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Histoire & Patrimoine
#10
Avec Georges Maillols (1913-1998) l’ivresse des hauteurs
RÉSUMÉ > Lorsque Georges Maillols s’installe à Rennes en 1947, la ville est loin de présenter cette ligne en dents de scie qu’elle offre aux automobilistes venant de Nantes. Les tours de la cathédrale et des églises de la métropole émergent facilement du promontoire de la ville historique ; elles n’ont pour rivales que quelques cheminées crachant la fumée noire de l’Arsenal. La pression foncière a rejeté le long des boulevards périphériques un habitat essentiellement pavillonnaire, et a formé de nouveaux quartiers à l’identité bien trempée : au sud, Sainte-Thérèse et Sacrés-Cœurs ; au nord-est, Jeanne d’Arc. Les premières tentatives de résorption du tropplein d’habitants ont certes fait sortir de terre le Foyer rennais, banc d’essai pour les futurs HLM, entre 1922 et 1933. Mais les destructions de la Seconde Guerre mondiale ont révélé l’ampleur du retard rennais en matière d’urbanisme, la vétusté de l’habitat et le vieillissement des équipements.

Des éperons taquinent l’envie de surplomber la ville

     Dans ce contexte difficile, Maillols ne trouve pas d’emblée sa place. Né à Paris le 21 avril 1913, il a suivi ses études à l’École des beaux-arts dans les années 30. Sensible à l’élan de la modernité, il géométrise l’architecture comme sur une partition ; la haute technicité du béton architectonique est la clé avec laquelle il souhaite composer des ensembles résolument avant-gardistes. Or Rennes manque d’ambition. Alors que la ville est sinistrée à 58 %, le projet de reconstruction de Lefort ne prévoit pas son extension. Repreneur du cabinet d’Henry Coüasnon, Maillols travaille donc d’abord à la reconstruction : il dirige les enquêtes sociales sur les « îlots insalubres », et construit rue d’Isly, puis rue Jules Simon et sur le quai de Richemont. Avec ces deux derniers immeubles, s’affirme déjà le tempérament vif de l’homme : au-delà de l’expérimentation, ces éperons encore timides taquinent l’envie de surplomber la ville.  
     L’occasion arrive bientôt, pleine de promesses. La prise de pouvoir d’Henri Fréville à la mairie et le grand hiver de 1953 réveillent les consciences. La période de 1953 à 1970 est en effet celle de l’aménagement planifié de la ville de Rennes et de sa modernisation intensive. L’objectif poursuivi par la municipalité étant de « faire de Rennes le moteur du nouveau dynamisme breton et de retenir les migrants ruraux qui partent chercher du travail à Paris1 ». De la cité d’urgence de Cleunay (30 ha), commencée en 1954, à la Zup-Sud (500 ha), l’une des plus grandes opérations françaises d’urbanisme de l’époque, débutée en 1966, ce sont près de 32 000 logements qui sont construits, sur près de 800 ha, et la création de près de 400 ha de zones commerciales et tertiaires, à la périphérie de la ville. En même temps, Rennes connaît une croissance régulière de sa population, passant de 124 000 habitants en 1954 à 188 515 en 1968, soit l’une des plus fortes de France. L’urbanisme suit : de 337 ha en 1874, la surface urbanisée est passée à 1 300 en 1939, à 2 100 en 1962 et à 3 900 environ en 1970.

     Autrement dit, le visage du Rennes d’aujourd’hui s’est construit en un temps record : difficile, donc, pour un architecte de se différencier de la monotonie des grands ensembles, et de répondre en même temps aux impératifs de la commande. Maillols, pourtant, réussit ce pari. En composant adroitement avec les règles d’urbanisme, il créé une architecture dynamique, quasi-aérienne. C’est, à deux pas du Thabor, la barre Saint-Just, à l’intersection des rues Lesage et Jean-Guéhenno, composition étonnante où il fait la part belle aux terrasses arborées, aux larges baies vitrées, sans vis-à-vis. Ce sont, en contrebas des Lices, les Horizons, épicentres du nouveau Bourg-L’Évêque. La rationalité imposée par l’articulation des tours de logement avec la dalle commerciale et le parking est largement atténuée par l’équilibre instauré entre les tours jumelles, les buildings formant la ceinture du quartier et le relief local ; les façades du premier immeuble de grande hauteur de France (IGH), composées de ciment blanc et de quartz concassé, irradient dans la grisaille bretonne. Le souci constant de Maillols de faire dialoguer l’architecture avec le paysage urbain le conduit à adopter la formule de Le Corbusier : le regard épouse largement la ville grâce aux fenêtre-bandeau, et les pilotis élancent la tour qui échappe ainsi à l’ancrage statique de la banalité.
     Autre insistance de l’architecte : installer la ville à la campagne. Qu’il s’agisse aussi bien du logement collectif qu’individuel, Maillols insère ses réalisations dans des contextes végétalisés denses, parfois antérieurs aux bâtiments. Jouant ainsi sur le relief et la nature, il adopte une ligne courbe pour l’Armor, en surplomb de la rue de Brest, et le modèle Tournesol aux Buttes de Coësmes. Il conçoit même l’agence Lamotte, boulevard Magenta, en fonction de l’arborescence d’un cèdre du Liban planté là ! Pour les Terrasses du Sud, au Blosne, et les Hautes- Ourmes, à la Poterie, l’implantation fantaisiste des immeubles suit un chemin sinueux, au coeur des bois. Mais surtout, ce sont les terrasses que l’architecte décline sous toutes les formes géométriques possibles : elles sont le prolongement naturel des appartements. La rue de Brest offre encore un panorama complet de nuances ; on y remarquera les balcons asymétriques et les terrasses formant l’escalier du Trimaran, et avec un peu de hauteur, la forme d’étoiles à huit branches des tours des Crystales.

Le parc de l’Arsenal arrêté par la municipalité Hervé

     Cette architecture hors-norme n’est pas à l’abri des critiques. Parce qu’il préfère trancher et marquer son époque, Maillols transcende la verticalité, ce qui n’est pas toujours bien compris. Sa liberté est surtout compromise en matière d’architecture publique. Si la commande du restaurant universitaire de Beaulieu donne encore le champ libre à l’espace et à l’innovation technique, le budget serré l’oblige à une réalisation nettement plus prosaïque des cités étudiantes. Au Champsde- Mars, il doit intégrer le restaurant universitaire dans le vaste programme de l’aménagement de l’esplanade, confié à Louis Arretche. De la même façon, le projet ambitieux de Maillols pour la Zac de l’Arsenal, commandé par Henri Fréville six mois avant la fin de son mandat, est rapidement arrêté par la nouvelle municipalité qui y voit un gouffre financier. Le projet aurait pourtant marqué la ville comme jamais : consensus végétal avec la minéralité exacerbée du Colombier, le parc de l’Arsenal était destiné à devenir le poumon du Rennes contemporain. Posées au centre d’un lac artificiel, deux cités, l’une judiciaire, l’autre municipale, devaient clore la mue, de verre et d’acier, de la ville devenue métropole urbaine.
     L’architecte « aux 10 000 logements » s’effacera dans les années 1980, en même temps que la nouvelle municipalité engage l’urbanisation rennaise dans une autre voie. Malgré quelques revers de fortune, Maillols a marqué le paysage de la ville de sa griffe audacieuse. Loin des avatars des cités dortoirs, il a donné force et mouvement à sa vision originale de la ville : Rennes, après lui, ne sera plus jamais la même.