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Contributions
#25
RÉSUMÉ > Suite à la publication, en avril 2013, de son roman In Nomine patris, librement inspiré du drame de Monterfil, Hubert Hervé a reçu de nombreux témoignages sur ce sombre épisode méconnu de la Libération. Pour Place Publique Rennes, il s’interroge sur son travail d’écrivain autour de la question du secret. Du secret de famille au secret de village, les ressorts collectifs obéissent aux mêmes règles. Et leurs effets sont tout aussi durables et dévastateurs.

     La guerre ce n’est pas drôle, on n’y fait jamais dans la dentelle. Si, bien souvent, les hommes y trouvent avant tout prétexte à se retrouver entre eux et à assouvir les instincts commandés par leur cerveau reptilien, la population civile est la première à souffrir de ses effets, pas toujours collatéraux. Cinquante millions de morts civils en Europe, entre 1939 et 1945, treize mille en Normandie durant les quelques jours qui ont suivi le débarquement allié, plus de cinq mille en Bretagne. Cela ne suffisait pas. Les acharnés de la camarde ont, une fois les bottes nazies tournées, voulu poursuivre le jeu de massacre. Les femmes sont alors devenues, pour ces chevaliers de l’horreur, le dernier champ de bataille.

     Mon premier roman, Les cassures infantiles, relate un secret de famille. J’écrivais ce texte pour exorciser une histoire personnelle. Au fil de mon écriture, l’imagination prit le pas sur la mémoire et je tricotai une fiction dans laquelle le secret engendre encore plus de secrets, où les traumatismes de l’enfance se transmettent à travers les générations et rendent fou. Jamais un secret, si bien gardé qu’il soit, n’a empêché un enfant de savoir : il lit dans les regards et dans les gestes, interprète les sous-entendus. Le danger du secret, c’est qu’il engendre des fantasmes qui, à leur tour, produisent des réactions qui peuvent être excessives et qu’il finit par détruire ceux qu’il est censés protéger. Ce sont des poisons, vécus par ceux qui en sont victimes comme des solutions de faiblesse et de facilité.
    En mettant un point final aux Cassures, je décidai de continuer à explorer les effets du secret et passer du secret de famille au secret de village. C’est alors que ma compagne me parla du drame de Monterfil qu’une amie lui avait raconté. Je passai une journée avec cette femme, habitante de la commune. Elle me fit découvrir dans le détail le calvaire de ces trois femmes les 3 et 4 août 1944, qui se termina par leur assassinat dans des conditions des plus abjectes. Elle évoqua aussi la véritable chape de plomb qui depuis condamnait le village au silence. Silence qui dure encore près de soixante-dix ans plus tard.
    En prenant note de ce que me confiait mon interlocutrice, j’ai compris que je tenais le point de départ de mon second roman. Durant tout un hiver, je me suis mis alors au travail, transposant mon histoire à Arradon, com mune située au bord du golfe du Morbihan où, fidèle au berceau familial, je situe l’essentiel des aventures de mon héros, le capitaine de gendarmerie Émile Lacontelli. Je composai alors l’intrigue d’un récit dans lequel j’imaginais des suites et conséquences à ce drame, créant des personnages qui auraient pu en être les protagonistes, inventant le déroulement de leurs vies, évoquant leur culpabilité et révélant leurs désirs de vengeance. Bref, les ingrédients de tout roman policier, car il s’agit d’un polar. Début avril de cette année, In nomine patris était édité aux éditions Manéhuily et le 25 avril, Ouest-France m’accordait un interview dans lequel j’expliquais avoir été inspiré par le drame de Monterfil.

     Je n’ignorais pas que cette référence toucherait des consciences, mais à ce point ! Dans la semaine qui suivit, une douzaine de personnes me contactèrent et, parmi elles, Jeanne Barbedor et Maryvonne Taine, respectivement âgées de soixante-dix neuf et de soixante-quinze ans, désireuses toutes deux de parler de ce qu’elles ont vu enfants et qui s’est inscrit durablement dans leurs mémoires : « Je ne peux oublier ces trois femmes tondues, marquées de croix gammées, défigurées par les coups, les vêtements en lambeaux, attachées comme des animaux durant des heures devant le café du village en plein soleil. » « Les jeunes imbéciles, fort de leurs armes, manipulés, excités, avinés, interdisaient à quiconque de leur donner à boire, même au mari et au père de deux d’entre elles, Marie et Germaine Guillard. » « Il faisait très chaud ce jour-là, les gens du village regardaient, mais n’osaient pas intervenir, tout le monde, même le curé, avait peur. » « Un de mes voisins s’est caché dans une armoire et a demandé à sa femme de dire qu’il était absent quand les gars viendraient le chercher car il ne voulait pas participer à ça. »
    Les nouveaux maîtres du village étaient si fiers de leur méfait qu’ils allèrent chercher un homme du village qui possédait un appareil photographique (rare à l’époque) et le sommèrent de photographier les trois femmes tuméfiées et ligotées (voir ci-contre).
    Monsieur Guillard, petit fils et neveu de Marie et Germaine me téléphona un jour : « Je suis heureux que vous évoquiez enfin ces crimes dont j’ai appris l’existence en faisant une recherche généalogique il y seulement un an. - Comment ? Il s’agissait de votre grand-mère et de votre tante et vous ne saviez pas ! - Non, tout le monde, dans ma famille me l’avait caché. Sans doute voulaient-ils me protéger. »
    (Toujours, le secret !) Je lui précisai bien que mon livre n’était pas un texte documenté sur le drame de Monterfil, mais un roman qui s’en inspirait.
    Une autre personne originaire de Monterfil détenteur d’archives, me remit les photocopies des pages d’un journal issu de la résistance, L’Ouest journal traitant « du drame des suppliciées de Monterfil ». Je m’immergeai alors dans la véritable histoire. Chaque ligne de ces articles écrits entre 1949 et 1950, apporte sa charge émotionnelle et cette plongée au coeur de la barbarie est de nature à donner la nausée. Il faut pourtant tenter d’analyser les faits objectivement.
    La période dite de l’épuration à la fin de la guerre donna lieu, un peu partout en France, à des crimes et des persécutions horribles et détestables. Très peu atteignirent l’ignominie de ce qui s’est passé à Monterfil et à Iffendic durant ces deux jours de canicule de l’été 1944.
    Ces journées auraient dû être des journées de joie et de bonheur d’une liberté retrouvée. Les alliés avançaient à grands pas, demain, Rennes serait libérée.

     Les occupants quittaient le territoire. À Monterfil, ils avaient installé un camp avec des radars, un central téléphonique et un centre de radio. Ils étaient une centaine et employaient (plus ou moins sous la contrainte) une main d’oeuvre locale. Quand ils furent partis, les yeux des épurateurs se tournèrent tout naturellement vers ces femmes et ces hommes qui avaient été au service de l’ennemi. On s’improvise plus aisément épurateur en cette période que résistant plusieurs mois auparavant. Les femmes sont évidemment plus exposées que les hommes, car dans le cerveau reptilien, la femme est un excellent champ de bataille, l’exutoire de toutes les frustrations masculines.
    Plusieurs furent arrêtées, interrogées, tondues, humiliées. Trois d’entre elles connurent un sort encore plus effroyable, livrées à un groupe de résistants fraîchement constitué, elles subirent tous les sévices avant d’être torturées et pendues avec une corde inadaptée qui ne suffit pas à les faire mourir. Alors leurs bourreaux, dans leur haine, leur ivresse et leur folie, s’acharnèrent en les achevant à coups de crosse ou de manche de pelle. Elles s’appelaient Marie Guillard, Germaine Guillard et Suzanne Lesourd. Le crime de la première fut d’être la mère de la seconde, quant aux deux autres, elles avaient travaillé au camp.
    Elles furent inhumées sommairement dans deux simples trous de terre, à même le sous-bois de leur supplice, propriété du maire de Monterfil, Louis Oberthür dont le fils reconnut plus tard devant un tribunal « qu’il prenait l’entière responsabilité de l’exécution des femmes Guillard et Lesourd »1. Le corps de Suzanne (née Rousselle) repose toujours dans ce sous-bois situé sur le territoire d’Iffendic, à quelques mètres de Monterfil.
    « Je me souviendrai toujours d’elle, me dit Maryvonne Taine, j’étais enfant et elle chantait J’attendrai, le succès de Rina Ketty avec le boulanger, devant le café près de la scierie de mes parents. » Une femme libre avant l’heure, peutêtre trop libre. Serait-ce cette liberté qu’on lui fit payer ?

     C’était une époque où dans nos campagnes, les préceptes de féodalité commandaient encore les relations humaines. Pour une grande part, la population rurale dépendait économiquement du propriétaire. Le métayer était soumis au dictat du « seigneur » bien au-delà des rapports hiérarchiques. Souvent, le possesseur de la terre et des fermes était aussi le magistrat municipal. C’était le cas à Monterfil en 1944. Propriétaire et élu, on devient le décideur pour tout. Alors, ils ne sont pas nombreux ceux qui peuvent s’opposer aux actes du maire, même s’il outrepasse la légalité républicaine. La peur, le paternalisme et la manipulation sont les ingrédients de ces rapports féodaux. Ils ont conduit Marie, Germaine et Suzanne tout au long de leurs souffrances à la mort et tout une population à la honte.

     Marie Guillard et sa fille, grâce à l’action de leur mari et père auraient été exhumées et enterrées au cimetière d’Iffendic en décembre 1950, vraisemblablement dans la fosse commune. Plus tard, la justice prononça un nonlieu à l’encontre des protagonistes de ces meurtres. Cette époque fut aussi le temps de la réconciliation nationale.
    Tout être humain a droit à une sépulture. Suzanne Lesourd était un être humain.
    Le village de Monterfil, aujourd’hui encore, souffre de cette sordide histoire et est fatigué de soixante-neuf années d’omerta. Donner une sépulture digne à Suzanne, si elle demeure toujours sur le lieu de son exécution serait pour tous, l’acte qui tourne la page sombre, la fin de ce malaise collectif qui nourrit les fantasmes et gangrène les consciences. Malheureusement, il semble difficile de retrouver les restes de madame Guillard et sa fille. Serait-il possible d’inaugurer en bonne place une plaque commémorative évoquant la mémoire de ces trois femmes ? En tout cas le symbole serait fort et de nature à apaiser les esprits.
    Dans un an, en août 2014, pour les soixante-dix ans de leur assassinat, Iffendic et Monterfil auraient ainsi une belle occasion de mettre un vrai point final, même s’il n’est que symbolique, aux supplices des trois femmes.