pour les forts
Il y a un demi-siècle, un été, des amis de mes parents m’ont demandé de garder le Fort Royal à Saint-Malo. Détruit pendant la guerre, les visiteurs continuaient de le piller ». Au milieu des années soixante, Alain-Étienne Marcel, Dinardais de cinquième génération, met pour la première fois les pieds dans un fort Vauban. Dans cet endroit mythique entouré par la mer, le jeune Dinardais organise quelques fêtes avec des copains. Du haut de ses dix-huit ans, « avec une inculture extraordinaire », il s’improvise guide pour les touristes de passage, plutôt que de les chasser de la propriété privée. À force de questions et de réponses approximatives, il se plonge naturellement dans l’histoire malouine et s’intéresse à l’architecture militaire de Sébastien Le Prestre Vauban, commissaire général des fortifications du Royaume au service du Roi Soleil. Une révélation ! « De six semaines de vacances d’été, j’y suis resté trente-trois ans… ».
Il prend pour maître à penser cet ingénieur militaire du 17e siècle : « Face à une telle intelligence, au-dessus de la moyenne, mais parfaitement compréhensible, je n’ai pas eu envie de quitter ce personnage. Vauban, en tant que militaire est le premier à avoir osé dire au roi que les soldats n’étaient pas faits pour être tués ni même blessés. Il avait des stratégies d’attaque et de défense d’une grande intelligence », souligne son lointain admirateur.
Avec un aplomb tout juvénile, le jeune homme décide de restaurer le fort : « Une pierre qui était tombée, il suffisait pour moi de la remettre à sa place ! ». Les compagnons bâtisseurs qui reconstruisaient alors la flèche de la cathédrale de Saint-Malo, lui apprennent comment déplacer une pierre, éviter de se faire mal au dos… « Ils sont venus me voir au fort ! » Alain-Étienne Marcel fait la connaissance de l’architecte des Monuments historiques qui œuvre à la reconstruction de Saint-Malo. Ce dernier prend sous son aile le rêve du jeune homme. « Tout le monde voyait cela d’un bon œil, car les autorités de l’époque avaient bien d’autres préoccupations que de restaurer un fort en pleine mer. Il fallait reloger les Français ! Les propriétaires étaient ravis. Je faisais visiter le château, je ramenais un peu d’argent. La famille Bolelli qui l’avait acheté en 1927 pour le transformer en propriété privée, possédait une entreprise de tanneries à Rennes qui a peu à peu périclité. Ils avaient un sens de l’esthétique et m’ont beaucoup apporté. Ils avaient fait appel à l’architecte Laprade qui avait imaginé des jardins intérieurs, des parterres… » Sous son trait de crayon, le fort Vauban s’embourgeoisait. « Au début, j’ai restauré dans cet espritlà pour faire plaisir aux propriétaires »
L’ancien Fort Royal (officiellement dénommé Fort National) reprend progressivement vie. Une aventure de trente-trois ans ballottée au gré des successions familiales qui permet à ce passionné d’acquérir une solide culture sur la fortification bastionnée. Un différend avec les descendants de la troisième génération de propriétaires amène Alain-Étienne Marcel à se tourner vers un autre projet : la restauration du Petit Bé. Une proposition faite trente ans auparavant par Marcel Planchet, alors maire de Saint-Malo. Celui-ci souhaitait signer avec le jeune homme d’alors un bail emphytéotique de 70 ans, la municipalité ne pouvant faire face à un investissement de quelque 15 millions de francs pour une éventuelle restauration. Devenu spécialiste de la question, membre du Réseau des fortifications de Vauban depuis sa création, Alain-Étienne Marcel accepte de signer le bail avec la Ville de Saint-Malo. Janvier 2000 : un nouveau millé- naire débute pour l’homme aguerri.
« Je n’ai pas les moyens de restaurer. Je sais faire à ma manière, sans subvention pour éviter de répondre à des normes de sécurité actuelles drastiques incompatibles avec la restauration d’un tel monument. À la Conchée par exemple, ils acheminent les matériaux en hélicoptère. Comment à l’époque de Vauban, a-ton fait ? » Ce passionné explique restaurer à la manière du 18e siècle, avec comme unique moyen de transport son petit bateau. « Je me suis plongé dans tous les traités des corps de métier qui travaillaient sur les chantiers de l’époque ». Pour s’informer et comprendre, une semaine par an, il parcourt les archives Vauban, à Vincennes, à la Bibliothèque nationale, au Cabinet des Estampes, aux archives de la Marine, des bâtiments de France, des monuments historiques…
Il n’a de cesse de saluer l’intelligence du raisonnement de l’époque : « Je reprends leurs méthodes. On ne porte pas les pierres, mais on les tire avec des palans, des tire-forts ou on les roule sur des rouleaux. Sans hélicoptère, j’ai réussi à monter deux canons de 1900 kg, que la Ville de Rochefort m’a offerts », raconte-t-il avec fierté.
En quinze ans, Alain-Étienne Marcel dit avoir remonté soixante-treize pierres. « Leur poids moyen s’élève à 130 kg. La plus lourde pesait 600 kg ». Il sait optimiser les coûts de son chantier pharaonique : « Les pierres sont sur place, la chaux ne coûte rien et je prends du sable de mer délavé, comme le faisaient les militaires. Pour l’eau, j’ai remis la citerne en service… Ce qui coûte cher, c’est la main-d’œuvre, mais il ne faut pas rentrer dans ce schéma, car sur un fort on est tenu par le rythme des marées et la météorologie, comme au 18e siècle ». En maître d’œuvre passionné, il sait compter sur une dizaine de bons amis.
« Les matériaux, je les prépare à terre et on les embarque. Franchement, ce sont toujours des moments sympathiques ! Il n’y a pas une année où j’ai emmené moins de quinze à dix-huit tonnes de matériel ». Septuagénaire alerte, Alain-Étienne Marcel n’a fait valoir ses droits à la retraite que très récemment. Il a consacré sa vie de loisirs à la restauration. Avec humilité, il explique : « Je ne me suis jamais considéré comme propriétaire du Petit Bé. Le dernier propriétaire était pour moi le roi de France… quand je vois comment la Ville l’avait laissé à l’abandon ! Je ne m’attribue rien. Mon but, c’est de restaurer un patrimoine qui le mé- rite. » La preuve est pour lui la reconnaissance, en 2007, de douze sites Vauban inscrits au titre du patrimoine mondial de l’humanité. « Tous ceux qui m’aident, le fort leur appartient. Ils ont la clef, ils peuvent venir avec leurs amis, faire une fête, etc. C’est un moyen de faire partager, car c’est à l’intérieur qu’on apprécie la qualité architecturale. »
Récemment, il a été contacté par Airbnb. Le site Internet de location de vacances était à la recherche de demeures remarquables pour ses clients. Ce revenu non né- gligeable devrait permettre au jeune retraité de poursuivre l’aventure. « Je l’ai rendu habitable comme en 1710, avec la chambre des sous-officiers, le carré des officiers… Il y a des barbecues, une gazinière, de la vaisselle. Pour les toilettes, il y a les latrines des militaires, peu confortables. J’ai installé des toilettes et bientôt une douche, sans dénaturer le fort. Si les dames veulent se rendre aux toilettes la nuit, il y a les chaises percées avec le seau… ». De l’authentique qui ne manque pas de panache ! « Il faut compter de 600 euros la nuit pour deux personnes à 1 600 euros pour seize personnes, car il y a toute une intendance à gérer ». Embarquement à la cale de Dinan ! À signaler : Le Petit Bé est accessible à pied quelques heures pendant treize jours sur les vingt-huit jours de la marée, soit une semaine sur deux.
« Un fort, il faut le faire vivre. Si on veut faire aimer le patrimoine, notamment par les gens du coin, il faut le faire visiter. Pour cela, il faut l’entretenir et donc dégager une petite recette, d’où cette micro-économie ». Alain- Étienne Marcel a réussi le tour de force d’illuminer le fort, la nuit : « Au moment de la tempête, quinze des dixhuit projecteurs que j’avais installés ont disparu. Heureusement, les commerçants de Dinard m’ont aidé. J’ai installé un groupe électrogène, acheminé cette fois par hélicoptère. Je n’ai pas eu le choix. Je le mets en route avec mon téléphone portable. J’ai consommé 1 200 litres de fuel, l’an dernier, transportés par bidons ».
Au rythme de 150 jours consacrés chaque année au Petit Bé et avec ses « bons amis », Alain-Étienne Marcel avait imaginé vingt années de travaux. « Je suis dans les temps. Il me reste encore cinq ans pour en faire le diadème du patrimoine de Saint-Malo. J’ai toute la façade à reprendre. Je tiens à finir de mon vivant. Ce que je restaure tiendra au moins 300 ans. Il n’y aura plus que du petit entretien à faire pour mes deux filles qui reprendront un jour l’activité touristique ».