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Contributions
#25
Art et démocratie, un dialogue fécond
RÉSUMÉ > Si les années 1980 ont enregistré un recul du politique et des grands débats sur l’engagement de l’art qui ont marqué le 20e siècle, les décennies suivantes ont vu naître de nouvelles formes de politisation de l’art. à Rennes, un groupe d’étudiants et de professeurs de l’École Européenne Supérieure d’Art de Bretagne s’est plus précisément penché sur les pratiques démocratiques qui, aujourd’hui, s’exercent dans le champ de l’art. Retour sur les coulisses de ce travail collectif qui connaît de nombreux prolongements dans le cadre d’un projet européen itinérant.

     Depuis septembre 2012, L’EESAB - site de Rennes et la Criée sont partie prenante d’un projet européen, Art Coopération Transmission (A.C.T.) Democ[k]racy (voir encadré p.124). A.C.T. rassemble sept partenaires institutionnels – en France, aux Pays-Bas, en Roumanie et en Serbie – plus de quarante artistes et une vingtaine de chercheurs. à travers un programme d’expositions, de séminaires et de résidences, ils entendent promouvoir l’art comme un espace critique où l’exercice de la démocratie, dont le déclin s’affirme en Europe, peut être repensé, discuté et réinventé. à cet exercice créatif, l’enseignement artistique peut contribuer. C’est dans cet esprit qu’à l’EESAB de Rennes, une recherche sur les pratiques démocratiques des artistes contemporains s’est engagée. Elle a été menée par une dizaine d’étudiants1 accompagnés par deux professeurs du département Communication, George Dupin et Olivier Lebrun, et moi-même qui enseigne dans le département Art.

     La recherche s’est développée dans le cadre d’un dispositif spécifique proposé aux étudiants. Il s’agissait de concevoir une exposition virtuelle. Elle ne présentait aucune oeuvre physiquement, mais elle documentait par des images et des textes, celles que nous choisirions dans un vaste corpus à construire. Sans aucune contrainte de transport, ces conditions étendaient considérablement le champ de notre prospection. De plus, elles servaient une volonté de bâtir une exposition légère et itinérante, extensible et modulable afin qu’elle puisse voyager chez nos partenaires à Eindhoven, à Cluj et à Belgrade. La publication qui l’accompagnait, un journal, pouvait également être complétée à moindre frais.
    La question des rapports entre art et démocratie se posait donc au sein d’une exposition et d’une édition, deux espaces réflexifs où une pensée critique, individuelle et collective, devait s’exercer pour aboutir à un choix argumenté d’oeuvres et de documents.

     Nos premières discussions ont été consacrées à la démocratie, à ses critères, à ses contradictions, mais aussi aux pays où les droits de l’Homme sont bafoués et aux replis identitaires et sécuritaires, symptômes d’une crise de la démocratie en Europe. Parmi les textes et les informations réunis, nous avons découvert qu’un indice, créé par le groupe britannique The Economist, permettait d’évaluer le niveau de démocratie de 167 pays dans le monde. On sait que cet indice est contesté mais nous avons été surpris d’apprendre que depuis 2010, la France avec une note de 7,77 sur 10, c’est-à-dire inférieure à 8, appartenait à la catégorie des démocraties dites imparfaites comme la Roumanie et la Serbie. Chez nous, une hyper présidentialisation du pouvoir, des pressions sur les médias et un problème d’abstention dans les urnes motivaient cette mauvaise note. Quant aux Pays-Bas, ils conservaient celle de 8,89. Fiables ou pas, ces chiffres ont ouvert un débat sur les fausses démocraties manipulées par la presse et les lobbies.

Sur la piste des « oeuvres démocratiques »

     Sur le terrain de l’art que cherchions-nous ? Des oeuvres qui traitaient de la démocratie ou qui recouraient à des principes démocratiques ? Pouvions-nous parler « d’oeuvres démocratiques » ? à priori, pour les étudiants, c’était des oeuvres qui, respectant les principes de la démocratie, devaient être accessibles, voire appartenir au plus grand nombre. Mais dans ce cas, devait-on vraiment exclure les oeuvres susceptibles de s’adresser à un petit nombre ? L’existence démocratique des minorités fut alors largement discutée. Parmi les nombreux sujets abordés, deux observations ont marqué notre recherche. D’une part, les étudiants accordaient une place importante au spectateur et d’autre part, ils s’attachaient à faire une distinction entre les artistes qui documentaient des questions démocratiques et ceux qui inventaient des formes d’actions démocratiques. Ces préoccupations ont persisté lorsque l’on s’est interrogé sur la forme de notre exposition. Serait-elle démocratique ? Serait-elle réalisée démocratiquement ? Donnerait-elle la parole au public, pouvait-on envisager sa participation et comment ? De fait, il s’agissait de savoir si nous allions parler de démocratie dans des conditions qui procèdent de son exercice.

     À la tête d’un corpus de quelque soixante oeuvres, nourri par les propositions de chacun, notre collectif devait affronter un problème plus ardu. Pratiquement, une vingtaine d’oeuvres suffisaient à montrer comment les artistes investissaient le champ de la démocratie. Encore fallait-il s’accorder sur le choix des oeuvres en déterminant ensemble des critères de sélection. Pour résoudre cette question, nous avons construit une grille de classement. Reprenant la distinction entre documenter et inventer, elle permettait de repérer les lignes de forces qui animaient les démarches des artistes et d’en préciser les enjeux démocratiques. Joëlle Zask, philosophe2, nous a aidés à finaliser ce travail. Au terme de deux journées de débats intenses où chacun défendait les oeuvres qui lui semblaient les plus pertinentes, quatre stratégies d’artistes ont émergé : critiquer, inventer, agir, identifier. Matière à réflexion, elles ont permis aux étudiants d’aboutir leur sélection d’oeuvres. Je n’en citerai que quelques-unes.

     Critiquer, un exercice majeur de la formation des étudiants et une pratique essentielle de la démocratie, aurait pu réunir la plupart des artistes. Parmi ceux qui défendent activement cette position, le polonais Artur Zmijewski met en scène un des paradoxes de la démocratie dans une oeuvre intitulée en anglais Democraties (2009). Une vingtaine de moniteurs identiques diffusent de courts documentaires sur des rassemblements publics, manifestations, enterrements, défilés où des opinions antagonistes, légitimes ou intolérables, s’expriment sur un pied d’égalité. Le néerlandais Aernout Mik, lui, expérimente le modèle démocratique d’une communauté sans structure où tous les individus sont égaux. Pour réaliser Communitas (2010), une installation vidéo, il réunit une assemblée non organisée filmée à huis clos. Ses membres, dont les rôles sont instables, sortent alors de la normalité.
    Pour d’autres artistes, il s’agit d’inventer des formes de protestation. East Side Story (2006-2008), du croate Igor Grubic, confronte deux vidéos. L’une est composée d’extraits de documentaires qui témoignent des violences perpétrées lors des premières Gay Prides à Belgrade et à Zagreb. Dans l’autre, des danseurs réinterprètent à Belgrade ces scènes agressives, modèles de l’intolérance contre les minorités qui se manifeste impunément dans l’espace public d’une démocratie libérale.
    De nombreux artistes cherchent à agir très concrètement dans la réalité. En 2003, Santiago Sierra mure l’entrée du Pavillon espagnol lors de la Biennale de Venise. Seuls les ressortissants espagnols munis d’un passeport peuvent y entrer. à l’intérieur le pavillon est vide. La communauté artistique est ainsi privée de l’accès à ce lieu tout comme les pays qui, privés de pavillon à Venise, ne peuvent pas jouer le jeu de la représentation nationale. En France, Sylvie Blocher a fondé « Campement urbain », un groupe qui invente de nouvelles pratiques urbaines. Un de leurs projets, Je et Nous (depuis 2003), consiste à proposer aux habitants de Sevran-Beaudottes, dans la banlieue Nord de Paris, où la densité de la population ne permet à personne d’être seul, de créer un lieu singulier, un lieu à une place confié à la communauté mais qui accorde à chacun la possibilité de s’en extraire pour goûter aux plaisirs de la solitude.
    Enfin, les artistes cherchent aussi à identifier certains blocages démocratiques. Till Roeskens, un artiste allemand passionné par la géographie, montre comment la guerre supprime la démocratie (Vidéocartographies, Aïda, Palestine, 2009). Il demande aux habitants du camp de Aïda à Bethléem de dessiner les cartes de ce qui les entoure. Au fil des dessins et des récits enregistrés en vidéo, on découvre le camp de réfugiés, on suit les parcours des habitants qui doivent sans cesse déjouer les pièges de l’état de siège dans lequel ils vivent.

     Intitulée A.C.T - Democ[k]racy - Documents, l’exposition a eu lieu en mai 2013 à l’École Européenne Supérieure d’Art de Bretagne à Rennes. Réalisée par les étudiants3, elle consistait en une mise en espace des visuels qu’ils avaient réunis pour documenter les oeuvres choisies. Des lignes graphiques marquaient les liens que les unes avaient avec les autres. Dans une salle attenante, le public avait accès à l’ensemble du corpus d’oeuvres et au déroulé de la recherche. Pour répondre aux objectifs fixés, les étudiants avaient retenu la belle idée de concevoir un journal qui contenait toutes les images exposées, accompagnées de textes éclairant les démarches des artistes. Le journal étant offert aux visiteurs, chacun pouvait donc construire sa propre exposition selon d’autres articulations des oeuvres, à partir d’une publication on ne peut plus légère, mobile et extensible.