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Rennes des écrivains
#33
RÉSUMÉ > Hugo Buan – il s’agit d’un pseudonyme – est apparu sur la scène du roman policier en 2008. Immédiatement, l’auteur se singularisait par un style, une gouaille, qui tranchaient avec la litanie des polars géographiques fleurissant sur le pavé rennais. Hortensia blues, publié comme les quatre volumes suivants chez Pascal Galodé, éditeur installé à Saint-Malo, obtint l’assentiment du public, y compris des jeunes puisqu’il reçut le prix des lycéens de La Ferté-sous-Jouarre. La machine Buan était lancée avec son incroyable commissaire Workan, pilier du commissariat du boulevard de la Tour d’Auvergne, agissant avec une insolence qui n’a d’égal que son efficacité. Grossier et grotesque, ce lointain cousin du Bérurier de San Antonio est un monstre de comique entre les mains d’un auteur qui cherche avant tout à s’amuser. Et à nous faire rire.

     Mais qui est Hugo Buan ? Un homme né près de Saint-Malo en 1947, ville où il vit actuellement. Il s’excuse presque de dire qu’il n’a pas fait d’études universitaires. Du moins a-t-il suivi une formation qui lui a permis de faire carrière dans le génie civil. À ce titre, il a suivi de près les travaux de la première ligne du métro de Rennes. La société dans laquelle il travaillait fournissait des matériaux d’étanchéité pour les stations enterrées et les galeries couvertes comme celles de Fréville ou de Villejean.
    À partir de 2006, il se consacre à l’écriture de romans policiers en créant une série avec Workan comme héros récurrent. Après Hortensia blues, il publie en 2009 Cézembre noire dont l’action se déroule sur l’île du même nom et qui obtient le prix polar Michel Lebrun. En 2010, c’est La nuit du tricheur, sur fond de vol et trafic de tableaux, titre là encore consacré par un prix, celui du Zinc de Montmorillon. En 2011, c’est L’oeil du singe dont l’intrigue gravite autour de la morgue de Rennes. Hugo Buan abandonne son commissaire, le temps de publier J’étais tueur à Beckenra city (2012), un roman plus ambitieux, fable sociale, dans une ville imaginaire très loin de Rennes.
    L’auteur quitte ensuite son éditeur Pascal Galodé pour les éditions du Palémon à Quimper. C’est là qu’il publie en 2014, L’incorrigible monsieur William où l’on retrouve le calembourdesque Workan. Cette fois, le scénario policier repose sur des meurtres commis par un psychopathe au milieu des monolithes de l’Alignement du XXIe siècle d’Aurélie Nemours dans le quartier de Beauregard. Toujours aussi « hénaurme ». On attend la suite.

     La première chose que je fis quand je décidai d’ancrer les aventures du commissaire Workan dans Rennes et sa région fut d’acheter un gros livre iconographié retraçant l’histoire de la capitale bretonne, de l’époque où elle se nommait encore Condate, jusqu’à nos jours1. Pas très utile, me direz-vous, c’est vrai : peut-être un prétexte pour assouvir ma passion de l’histoire. C’est ainsi que j’appris qu’un dénommé Roland, celui de Roncevaux, fut le premier préfet du comté de Rennes en 753 ; tout ça sous les ordres de Pépin III, dit le Bref.
    Ça vous en bouche un coin et bien moi aussi. Car Pépin le Bref m’a toujours fait marrer, ou tout au moins son sobriquet. Pépin était un homme de petite taille comme on dit de nos jours. Je ne me moque pas, j’ai moi-même été petit dans mon enfance. Au moins lui, il ne se serait pas tué à Amboise en heurtant du front un linteau de pierre comme Charles VIII, le premier époux d’Anne de Bretagne. Ce qui nous ramène à Rennes puisque Charles et Anne se fiancèrent place Sainte-Anne dans la chapelle du couvent des Jacobins en 1491.

     Couvent que je visitasse (j’aime l’imparfait du subjonctif) avec l’aimable autorisation de Rennes Métropole à l’occasion de l’écriture de La nuit du tricheur, un roman épique et colégram bour et bour et ratatam etc. Dans ce roman, il est question d’une exposition de tableaux de Georges de la Tour avec en exergue le fameux Nouveau-né du musée des Beaux-Arts. Un chefd’oeuvre du clair-obscur. Puisqu’on parle de musée : si le musée de Bretagne pouvait me rendre la petite bague en argent du IIIe siècle que j’ai trouvée en fouillant dans les jardins de la préfecture, ça m’arrangerait bien. Il est écrit dessus, à l’envers, le mot « IVLLI » qui veut dire : « ça m’appartient ». Par avance, merci à vous (ou tout au moins une reproduction fidèle).
    Vous n’êtes pas sans savoir que la rue de Saint-Malo qui jouxte les Jacobins était il y a très longtemps un chemin pavé qui menait au Nord les voyageurs vers la cité corsaire. C’est donc de Saint-Malo, en faisant le chemin inverse, que ma liaison, courte et intense, avec Rennes a commencé.

     Qui se souvient du 8 juillet 1956 ? Non, c’est terminé avec Pépin le Bref. Que se passa-t-il à Rennes ce jour-là ? Eh bien depuis quatre jours on discutait ferme pour savoir où en était la vie eucharistique en France. J’avais un peu plus de huit ans et j’y étais, seul ! Mon père boulanger, ma mère boulangère, se morfondaient dans un petit patelin près de Saint-Malo en pensant à leur rejeton disparu. La région était en alerte, un gamin de huit ans avait été enlevé. Si mes souvenirs sont bons, je crois que le Congrès eucharistique se déroulait au Champ-de-Mars. L’archevêque ne m’ayant pas laissé le micro afin que j’exprime mes sentiments sur la vie eucharistique, j’en éprouvai un profond mécontentement. Pourtant j’étais enfant de choeur à l’époque, donc complètement concerné par le sujet.
    Aussi, je décidai de quitter le groupe avec lequel j’étais venu en car. Un groupe d’une quarantaine de personnes, en majorité des enfants. Nous étions sous la surveillance du vicaire de la paroisse qui échappa au retour au village à un lynchage en règle orchestré par ma mère quand elle eut vent de ma disparition. Il ne dut son salut qu’à la promptitude à relever sa soutane et une prédisposition pour la course à pied.

     Pendant que le 16e Congrès eucharistique national se déroulait au Champ de Mars, marri par l’archevêque, je décidai dans l’après-midi de découvrir Rennes. C’était la première fois que j’y mettais les pieds, ce ne serait pas la dernière mais ce fut une des plus folkloriques. Je vivais dans l’interdit, dans la fugue. Rencontrant une rivière je me dis : « ça doit être l’Ille-et-Vilaine. » Je fus impressionné par le palais Saint-Georges, « vraiment une belle maison », me dis-je. Après m’être égaré dans de petites rues je me retrouvai place du Parlement. Je me disais que la ville c’était quand même autre chose que ma campagne, fut-elle à quelques encablures de Saint-Malo. J’errai sous le soleil de juillet et j’étais tenaillé par la soif, il faisait très chaud ce jour-là, une sorte de canicule. Pas de gourde et pas d’argent en poche. Je rentrai dans un bistrot et demandai une limonade ; quand elle fut bue, je dis à la dame que je n’avais pas d’argent et que j’avais faim. Elle me pria de déguerpir et d’aller faire la même chose dans un bistrot voisin. Ce que je fis séance tenante.
    Le soir arrivait, il fallait bien penser au retour. Je me rendis à l’endroit où stationnaient les cars. Évidemment tout le monde avait plié les gaules, y compris l’archevêque qui avait plié sa crosse. Je me disais qu’on était peu de chose dans ce monde eucharistique, on pouvait abandonner un enfant de huit ans, comme ça, en plein milieu d’une grande ville à la merci des méchants. Là, je vais être obligé d’abréger : je passe sur des péripéties. Je regagnai, dans cette chaude soirée rennaise, l’avenue Janvier (je sus son nom après l’enquête) et fondis en sanglots dans les bras d’une dame. Je lui dis que j’avais faim et que je voulais prendre le train pour Saint-Malo. La suite m’échappa, coups de téléphone, conciliabules… je me retrouvai dans une Micheline (le TER de l’époque) et je me souviens d’avoir dévoré un casse-croûte, assis entre deux personnes attentionnées à mon bien-être. Le terminus fut la gare de la Gouesnière. Ce fut ma première expérience rennaise. Ma foi, j’en garde un très bon souvenir.

     Vers la fin des années cinquante, j’y retournai avec le maire de ma commune, en Traction avant, le dimanche après-midi, voir les matchs du Stade Rennais. Le grand rapprochement avec la capitale bretonne eut lieu en 1965, mes parents prirent une retraite méritée et revinrent dans leur pays d’origine : Hédé. Je n’étais plus qu’à une heure de Solex du centre de Rennes (j’avais cassé ma mobylette à Saint-Malo : la bleue). Je récupérai donc le Solex de ma mère qui lui servait auparavant pour aller au marché de Saint-Servan. La nationale 137 à Solex par grand vent additionnée à la côte de Vignoc, je ne vous raconte pas le rétropédalage. Ma durée de trajet étant aléatoire, les heures de mes rendez-vous avec ma petite amie en souffrirent. Mes copines de Saint-Malo abandonnées, il me fallait renouveler mon cercle amical qui s’élargissait jusqu’à Rennes. Ma douce fiancée aurait pu habiter au Nord du côté de Saint-Grégoire ou Montgermont, non ! Ses parents avaient choisi de vivre dans le quartier Jeanne d’Arc, rue Charles Le Goffic exactement. Je retrouvais ma mie le plus souvent place de la Mairie, elle travaillait à l’angle de la rue Brilhac et de la place du Parlement dans ce qu’on appellerait maintenant une agence de pub. Mais ces gens-là faisaient plutôt dans l’affichage en grand, l’affiche publicitaire en papier.

     Qui dit affiche, dit présentation des spectacles et notamment ceux de l’Opéra de Rennes, situé à quelques piliers d’arcades de là et qui à l’époque s’appelait encore le Théâtre de Rennes. Grâce aux affiches et surtout grâce à ma mie, je fis la connaissance de Pierre Nougaro, le papa de Claude, qui dirigeait alors ce théâtre. Un monsieur d’une extrême gentillesse et un grand chanteur lyrique. Il nous offrait gracieusement deux billets d’entrée chaque semaine pour aller voir les opérettes. Même si à l’époque j’étais plutôt Twist and rock’n’roll, je dois avouer avoir été ébloui par les artistes, la qualité et la gaîté des spectacles. Le retour en Solex vers Hédé me paraissait moins dur en chantant la Belle de Cadix ou le Chanteur de Mexico.
    Cette belle période s’interrompit fin 1966 à cause d’un appel sous les drapeaux début janvier 1967. Je n’arpenterais plus la rue de Paris vers Jeanne d’Arc, je ne passerais plus devant Oberthur, en fait ma mie m’avait un peu largué en me disant toutefois qu’elle m’aimait. C’est bien les femmes, ça. L’idée lui était venue de me présenter à ses parents. Il ne faut jamais me présenter à des parents ! J’en avais déjà fait l’amère expérience avec une autre mie du côté de Saint-Malo. Le résultat c’est que les parents des mies ne m’aiment pas. Il faut dire que j’avais gardé mon âme d’enfant : « Pas mûr pour assurer l’avenir de ma fille, celui-là ! » Et ça continue maintenant, même si je vais les voir en gériatrie, vu l’âge de mes mies.

     Le 23 septembre 1967 je suis en permission à Hédé et une de mes idoles va se produire à Rennes, salle de la Cité, située au 10 rue Saint-Louis pas très loin du couvent des Jacobins, mon couvent préféré. Cette salle mythique, artistique et musicale, maison du peuple et des syndicats, fut construite en 1925. Ce soir-là Gégène, entendez Gene Vincent, le créateur du célèbre titre Be Bop A Lula va mettre en émoi les spectateurs et ses fans. Je crois que j’étais debout sur un fauteuil quand je reçus sur la tête une bouteille de Coca-Cola qui volait par là, allez savoir pourquoi. Petite blessure, mais à part cette entaille au cuir chevelu, la soirée, même si elle fut chaude, demeura bon enfant. Gene mourut quatre ans plus tard à l’âge de 36 ans miné par un caractère autodestructeur et les substances du désespoir.
    Durant cette année 1967, j’ai beaucoup marché dans Rennes. Toujours la nuit et à plusieurs reprises. Le train, qui n’était pas un TGV à l’époque, me ramenait en permission, des Ardennes à la capitale bretonne, en une quinzaine d’heures (dans les meilleurs cas). Après avoir descendu l’avenue Janvier, mon parcours devenait aléatoire pour traverser la ville. Le pont des retrouvailles était celui de Saint-Martin, passage obligé pour rejoindre la nationale 137 direction Saint-Malo. Il pouvait être 11 heures du soir, 3 heures du matin, les horaires n’avaient pas vraiment d’importance pour un militaire chevronné comme moi.

Auto-stop devant l’église Saint-Martin

     Après le pont je retrouvais l’église Saint-Martin devant laquelle se trouvait ma position stratégique d’autostoppeur. Mais avant cela, je devais me livrer à un petit changement de tenue ou plutôt d’uniforme. Les plus anciens se souviennent, sûrement avec délice, qu’il est plus facile d’arrêter une voiture avec son pouce en étant étincelant avec des boutons dorés qu’en jean avec des rangers et un blouson noir. Eh oui, je voyageais en civil et pour des fins mercantiles, je revêtais l’uniforme de l’armée française. Et pourtant à l’époque, le chef des armées n’était autre que le général de Gaulle qui devint, par l’opération du Saint-Esprit, le parrain du commissaire Workan, héros douteux de mes romans.
    Pour me changer il me fallait un lieu ; quoi de mieux que des toilettes publiques ? Là, ma mémoire me fait un peu défaut – ça va faire bientôt cinquante ans – je ne me souviens plus où elles étaient : près de l’église Saint-Martin, cimetière du Nord ? La seule chose qui est sûre : ce n’est pas parce qu’il y a une poignée extérieure à la porte du cabinet qu’il y en a une à l’intérieur de la même porte. Et pour cela il faudrait s’en rendre compte avant de la refermer. Un demi-siècle plus tard, je maudis encore les services techniques de la Ville. Je dus me rendre à l’évidence, la porte n’était pas en aggloméré alvéolé mais bien en chêne ou en châtaignier. Je farfouillai dans mon sac pour trouver un outil adéquat : rien ! Même pas un couteau suisse, juste mes rations de cigarettes. J’endossai néanmoins mon bel uniforme et je me mis à tambouriner sur les lames de bois.

     À trois heures du matin le quartier est soit désert soit les gens se terrent dans leur lit en ayant peur de l’Ankou. Je pris mon mal en patience, j’étais habitué à monter la garde par -15° dans les Ardennes et ce n’étaient pas quelques heures dans un cabinet, fut-il rennais, qui allaient m’effrayer. Vers cinq heures et demie, j’entendis marcher vers l’établissement public que j’occupai. Je me dis, c’est bien ils se lèvent tôt dans le coin. J’eus à peine dit deux mots que le bruit des pas s’éloigna à toute vitesse. Quel manque de courage !
    Vers six heures, au bout de deux ou trois tentatives infructueuses, j’obtenais enfin une réponse d’une dame qui, à la voix, était sûrement née avant la première guerre mondiale. « Keq’c’est ? », me dit-elle revêche. « J’suis enfermé, y’a pas de poignée », répondis-je calmement. « Maudit fi d’garce ! », claqua-t-elle. Était-ce une insulte à mon endroit ou un reproche à la porte sans poignée ? « Je suis militaire », claironnai-je. Silence. « Dans le génie », ajoutai-je. « Eh ben ça s’voit pas ! » me balança-t-elle et j’entendis le bruit de ses semelles se tirer à tire d’ailes. Et on s’étonne qu’à cette époque-là il y eût une criminalité galopante dans le quartier Saint- Martin. Eh bien, pas moi ! Un brave homme qui avait fait la guerre me libéra une demi-heure plus tard. J’étais sauf et je pus reprendre la route.
    Je fus libéré de mon service militaire le 30 avril 1968. Le 1er mai, j’étais à Rennes ; la révolution pouvait commencer. Et j’en avais, des récriminations !