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Contributions
#05
Après les régionales : l’enjeu du renouvellement du personnel politique
RÉSUMÉ > Loin des commentaires convenus sur les élections régionales, Jean-Luc Richard plaide pour une démocratie d’élus désintéressés. Il met l’accent sur l’absence des listes socialistes d’experts des questions écologiques, d’entreprenariat ou universitaires ou d’anciens leaders de grands mouvements sociaux. Au contraire, la nouvelle génération politique est de moins en moins représentative de la société au profit de ceux qui font métier de l’action politique et en tirent la totalité de leurs revenus. Ce serait l’une des causes de l’abstention.

     La victoire de la liste de Jean-Yves Le Drian n’a pas constitué la surprise principale des élections régionales. Bilan peu contesté, programme préparé dans des forums ouverts à de nombreux acteurs, président sortant largement apprécié de la population, difficultés de l’UMP à dé- signer un leader et contexte national délicat pour ce parti, plusieurs facteurs permettaient à Jean-Yves Le Drian et ses soutiens d’être confiants. Regardons donc, non seulement le résultat final, mais aussi les évolutions électorales, l’abstention, le pourquoi et les conséquences de la triangulaire entre la liste du socialiste, celle, écologiste et régionaliste, de Guy Hascoët, et celle de la « majorité présidentielle » menée par Bernadette Malgorn et animée par l’UMP. La stratégie de Jean-Yves Le Drian doit être analysée au regard des résultats dans un premier temps, au regard des conséquences politiques ensuite. Enfin, les événements doivent être situés par rapport aux tendances lourdes des mœurs politiques. 

Stabilité de la gauche en voix, hausse de l’abstention, effondrement de la majorité

     En 2004, au premier tour, la liste Le Drian obtenait, dans la région, avec le soutien du PCF et des radicaux de gauche, 522 000 voix et 38,5 %. Six ans plus tard, Jean- Yves Le Drian rassemble 408 500 électeurs au premier tour (37,19 %), sans le soutien du PRG, exclu de la liste malgré un accord national, mais avec le soutien de quelques notables ex-Verts ralliés. Toujours à gauche, un nombre de voix représentant 80 % des voix communistes et apparentées du Front de gauche aux européennes de 2009 se portent, en 2010, sur la liste du Front de gauche menée par le maire communiste de Hennebont, contre l’avis de la légère majorité de communistes ayant approuvé la participation à la liste Le Drian dès le premier tour.
     L’abstention de 51,18 % au premier tour atteint un niveau historiquement élevé, d’autant plus remarquable dans une région à forte identité culturelle comme la Bretagne. Cependant, si Jean-Yves Le Drian perd bien 20 % de son nombre de voix en six ans, la concurrence du Front de gauche, l’absence de soutien des radicaux de gauche et la présence de la liste de Christian Troadec expliquent une partie de cette perte. L’usure du pouvoir aura finalement été très faible. Ce quasi-maintien du nombre total de voix obtenues par addition des voix des listes Le Drian et du Front de gauche est remarquable.
     Les Verts, l’UDB et la liste alternative de Chistian Troadec (liste que je ne classe pas comme exclusivement de gauche, mais comme principalement de gauche) ont obtenu 134 000 plus 47 000 voix, soit 181 000 voix, à comparer aux 131 000 voix de la liste Verts-UDB de 2004. De ce côté, dans un panorama de baisse de la participation et de stabilité globale du nombre d’électeurs soutenant les listes issues de la majorité régionale, la dynamique bretonne de cette composante de la gauche est positive et forte. Par conséquent, le renforcement de la gauche, en nombre de voix exprimées dans la région et non seulement en termes de pourcentage, est une situation unique en France.
     Pour la droite, les deux tours de scrutin constituent un échec sans précédent (260 000 voix et 23,73 % en 2010 contre 347 000 voix et 25,60 % en 2004). Les séquelles de l’affrontement entre Jacques Le Guen (député du Finistère désigné tête de liste par les militants de l’UMP puis désavoué) et Bernadette Malgorn ont été vives. Seul l’Est de l’Ille-et-Vilaine représente un espace significatif, cohérent et continu, où la liste UMP arrive en tête, dans un bloc homogène d’environ 70 communes. Curieusement, en ne présentant pas de candidats socialistes issus de cette partie du département en position éligible, les socialistes ont sans doute participé au maintien de la « tâche bleue » vue, sur les cartes régionales du vote, dans la presse locale.

Retour sur « l’avant premier tour »

     Jean-Yves Le Drian, bien que confronté à la liste Europe Ecologie Bretagne, à une liste de sensibilité communiste (qui a donc obtenu finalement près de 40 000 voix) et une liste régionaliste menée par un élu sortant de sa majorité, a réservé, avant le premier tour, de nombreuses places sur sa liste à des représentants de sensibilités qui avaient toutes, par ailleurs, en compétition, une liste issue de leurs rangs d’appartenance militante de long terme.
     Au lieu de prendre acte du choix majoritaire des Verts, comme dans les autres régions, de concourir sous leur propres couleurs au premier tour, Jean-Yves Le Drian a choisi de proposer six places éligibles à des personnalités minoritaires de mouvance écologiste, ayant constitué une association d’une centaine de membres, Bretagne Ecologie, largement composée d’élus Verts minoritaires dans leur parti. Cette stratégie était curieuse car elle reposait en fait sur des ralliements d’individus et non sur l’encouragement au regroupement autour des partis politiques. L’avatar des tentatives ultimes de janvier 2010 visà- vis du PRG l’illustre.
     D’autres places furent réservées à des personnes issues de la société civile. De plus, nombre de places sur les listes socialistes furent attribuées à des élus ayant déjà un autre mandat d’élu ou vivant déjà de la politique comme permanents politiques, collaborateurs d’élus ou assistants parlementaires.
     Au sein du PS, la composition des listes ne fit pas l’unanimité quelques semaines après le vote des orientations officiellement envisagées par le PS depuis ses consultations militantes d’octobre 2009. A l’heure où l’individualisme croissant fait des ravages dans le monde des citoyens engagés dans l’action publique locale, cette stratégie ne pouvait être que mal vécue par ceux pour qui, conséquence d’un engagement de plusieurs années de militantisme politique et syndical, un mandat est précédé d’une formation à l’exercice de la fonction d’élu local.
     Plutôt que de chercher au sein du Parti socialiste des militants ayant une expertise sur les questions écologiques, d’entreprenariat ou universitaires, Jean-Yves Le Drian alla chercher ailleurs. Pour prolonger, à un moment clé pour l’avenir de l’enseignement supérieur en Bretagne (Université européenne de Bretagne, nécessité d’une fusion Rennes 1 – Rennes 2), une tradition qui avait mené des universitaires brillants en politique dans la région et sur la scène nationale, on s’attendait à une présence significative d’universitaires impliqués dans des dynamiques régionales et scientifiques, sur les différentes listes. Ce ne fut pas le cas. Par ailleurs, contrairement à ce qui fut observé dans la plupart des autres régions, Jean- Yves Le Drian ne proposa pas d’inclure dans sa liste des anciens leaders des grands mouvements sociaux, animés par les syndicats, qui ont marqué la région ces dernières années.

     Au soir du premier tour, à Rennes, après les 28 % aux européennes de juin 2009, la liste principalement animée par Les Verts obtient 18 % des voix. Avec près de 15 % des voix en Ille-et-Vilaine et plus de 12 % sur l’ensemble de la région, les Verts ne concrétisent pas leur ambition de peser 15 % des voix. Cependant, leur liste est en nette progression par rapport à 2004, où ils avaient obtenu régionalement 9,7 % des voix. La campagne électorale avait bruit de rumeurs comme quoi l’union entre les listes Le Drian et Europe Ecologie Bretagne pourrait ne pas se produire. Les faits confirmèrent le bien-fondé de ces intuitions.
     Dans un entretien au Télégramme de Brest, le politologue Thomas Frinault rappelait récemment que les leaders d’Europe Ecologie avaient pu traiter Jean-Yves Le Drian de « dernier des Mohicans » sans s’attitrer de réponse de la direction nationale du Parti socialiste. Il constate: « Rue de Solférino, c’était zéro soutien et silence radio » . Proche de Martine Aubry, Marylise Lebranchu, première de la liste finistérienne, ne publia sur son site internet aucun des messages de Jean-Yves Le Drian entre les deux tours de l’élection régionale. D’autres firent un peu plus. Le 16 mars, Bernard Poignant, président du Breis (Bureau régional d’étude et d’information socialiste), déclarait souhaiter que les écologistes soient intégrés dans l’exécutif régional à hauteur du poids que les électeurs leur auraient accordé. Ce même souhait fut exprimé par Thierry Burlot, premier secrétaire fédéral du PS des Côtes-d’Armor.
     L’absence d’union fut très vivement regrettée par de nombreux militants attachés à l’unité d’action au tour décisif. Jean-Yves Le Drian refusa d’appliquer la règle d’Hondt, méthode dont la mise en oeuvre constitua ailleurs souvent le minimum à partir duquel les négociations eurent lieu. Le président sortant considérait qu’il ne pouvait y avoir quatre élus de Bretagne Ecologie et quatorze d’Europe Ecologie Bretagne au sein du conseil, car il considérait, par un curieux calcul, qu’un tel nombre de sièges aurait correspondu à un score de 23 % de la liste Europe Ecologie! Finalement, au soir du deuxième tour, c’est dix-sept élus écologistes et UDB qui siègent au sein de l’institution régionale (sans compter la régionaliste Léna Louarn) car Jean-Yves Le Drian avait en réalité sacrifié six places éligibles pour Bretagne Ecologie.
     Après le second tour remporté par la liste à dominante socialiste (50,27 % pour la région mais seulement 47,99 % en Ille-et-Vilaine), le maire PS de Saint-Jacques-de-la- Lande, constate, le 25 mars, dans Ouest-France: « Il faut reprendre le dialogue avec les écologistes. J’ai ressenti une profonde aspiration de notre électorat en ce sens pendant la campagne. On y arrive à Saint-Jacques, alors…». Sur le site internet de Yohann Nédélec, maire du Relecq-Kerhuon et conseiller régional PS sortant, la lecture du message de Marif Loussouarn, élue responsable des Verts du Pays de Brest, l’illustre. A Paris, entre les deux tours, Anne Hidalgo, première adjointe-au-maire de Paris, alla jusqu’à indiquer, sur les plateaux de télévision, « ne pas excuser Jean-Yves Le Drian ». Il nous semble que l’attitude de la direction nationale du Parti socialiste doit être envisagée comme s’inscrivant dans une volonté globale de renouvellement et de changement des pratiques.

     La grande majorité des élus ont conscience de l’importance sociale de la forte abstention. Claudy Lebreton, président du Conseil général des Côtes-d’Armor déclarait ainsi, le 21 mars au soir : « Pas d’excès de triomphalisme cependant. Croire que le PS est totalement guéri serait une erreur magistrale. L’abstention est une vraie question ». L’écoute des raisons de l’abstention et de l’émergence de votes alternatifs (voire « anti-système ») permet de conclure que ces questions sont essentielles. Cependant, tandis que la crise du politique provoque, dans d’autres régions, le retour du Front national sur les scènes politiques locales, ce n’est pas le cas en Bretagne. Ses succès demeurent limités, dans les territoires connus de ses implantations littorales et, de plus en plus souvent, rurales, repérées depuis une dizaine d’années. La dynamique de la liste Europe Ecologie Bretagne des Verts et de l’UDB, ne repose pas seulement sur une sensibilité accrue aux questions écologiques. Le rapport des élus à la démocratie est tout aussi essentiel. Pendant longtemps, bien des élus, mais il en reste de moins en moins, reversaient à leur formation la majorité de leurs indemnités d’élus (autrefois plus faibles) et continuaient à exercer, éventuellement à temps partiel une activité professionnelle identifiée comme indépendante de la politique. On sait que les citoyens sont sensibles à cet aspect des choses.
     À ce titre, la présence massive d’assistants parlementaires et autres professionnels de la politique sur la liste de l’UMP a sans doute constitué une erreur stratégique de ce parti. A gauche, il fut un temps ou le Parti socialiste s’appuyait sur des militants ne vivant pas de la politique, et en tous les cas, pas dès leur sortie du système éducatif. Il en était ainsi dans le Finistère, où les cursus syndicaux, associatifs, intellectuels des candidats étaient la garantie d’une force ouverte vers la société.
     Attaché aux emplois de fonctionnaires car opposé à l’emploi de contractuels qui crée des conditions de dépendance, le Parti socialiste, et il le faisait encore récemment dans le Finistère aux municipales, évitait de présenter des militants qui n’avaient connu autre chose que des emplois « politiques » obtenus non par concours mais par choix discrétionnaire. Comme l’a noté le politologue Rémi Lefebvre, les formations politiques ont connu, ces dernières années, une transformation de l’économie morale du militantisme, ce qui a accru la défiance de nombreux citoyens à l’égard des élus. La région Bretagne se singularise par sa décision d’accorder des indemnités d’élus proches du maximum légal autorisé. Parmi les régions les plus généreuses avec ses élus, la Bretagne creuse l’écart avec les Pays de la Loire, pourtant aussi dans le haut du tableau, où le montant moyen des indemnités par élu est de 34 578 euros. Dans certains départements d’autres régions, les élus de gauche reversent des proportions importantes (jusqu’à 50 %) de leurs indemnités pourtant moins importantes à leur formation politique.
     Par ailleurs beaucoup de Bretons, et de Rennais en particulier, sont étonnés de voir que la nouvelle génération politique qui émerge, de tous côtés, apparaît, sauf peut-être dans le Finistère, comme de moins en moins représentative de la société, mais aussi de moins en moins représentative des profils associatifs, syndicaux et intellectuels qui mèneraient le monde politique, rennais en particulier, à offrir des espoirs, des repères et des contributions permettant aux Rennais de voir leurs représentants occuper des fonctions politiques importantes, non seulement en Bretagne, mais aussi au niveau national. Or, région excentrée, la Bretagne ne peut se permettre de voir son personnel politique marginalisé sur la scène nationale. L’absence de ministre breton dans l’actuel gouvernement et, pour la gauche en particulier, l’absence de ministre socialiste d’Ille-et-Vilaine depuis Edmond Hervé et la première moitié des années 1980 sont et ont été des handicaps. À ce jour, le seul élu d’Ille-et-Vilaine au Parlement européen est une rennaise d’Europe Ecologie, ni le PS, ni l’UMP d’Ille-et-Vilaine, n’ayant convaincu leurs directions nationales au moment des investitures.
     À la lumière de toutes ces observations, plusieurs chercheurs en sciences sociales et politiques pensent sans doute que l’heure est désormais à l’écologie politique et au régionalisme. C’est assurément le cas du sociologue Daniel Cueff (élu conseiller régional Bretagne Ecologie), de la politiste Gaëlle Rougier (élue conseillère régionale de la liste Europe Ecologie Bretagne), de l’historien Jean-Jacques Monnier (auteur de l’ouvrage Le Comportement électoral des Bretons  et élu historique de l’UDB à Lannion), ou encore du politiste Tudi Kernalegenn, candidat de la liste des Verts aux municipales de 2008 à Rennes et co-directeur d’un récent ouvrage sur l’histoire du PSU en Bretagne).
     Observateur et commentateur, lui non-engagé, de la vie politique bretonne, Romain Pasquier, chercheur CNRS au sein de ce même laboratoire (le Centre de recherches sur l’action politique en Europe), considère même, dans Ouest-France du 23 mars dernier, que « C’est aussi par les villes, en s’appuyant sur l’émergence de nouvelles classes sociales, que la gauche avait commencé à conquérir la Bretagne dans les années 1970. Le même mécanisme est aujourd’hui à l’oeuvre pour Europe Ecologie ».
     Pour notre part, il nous semble que la perspective de voir l’écologie politique supplanter le Parti socialiste, à Rennes d’abord, et en Bretagne ensuite, ne serait possible que si le Parti socialiste ne trouvait pas, en interne, et dans l’exercice du pouvoir local, la volonté de rénover profondément son fonctionnement. Politologue auteur d’une thèse sur les comportements électoraux en Bretagne, Jean-Jacques Urvoas, maître de conférences à l’Université de Bretagne Occidentale, devenu député de Quimper et ayant par conséquent démissionné de la présidence du groupe socialiste au conseil régional par hostilité au cumul des mandats, le pense aussi. La lecture de son site internet l’illustre: « Notre organisation a besoin de se transformer, d’imaginer les moyens de se rénover (…). La voie de l’indispensable changement interne est escarpée car le poids des confortables habitudes va être pesant ». Si le Parti socialiste veut à la fois contenir la progression des Verts et présenter un visage susceptible de démontrer une capacité à exercer le pouvoir national, cette rénovation s’impose. Pour l’UMP, une analyse sérieuse des raisons de son échec est encore plus indispensable. En fait, ce sont toutes les formations politiques parlementaires qui doivent prendre en compte les multiples significations d’une si forte abstention lors des derniers scrutins électoraux.