du monde
PLACE PUBLIQUE> De quelle manière êtes-vous arrivé en Bretagne ?
CHERIF KHAZNADAR > Mon père étudiait à Grenoble quand il a rencontré ma mère. Il l’a épousée et ils se sont installés en Syrie. J’y suis né et j’y ai grandi. J’ai suivi des études d’administration commerciale à l’université américaine de Beyrouth, puis à l’université du Théâtre des nations à Paris. J’avais alors 22 ans. Après avoir travaillé pendant deux ans en Syrie, en tant que responsable des troupes dramatiques de télévision, je suis revenu en France. J’ai été engagé à l’ORTF afin d’étudier les projets de dramatiques et de feuilletons télévisuels. J’ai fait cela pendant six ans avant de revenir à l’action culturelle et au spectacle vivant. En 1973, à la suite d’un appel d’offres, j’ai postulé à la direction de la Maison de la culture de Rennes. Ma candidature retenue, j’ai pris mes fonctions le 1er janvier 1974. Je ne connaissais pas la Bretagne.
PLACE PUBLIQUE > Candidat pour diriger la Maison de la culture, quel projet avez-vous défendu ?
CHERIF KHAZNADAR > À l’époque, j’étais porté sur le théâtre. J’avais participé et assisté à des rencontres internationales de spectacle vivant. C’est là que ma vision du théâtre s’est élargie à l’évènement spectaculaire, en découvrant d’autres formes d’expression, en Inde, au Japon, en Afrique... Je me suis demandé pourquoi, en France, on ne les connaissait pas ou peu et pourquoi on se cantonnait au théâtre occidental. Quand j’ai posé ma candidature à Rennes, j’ai défendu cette ouverture sur le monde, en affirmant la vocation pluridisciplinaire de cette maison, souhaitant que le théâtre ne soit pas l’axe principal, mais l’un des axes. Sans le savoir, j’ai bénéficié de circonstances particulières. Les directeurs sortants, désireux d’être reconduits dans leurs fonctions, avaient fait passer le mot, via le Syndéac, que personne du métier ne se présente. N’étant pas dans ce réseau, je l’ignorais. Nous étions peu de candidats. J’ai été choisi de cette façon ; une telle nomination était inhabituelle.
PLACE PUBLIQUE > Vous avez dirigé la Maison de la culture de Rennes, de 1974 à 1981, en donnant une couleur particulière à votre engagement. Vous avez permis cette ouverture internationale tout en contribuant à la reconnaissance patrimoniale locale. Comment s’est faite cette articulation ?
CHERIF KHAZNADAR > Très vite, j’ai voulu connaître le terrain sur lequel j’allais pratiquer. J’ai vite compris que la culture particulière de la Bretagne n’avait pas le droit de cité à la Maison de la culture. Cela m’a surpris. Comme j’avais le désir de faire connaître d’autres formes de cultures étrangères, je me suis dit qu’il n’y avait pas de raison de les faire découvrir sans présenter celle de la région où nous étions. Quatre mois après mon arrivée, j’ai créé le Festival des arts traditionnels où j’ai inscrit des manifestations de culture bretonne. Ce qui a beaucoup surpris à l’époque et m’a valu quelques réprimandes. Nous avons continué, en organisant L’heure du conte hebdomadaire, à la cafétéria, en invitant des conteurs gallo et bretons. Nous avons proposé des concerts en engageant une véritable action avec Yann Fanch Kemener, recruté comme animateur.
PLACE PUBLIQUE > Et dans le domaine du théâtre ?
CHERIF KHAZNADAR > Dans le même temps, j’ai proposé le Festival de café-théâtre pour sortir de la lourdeur du théâtre institutionnel et introduire ce genre considéré à l’époque comme une forme marginale. Une petite révolution dans les maisons de la culture. Nous avons aussi lancé, dès la première année, le Festival du cinéma militant pour faire connaître le nouvel engagement dans le cinéma. J’ai essayé de mettre en oeuvre, le plus vite possible, tout ce en quoi je croyais. La reconnaissance internationale du Festival des arts traditionnels a eu un impact sur la ville et a été un élément déclencheur qui m’a mené à la création de la Maison des cultures du monde, à Paris.
PLACE PUBLIQUE > Quel accueil avez-vous reçu à Rennes ?
CHERIF KHAZNADAR > Ce premier Festival des arts traditionnels a rencontré l’adhésion d’un large public. Je crois qu’il répondait à un besoin d’ouverture sur le monde pour laquelle les Bretons sont friands, car ils sont de grands voyageurs. En même temps, le fait qu’il y ait eu le lien entre les activités de la maison et la culture bretonne, autant gallo que bretonnante, a été important pour un public jeune en quête de cette reconnaissance d’identité. Cette recherche de soi, de ses racines, cet attachement aux différences et cette connaissance de l’autre ont toujours été au coeur de mes engagements.
PLACE PUBLIQUE > Après votre départ, comment pensezvous que cette greffe des arts traditionnels a pris sur la ville ? En résumé, de votre passage que reste-t-il ?
CHERIF KHAZNADAR > Tout cela aurait pu continuer à Rennes. Des éléments futiles ont fait que cela s’est arrêté. Chaque fois qu’il y a un changement de direction, le nouveau directeur fait table rase du passé. Mes successeurs ont donc coupé avec les éléments forts de ma direction. Ils ont interrompu artificiellement ce festival qui avait encore son public et sa raison d’être. Le reprendre plus tard n’avait aucun sens. Entre temps, il faut dire aussi que d’autres évènements rennais s’étaient développés. Citons les Transmusicales que nous avions accueillies dans les locaux devenus l’Ubu. Il y avait aussi les Tombées de la nuit. Ce que je regrette, c’est cette coupure avec l’International.
PLACE PUBLIQUE > Si cette dimension internationale existe pour les musiques actuelles et le théâtre contemporain, pourquoi cette frilosité dans le domaine des arts traditionnels ? On pourrait s’étonner de voir que l’antenne de la Maison des cultures du monde est implantée à Vitré et non à Rennes ?
CHERIF KHAZNADAR > En trente ans, la Maison des cultures du monde n’a jamais réussi à avoir les locaux à Paris qui lui avaient été promis à sa création. Il y a une quinzaine d’années, nous avons souhaité conserver et mettre à disposition des publics et des chercheurs la mémoire des actions menées, en créant un centre de documentation. J’ai écrit à plusieurs villes pour leur proposer ce projet. Dans mon idée, ce centre devait être un lieu de séminaire propice à la rencontre, éloigné de l’effervescence de la capitale. J’ai immédiatement reçu une réponse positive de Pierre Méhaignerie, maire de Vitré. Il connaissait l’action menée à Rennes, car à l’époque il était président du conseil général. Il nous a proposé un nouvel espace à vocation culturelle. Nous nous sommes installés à Vitré et nous avons lancé quelques activités localement, mais sans l’ambition de recréer un autre festival dans la région. Je suis très heureux de cette installation. Cette ville offre cette qualité rare d’être un lieu de création. Les artistes plasticiens reçus en résidence apprécient les possibilités qu’elle offre de travailler dans un très bel environnement.
PLACE PUBLIQUE > Pour quelles raisons les artistes que vous accueillez n’irriguent pas le territoire breton ?
CHERIF KHAZNADAR > Les moyens de la Maison des cultures du monde sont limités et pour pouvoir diffuser plus, il en faudrait plus, pas seulement financiers, mais aussi humains. Actuellement l’équipe de Vitré est une petite équipe. Elle fait le maximum de ce qu’elle peut faire.
PLACE PUBLIQUE > Vous ne trouvez pas de partenaires ?
CHERIF KHAZNADAR > À l’époque du Festival des arts traditionnels, nous avions des partenaires européens, en Hollande, en Italie, en Suisse, en Belgique, en Espagne, en Allemagne… Ils se sont associés pour recevoir des artistes du festival. Nous avons créé le circuit des arts extra-européens et réalisé de très belles opérations en nous répartissant les coûts. Ces partenaires nous faisaient confiance pour le choix des programmes. Le premier festival était bouclé en quatre mois, les suivants dans le courant de l’année. Or, aujourd’hui en France, on ne peut pas programmer un spectacle à moins d’un an et demi. Le matériau avec lequel nous travaillons dans le domaine des arts traditionnels est un matériau vivant. Ce ne sont pas des spectacles qu’on peut acheter à l’avance. Nous allons sur le terrain rencontrer les artistes qui doivent ensuite accepter le déplacement. Notre programmation se fait à la dernière minute. Peu de partenaires acceptent ces conditions. C’est aussi la fin des maisons de la culture telles que je les ai connues il y a trente ans. Elles sont devenues des centres d’art dramatique ou elles ont disparu, mais elles ont vécu leur vie et rempli leur rôle. Si on prend l’exemple de Rennes, à l’époque il y avait une maison de la culture et un opéra. Ensuite, sont apparues les maisons de quartier qui ont proposé des activités. Aujourd’hui, nombreuses sont les propositions. La maison de la culture a fait son travail et elle a disparu, c’est normal.
PLACE PUBLIQUE > On reste sur le modèle Malraux qui privilégie l’oeuvre, or ce qui est intéressant dans la dimension du patrimoine culturel immatériel tel que vous l’avez défendu à l’Unesco, c’est le recentrage sur l’individu, le groupe, la communauté ?
CHERIF KHAZNADAR > Absolument. Je suis persuadé qu’une initiative qui irait dans ce sens serait très bien accueillie par le public, car il y a une attente. Regardez le Womad, ce grand festival qui tourne en Nouvelle-Zélande, en Australie, en Espagne... Peter Gabriel s’est appuyé sur l’exemple de Rennes. Son collaborateur était venu au premier Festival des arts traditionnels et avait souhaité reprendre notre idée. Il a trouvé son public.
PLACE PUBLIQUE > Le peu d’intérêt pour ces expressions des cultures du monde à Rennes, n’est-il pas dû à la faible présence d’immigrés et donc une volonté d’expression qui ne se fait pas sentir ?
CHERIF KHAZNADAR > Je ne crois pas. Quand nous avons mené ces actions à Rennes, il y avait encore moins d’immigrés. Au contraire, là où l’immigration est forte, il n’y a pas cette ouverture, mais un cloisonnement communautaire. Souvent, les communautés d’origine des cultures que nous présentons à la Maison des cultures du monde ne s’intéressent pas à ces formes d’expressions. Elles se coupent des formes traditionnelles pour émigrer, refusant leur image, préférant s’inscrire dans la « modernité ». Les jeunes générations restent en contact avec leur pays d’origine, en s’y rendant une fois par an et en regardant les chaînes de télévision qui diffusent de la variété et certainement pas des formes de patrimoine immatériel.
PLACE PUBLIQUE > Pourtant, ce sont souvent les jeunes qui s’intéressent à leurs racines et interrogent leur culture. On a vu ce phénomène avec les jeunes Bretons de Paris. Ne pourrait-on pas se saisir de ce levier et s’appuyer sur leurs attentes pour aborder ce patrimoine culturel immatériel en rebond avec leur pays d’origine ?
CHERIF KHAZNADAR > Ce qui est le plus ressenti, c’est l’identité communautaire d’un peuple. L’ex-Yougoslavie est l’exemple flagrant d’un pays qui éclate en morceaux. Cela préfigure ce qui se passe dans le monde : la carte du monde se parcellise. C’est pareil pour la société des immigrés : ce ne sont plus les Algériens, mais les Kabyles, les Berbères… Il y a des fragments d’identité qui s’apparentent à l’échelle d’un village.
PLACE PUBLIQUE > Certaines cultures sont interdites de cité dans leur propre pays et ne peuvent s’exprimer qu’en émigrant. Les soutenir est aussi une manière de transmettre ?
CHERIF KHAZNADAR > C’est un problème auquel on a souvent été confronté. Il ne faut pas le dissocier des politiques menées en France vis-à-vis de ces migrants. L’intégration, l’assimilation… avec tous ces termes qui se sont succédés et les questions inhérentes : est-ce qu’on en fait des citoyens français à part entière ? Que fait-on de leur culture d’origine ? Les cas sont extrêmement différents. Il y a ceux qui veulent s’intégrer dans le pays d’accueil en reniant leurs origines et au contraire, d’autres qui les recherchent. Est-ce qu’on a le droit en tant qu’institution de prendre position face à ces différentes tendances ? Nous pensons qu’en tant que petite institution, avec des possibilités limitées, nous ne pouvons pas nous disperser. Si parmi ces migrants, certains s’intéressent à leur culture d’origine dans ce qu’elle a gardé d’identité, ils peuvent la retrouver à travers nos activités. Nous tenons informée la communauté concernée par la venue d’un artiste, mais au même titre que les autres.
PLACE PUBLIQUE > Qu’est-ce qui aujourd’hui vous anime ?
CHERIF KHAZNADAR > Nous commençons à voir les fruits des arbres que nous avons plantés, il y a quarante ans. Cela me motive pour être encore sur les chemins, au lieu de prendre une retraite paisible. J’essaie désormais de concrétiser des actions. Je suis conseiller du projet du Centre pour les musiques dans le monde de l’Islam à Abu Dhabi, un émirat des Émirats arabes unis4. Une idée que j’ai eue, il y a quelques années. On croit que la musique est incompatible avec l’Islam, mais le fait quelle s’exprime depuis des siècles est la preuve contraire. Là où vivent les sociétés musulmanes à travers le monde, les pratiques musicales sont extrêmement différentes. Dans ces sociétés, les gens connaissent les musiques de l’Occident, mais ignorent celles de leurs voisins. Je souhaite que ce centre collecte ces musiques pour participer à leur sauvegarde, à leur étude et à leur connaissance. Nous avons débuté par un collectage des berceuses, avec trente-deux chercheurs sur le terrain. Nous aurons les résultats d’ici quelques mois et nous publierons les enregistrements dans un an.
PLACE PUBLIQUE > C’est une concrétisation de votre engagement à l’Unesco ?
CHERIF KHAZNADAR > Ce centre fera en partie ce que la Convention du patrimoine culturel immatériel de l’Unesco veut entreprendre au niveau international. Une institution indépendante comme celle dont j’ai établi le schéma et qui est en cours de développement a plus de moyens et de rapidité d’action qu’une institution comme l’Unesco. Cette dernière a mis sept ans pour inscrire sur une liste de sauvegarde un patrimoine qu’on disait en danger de disparition d’un jour à l’autre. C’est la lourdeur administrative multipliée par 195 États parties. C’est effrayant !
PLACE PUBLIQUE > Avec cette ouverture à l’International et votre ancrage dans la région rennaise où vous vivez, quel regard portez-vous sur Rennes aujourd’hui ?
CHERIF KHAZNADAR > C’est une ville que j’ai beaucoup aimée et que j’aime encore. Je souhaiterais qu’elle reprenne sa place qui fut pionnière dans le domaine des arts traditionnels qu’on appellerait aujourd’hui patrimoine immatériel. Pourquoi ne s’y intéresse-t-elle plus ? Le numérique, bravo, c’est formidable, c’est l’avenir, mais l’avenir se construit sur des bases, sur des racines qu’il ne faudrait pas oublier, celles des communautés qui font la ville.