Passé presque inaperçu lors de sa première édition en 1913, le Tableau politique de la France de l’Ouest, d’André Siegfried, vient de faire l’objet d’une nouvelle consécration : la tenue d’un colloque savant à Cerisy, à l’occasion de ce centième anniversaire.
Osons d’emblée une hypothèse : l’entreprise menée par André Siegfried doit essentiellement au fait qu’il était le fils de son père. Jules Siegfried mena en effet une longue et brillante carrière politique au sein des cénacles républicains, de la mairie du Havre à divers postes ministériels en passant par la députation. Désireux un temps d’embrasser à son tour la carrière politique, André Siegfried, qui disposait pourtant de toutes les qualités de l’héritier, n’y connut que des échecs qui le convaincront d’embrasser plutôt la carrière universitaire...
Peut-être faut-il voir dans ces insuccès l’un des ressorts de son travail novateur : constatant la stabilité des comportements électoraux, leur territorialisation, et posant même l’hypothèse de leur lien avec la composition géologique des sols, Siegfried ne trouvait-il pas là le moyen implicite d’expliquer ses défaites électorales, de se dédouaner de ces campagnes électorales infructueuses, de s’exempter de ses responsabilités… « Ce n’est pas ma faute, mais bien celle des électeurs, si mon talent ne les a pas séduits... »
Ce constat de la relative stabilité et de l’ancrage territorial des comportements politiques (que l’on désignera bientôt sous l’expression de « modèle écologique du vote »), Siegfried le place au point de départ de son analyse. Et il est vrai que, de ce point de vue, l’ouvrage est d’abord une prise de position majeure dans le débat qui secoue les élites intellectuelles et politiques depuis les débuts de la révolution démocratique, autour de la question du suffrage universel. À ceux qui plaident pour une raison également partagée et s'appuient sur l'idéal d'un citoyen informé et participant, comme à ceux qui s'inquiètent de l'instabilité, voire de la versatilité, de citoyens trop souvent ignorants de la chose publique, Siegfried répond en constatant que, depuis la réelle stabilisation du suffrage universel masculin, au début des années 1870, les électeurs n'ont pas fait n'importe quoi, mais ont en quelque sorte trahi et traduit des logiques profondes qu'il revient précisément à l'observateur attentif de mettre à la lumière.
C'est le défi qui est au coeur du Tableau politique1. Mais l’innovation ne se limite pas à ce seul aspect. C’est en effet à une véritable enquête de plusieurs années que Siegfried va se livrer : collecte des résultats, qui l’amène à constituer par le biais de fiches détaillées une incomparable banque de données avant l’heure, travail de terrain et multiples déplacements dans les territoires concernés, où il mène de nombreux entretiens avec les acteurs, etc. Ce travail descriptif fera largement la postérité du Tableau, première tentative d’une longue série d’analyses des comportements électoraux, tentative pionnière d’une sociologie électorale.
C’est d’ailleurs en partie l’époque qui explique cet aspect du livre. Car, pour plaider la cause de la stabilité, encore convenait-il simplement de disposer d’un minimum de recul : ici, un peu plus de quarante années d’élections, sans compter les quelques traces issues des scrutins révolutionnaires ou de la très brève Deuxième République.
Du Tableau politique, on a très souvent retenu l’hypothèse audacieuse qu’y formule Siegfried d’un lien entre la composition géologique des sols et le comportement politique, comme le suggèrent deux formules auxquelles on résume parfois l’apport de l’ouvrage : « le granit vote à droite, le calcaire vote à gauche », ou encore, « le granit produit le châtelain et le curé, le calcaire produit l’instituteur ». Il est vrai que le premier temps de la partie descriptive du livre s’ouvre sur l’évocation de la Vendée à propos de laquelle Siegfried s’exclame d’emblée : « Le premier guide à consulter, indispensable en la circonstance, est la carte géologique ». C’est ce chapitre qu’on a isolé au point d’y voir la clé du modèle d’explication de Siegfried, qui trouverait son point de départ dans l’analyse géologique et dans l’opposition du calcaire et du granit.
En fait, le livre est plus riche que ce résumé. Car si, pour le cas de la Vendée, la structure géologique semble essentielle à Siegfried, c’est autant pour ses conséquences que pour elle-même. Granit et calcaire modèlent en effet des formes différentes de mode de peuplement (habitat dispersé sur les terrains granitiques, caractéristiques des paysages de bocages versus habitat regroupé des sols calcaires ; isolement versus mode de vie villageois, voire urbain), des types de propriété foncière (grande propriété versus propriété égalitaire), des structures sociales (hiérarchiques versus égalitaires), elles-mêmes incarnées dans des figures sociales (châtelain et curé versus instituteur) et in fine des comportements politiques (droite versus gauche, ou fidélité à l’Ancien Régime versus défense républicaine). La chaîne causale est donc d’emblée plus riche que ne le suggèrent les caricatures.
Mais surtout, un doute demeure quant à la pertinence de l’explication elle-même. D’une part, la variable géologique n’est guère mise en avant dans le propos introductif, pas plus qu’elle ne figure parmi les données d’ensemble décisives que Siegfried reprend de manière synthétique dans la deuxième partie de l’ouvrage. Et même dans la première partie, sa pertinence apparaît rapidement contestée par Siegfried lui-même. En Maine et Anjou, par exemple, « la géologie nous sera d’un médiocre secours (…), avertit-il le lecteur. Ce n’est pas la nature du sol qui exerce ici l’influence dominante ».
Car Siegfried, malgré quelques ambiguïtés, proclame sa méfiance à l’égard de « l’explication unique, de la clé qui prétend ouvrir toutes les serrures ». « Je crois au contraire, note-t-il, que dans cette matière complexe, il faut presque toujours recourir à un grand nombre de causes dont aucune ne serait à elle seule suffisante, mais dont le faisceau apporte de précieuses clartés. » Cet éclectisme méthodologique fait la richesse d’un ouvrage qui, de manière pionnière, sollicite aussi bien les registres fiscaux de la propriété foncière que le taux de scolarisation des jeunes filles dans l’enseignement privé. Mais il participe aussi d’une fragilité qu’un historien comme Paul Bois soulignera, en reprenant, dans Paysans de l’Ouest, le questionnement inachevé de Siegfried sur le territoire sarthois.
Au-delà de l’explication géologique, dont l’influence a probablement été surestimée, deux grilles de lecture complémentaires apparaissent sous la plume de Siegfried. Dans plusieurs moments du Tableau, on pourrait parler d’une analyse quasi-marxiste, lorsque s’intéressant aux forces sociales qui prennent la forme de classes, Siegfried proclame comme une « conclusion évidente que les transformations économiques commandent les transformations politiques collectives des groupes sociaux ». Certaines pages consacrées à la situation des paysans de l’Ouest, auxiliaires de la conservation, voire de la réaction politique, ne sont d’ailleurs pas sans faire écho au Marx du 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte.
Moins souvent soulignées par ceux qui construisent Siegfried comme le père fondateur de la sociologie électorale, les nombreux recours à la race ou aux « mystères des personnalités ethniques » apparaissent plus problématiques et plus datés aussi. S’attaquant aux comportements politiques de la « Bretagne bretonnante », Siegfried abandonne la grille de lecture géologique, comme toute lecture « sociale », et insiste sur la pertinence de l’explication par la race : « Si nous parlons de race, c’est parce que la race est ici la grande explication des différences et des contrastes ». Autant que de la sensibilité de Siegfried à l’air du temps « racialiste », ces pages témoignent d’un culturalisme naïf, dont certaines expressions font toutefois rétrospectivement frémir, lorsque le stéréotype s’énonce dans les termes de la pureté et de l’âme « sans alliage ».
Peut-être convient-il sur ce point d’estimer à sa juste mesure l’explication racialiste2. Outre le contexte intellectuel de l’époque, Siegfried lui-même ne paraît pas toujours convaincu par sa pertinence, notamment lorsqu’il rappelle « que même entre eux, les Bretons de race celtique sont très différents les uns des autres ». Mais on peut aussi y voir le constat des limites de l’analyse : Siegfried n’évoque-t-il pas lui-même le recours au mystère des personnalités ethniques comme « l’aveu d’une défaite » ?
Il faut s’arrêter un instant, non plus tant sur les formes ou sur la méthode, que sur les résultats et les conclusions de Siegfried. La thèse est claire, au-delà de quelques nuances qui la confortent plus qu’elles ne la remettent centralement en cause. Siegfried n’hésite pas à évoquer, pour le « Grand Ouest », une ambiance de « guerre civile » qui continue dans les esprits, une « bataille entre l’ancien et le nouveau régime » (la fidélité à l’idéal d’une restauration monarchique et la foi républicaine), « la bataille de tous les instants, incessants et parfois sauvage, dans presque toutes les communes, où les même adversaires se retrouvent chaque jour, face à face ». Durcissant encore le propos, il entend décrire la « passion, l’intensité et la violence que les combattants apportent dans cette guerre politique qui mériterait, à sa façon, le nom de Guerre de Cent ans ».
Mais ce n’est pas pour autant que ces deux camps politiques se situent dans le Grand Ouest dans un rapport de forces équilibré. Si l’affrontement est si marqué, c’est en fait parce que les forces conservatrices et réactionnaires liées à l’Ancien Régime y dominent et y contrecarrent l’effort d’acculturation républicaine, parce que « l’Ouest est politiquement en marge de la France contemporaine ». La belle formule utilisée pour caractériser la situation de Nantes – « politiquement pas beaucoup plus qu’un îlot moderne dans un océan d’ancien régime » – en est une des illustrations. En d’autres termes, Siegfried participe bien d’une tradition d’analyse qui contribue à fixer le caractère éternel d’un comportement politique réactionnaire dominant et inscrit dans des formes immuables (la géologie ou la « personnalité ethnique »).
Sans doute est-ce l’une des raisons qui expliquent la prudence de Siegfried sur les évolutions à venir. Elle est en fait liée à une conviction établie au plus profond de sa démarche : celle de la stabilité des comportements politiques. Pourtant, certains éléments de la grille d’analyse, développés ici ou là, permettent d’envisager certaines des évolutions à venir, qui obligent à dépasser les stéréotypes dont Siegfried peine à se débarrasser. L’évolution des structures sociales, et notamment les transformations du monde rural ; l’épuisement progressif du rôle central de la noblesse terrienne ; le développement de la démocratie- chrétienne ; l’essor des villes et de l’urbanisation ; le développement des nouvelles couches urbaines en lien avec la scolarisation massive ; la généralisation du salariat ; les changements liés à la sécularisation ; les conquêtes enregistrées par le Parti socialiste d’abord dans les années 1930 puis, surtout, à compter des années 1970 : autant de phénomènes qui permettent d’expliquer le basculement progressif (et contrasté) à gauche de ce Grand Ouest, en même temps que la contribution en retour de ce territoire aux changements de ladite gauche.
Autant de phénomènes sur lesquels travailleront plus tard, vers la fin du siècle dernier, tant Suzanne Berger, Yves Lambert que Michel Lagrée ou, plus récemment, Christian Bougeard ou David Bensoussan. Autant de phénomènes, enfin, qui obligent à sortir définitivement des approches a-historiques, culturalistes sinon racialistes dont le Tableau politique est l’un des révélateurs. Les centenaires ont parfois quelques faiblesses...