralisme et de l’immobilier débridé !  

     Les collectifs de faible hauteur l’emportent, même en périphérie, car les communes périurbaines ne veulent plus de lotissements en raison des coûts induits (écoles, transport). De ce point de vue, la fameuse cité-jardin de Tapiola inspirée par Aalto dans les années 60 a vieilli, nous explique-t-on. Désormais, les programmes immobiliers sont denses et desservis par le tram à peine sortis de terre. Ils sont dépourvus de places de stationnement en surface et même de parkings privatifs. L’architecte municipal Tuomas Hakala nous donne les normes locales : un garage pour 140 m2 habitable (soit un pour deux appartements) mais une place de vélo pour 30 m2 (dont les trois quarts closes). Résultat : des garages à vélo partout et des voitures bien rares. Interrogée, une mère de famille ne s’en plaint guère, répondant avec candeur : « c’est un peu juste pour les visiteurs ». « Beaucoup de ménages et de familles n’ont plus de voiture, nous dit-elle avec un air d’évidence, de toute manière il y a le tram en bas de chez soi – jamais à plus de 300 m –, l’auto-partage et le covoiturage… »

     Les transports publics sont effectivement très performants et bien maillés : une ligne de métro, 13 lignes de tramway et de nombreux bus permettent de parcourir Helsinki et sa banlieue. Les modes actifs sont également très bien représentés, favorisés par la compacité du tissu urbain. Chaque artère ou presque est doublée d’une large piste cyclable. Une ancienne voie ferrée du centre a été reconvertie en voie cyclable et piétonne. Les Finlandais semblent très heureux de ces équipements, tant nous les avons vus les fréquenter pour courir ou se déplacer à vélo, malgré une « douceur » printanière toute relative proche de 0 °C.

     Les emprises libérées par la voiture sont affectées aux loisirs, aussi bien dans les espaces publics d’une qualité inouïe que dans les espaces collectifs des programmes résidentiels, stupéfiants par le soin apporté à la conception de cœurs d’îlot entièrement dévolus aux jeux pour enfants, bancs, jardinets collectifs, garages à vélos, tables de pique-nique et espaces de convivialité malgré la briè- veté de la belle saison.  

Les ports, un potentiel foncier inestimable

     Aujourd’hui à l’étroit sur sa presqu’île, la ville profite du regroupement de ses ports à 15 km à l’est pour se lancer dans de très ambitieux projets de reconquête des friches portuaires et d’extension urbaine. Il faut dire que les terrains, situés à proximité immédiate du centre-ville, sont un gisement d’une valeur inestimable. Ces deux anciens ports sont intégrés à un schéma de développement plus large projetant d’accueillir 60 000 habitants d’ici à 2035. Ce réaménagement des anciens quais permettra également d’ouvrir au public presque toute la bande littorale.

     La zone la plus ambitieuse, Kalasatama, au nord-est, offrira bientôt à la ville 21 000 habitants, 8 000 emplois et un quartier d’affaires aux gratte-ciel ultra-modernes. Le projet ne renie pas pour autant ce qui fait la spécificité de l’urbanisme et de l’architecture finlandais, puisqu’il est conçu pour que l’on sache à tout moment que l’on ne se trouve nulle part ailleurs qu’à Helsinki, en rappelant l’identité des lieux.

     L’autre secteur, Jätkäsaari, intégré au projet West Harbour au sud-ouest, projette d’accueillir 18 000 personnes, et sera une vitrine pour les touristes arrivant en ferry, le terminal étant maintenu sur place. La « Wood city » mettra en valeur l’histoire du port, qui exportait le bois, et affirmera la culture finlandaise. À noter également un équipement unique au monde : une maison de retraite pour des musiciens de rock, qui nous rappelle que la Finlande est aussi le pays du Métal.  

Vers une métropole Tallinn-Helsinki ?

     Bien qu’historiquement influencée par les Suédois puis les Russes, la capitale finlandaise est aujourd’hui davantage tournée vers Tallinn son homologue estonienne. Car contrairement à une idée répandue, la Finlande n’est pas scandinave, elle partage le même groupe linguistique que l’Estonie, qui elle-même se veut plus proche de la Finlande que de ses voisins baltes. Helsinki synthétise à elle seule ces rapports privilégiés.

     Il faut dire que les deux capitales ne sont séparées que par un bras de mer de 80 km, autant dire rien si l’on se rappelle qu’elles se sont construites avec la mer, cette mer que les Finlandais aimeraient maintenant enjamber par un tunnel routier et ferroviaire dont les déblais serviront aux atterrissements côtiers. En attendant, les liens sont déjà très étroits. De nombreux citoyens effectuent fréquemment la navette, les faibles coûts du foncier et l’immobilier sans contraintes attirant les acquéreurs finlandais à Tallinn. Avec Twinport (« port jumeau »), le bien nommé projet de renforcement des liaisons maritimes, les deux villes, appuyées par leurs pays et la Commission européenne, entendent s’ériger en terminus de plusieurs grands corridors routiers les reliant à Prague et à l’Adriatique.

     Malgré ce rapport privilégié avec Tallinn, Helsinki reste une ville tournée vers le reste du monde. Elle réussit le grand écart d’être à la fois une ville fière de sa culture et de son identité, et une ville cosmopolite, ouverte au changement et aux réseaux d’échanges internationaux. Sans aucun doute, une ville qui se vit, davantage qu’elle ne se visite.