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Contributions
#25
Eugène Aulnette, le sculpteur d’âmes
RÉSUMÉ > Le petit village du Sel-de-Bretagne, au sud de Rennes, célèbre cette année le centenaire d’un artiste local atypique et attachant. Disparu en 1991, Eugène Aulnette a développé toute sa vie durant une double passion pour la sculpture et ses contemporains. Itinéraire d’un enfant du Sel.

     Eugène Aulnette est né en 1913 au Sel de Bretagne, il y est mort en 1991. Il aurait eu 100 ans cette année. à Rennes, La grand’place de Beauregard lui est dédiée, à deux pas du Frac et des alignements d’Aurélie Nemours. Il y a loin, pourtant, de cet art sériel et linéaire aux formes du sculpteur breton, même si l’une et l’autre de ces formes sont du même granit ! Dût-on le résumer que ce serait à deux actes essentiels : sculpter le bois et la pierre – tout depuis le soufflet, le battoir des lavandières jusqu’aux calvaires gigantesques – et second acte, simultané : sculpteur de liens !

     Sacré sculpteur, qui a aussi sculpté l’âme de son village, où il a fondé une sorte de république à part, bretonne sans doute, spirituelle et tolérante, ouverte et quelque peu provocatrice ! Sur le millier d’habitants, combien sont venus grâce à lui, y sont restés, ont décroché la caravane et la posant définitivement près d’une maison, combien doivent à ce sacristain très singulier et au Camping gratuit qu’il avait affiché le long de la RN 777 ? Gratuit, le mot est lâché. Aulnette a voué sa vie à cette gratuité, dût-elle en coûter à sa famille. Le pain était quelquefois rare mais toujours partagé. Le voyageur, Aulnette l’arrêtait, l’invitait ! Avec lui, les saints de pierre trouvaient leurs gabarits dans les passants qui passaient.
    Certains se disent après coup qu’avec « tous les repris de justice » venus au Sel, les « Travaux d’intérêt général » (TIG) accueillis pour restaurer chapelles ou vieux puits, combien ce village contribua à être une utopie.
    Enfance plus que pauvre autant qu’on pouvait l’être dans ces campagnes. Enfance à se faire tancer au retour des champs par un père qui entreprenait son fils sur tous les travaux pas faits. Lequel fils cachait profond au fond de ses poches les bâtons sculptés, les souches creusées ou les torsades et autres façonnages de rosaces.
    Comment ses parents si pauvres le laissent-ils aller au collège à Rennes ? Mystère de certains paysans ou force de conviction d’un garçon pour qui l’étude et la spiritualité étaient un chemin… Suivent les Beaux-Arts à Rennes dont il passera sa vie à se désacadémiser.
    Aulnette est arrivé au métier de la sculpture un peu après les Seiz Breur1 et juste avant le formica. Les menuisiers des villages alentours lui apportent les façades d’armoires, ou le célèbre sculpteur René-Yves Creston. Il sculpte tout, les manteaux de cheminée, les rampes d’escalier, le sacré est sa forme. S’ensommeillent désormais dans les granges ou les arrières de maison nombre de lits et de coffres que l’esthétique d’Aulnette a transfigurés.

     Les deux rives du fleuve aulnettien sont la foi et la Bretagne. Sa « conversion au celtisme », voilà l’expression de Gérard Hirel, pilier du Musée dédié au sculpteur au Sel de Bretagne. C’est dans son village qu’un de ses fils mourra à l’âge de 8 ans. Pas un jour de sa vie, quelle que soit l’heure où il rentrait, il ne manquera un moment près de la tombe de Jean-Yves.
    Sa foi est tournée vers cette Bretagne dont chaque semaine il pavoise les rues du Sel ! Imaginez le tableau : le village avec ses gwenn ha du, bien avant le revival breton ! Si on demandait aux gens du village ce que fait Aulnette : « Le matin il monte le bourg avec ses drapeaux et ses statues et le soir il le redescend en les enlevant… »
    Drôle de métier pour celui dont les gouges, le burin ou la massette prolongeaient la main. Nombre de communautés religieuses bretonnes comptent dans leur cour ou leur cloître de ses oeuvres, souvent peu voire pas payées : « vous comprenez, lui disait le curé ayant passé la commande, c’est que mes paroissiens n’ont pas été si généreux ». Lui, l’homme du gratuit ne s’en formalisait pas, les assiettes des enfants, si.
    L’oeuvre est ainsi, disséminée aux quatre vents de Bretagne. La Bretagne, la seconde utopie ! Un bocage intact, un environnement respecté, c’est ce que cet écologiste prémonitoire – son fils Jean-Luc dit ce « militant » – avec toutes ses ruses et ses deux ânes a imposé. Le remembrement, l’a sinon tué, comme on a pu le dire, du moins profondément fatigué, lui l’infatigable ouvreur de chemins : pour conserver les droits de passage, les us et coutumes des cheminements, Aulnette attelait ses deux ânes à la charrette. Il hantait les campagnes, glissant son convoi sous les têtards afin que soit coûte que coûte maintenu ce qui ne se nommait ni GR ni PR ! Ne dit-on pas que, bien après sa mort, ses deux ânes dont Chaton, le plus vertueux et rétif, qu’affolaient les lignes blanches des stops nouvellement tracés, ne dit-on pas qu’ils passaient leur temps contre le mur du cimetière ?

     Aulnette avait cette double intuition des paysages et des gens. Le sculpteur était aussi footballeur et de la baraque de bois récupérée après guerre, il fit un vestiaire, une maison des jeunes. C’est là que les veillées s’éternisaient avec le violon gitan de Jean Varambier, l’ami vannier et si proche en mystique.
    Eugène Aulnette a un nom d’arbre mais c’est dans les essences plus dures ou les pierres âpres qu’il a tracé des traits, formé des saints, appelé par « ce qui dépasse » ainsi que le dit Marie-Thérèse, sa fille aînée.
    L’artiste a donné des visages à la pierre, au schiste ou au plus rude granit, il a sublimé le bois : des centaines d’oeuvres dont la sérénité semble le trait commun. Il a fait feu de toute matière, un os à moelle, allez donc, voici sur lui de sculptés deux visages, des sabots, des pelles ou des objets de cuisine, tout était bon !
    Aulnette divisait par ses provocations et rassemblait par la force de ses fêtes et le plaisir du partage. Ses grosses têtes et les flonflons, tous gardent en mémoire les fêtes du Sel et les huit chars qu’il engageait: « on n’y arrivera jamais », se décourageaient les villageois et puis tous y arrivaient ! Les feuilles de journal s’encollaient, la peinture donnait des couleurs. Aulnette ne sculptait rien d’autre que la communauté : celle symbolique des saints et celle, incarnée, des gens !