Si en 1166 Rennes est considérée par le chroniqueur et abbé du Mont-Saint-Michel Robert de Torigny comme la « capitale de la Bretagne » (caput Britannie), elle commence seulement à prendre alors l’allure d’une petite ville. En effet, à la suite de la grave crise des 3e et 4e siècles et durant les longs siècles du haut Moyen Âge, Rennes s’est rétractée à l’intérieur d’une modeste enceinte et n’a dû sa survie qu’à la présence d’un siège épiscopal et d’un sanctuaire de pèlerinage dynamique, Saint-Melaine1. Aux 10e-11e siècles, elle devient également le centre d’un pouvoir comtal dont les princes accaparent le titre de duc aux dépens de leurs rivaux nantais. Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que les artistes de la broderie de Bayeux aient représenté Rennes sous la forme d’une motte castrale : à la fin du 11e siècle, la ville n’est pas perçue autrement qu’un simple pôle militaire, au même titre que Dinan, dessinée de la même manière. Le renouveau urbain qui caractérise les 12e-13e siècles se manifeste d’abord, en Bretagne comme ailleurs, par l’apparition d’un nouveau réseau de petites villes nées autour d’un pôle castral et ecclésial (Vitré, Fougères, Dinan, Lamballe, Laval…), plus rarement d’un site abbatial (Redon). Ce renouveau se traduit toutefois aussi par l’essor des anciennes cités héritées du réseau urbain de Rome, dont Rennes constitue, en dépit de sa modestie, un bel exemple. Plusieurs études historiques récentes2, ainsi que les découvertes archéologiques suscitées par les grands chantiers du métro (Place Sainte-Anne et Place Saint-Germain) ou du futur Centre des congrès au couvent des Jacobins, fournissent de nouveaux aperçus sur cet essor, ses formes et ses ressorts.
En l’absence de toute information sur le nombre d’habitants et d’une perception très vague de l’emprise du bâti urbain, l’essor démographique et économique de Rennes ne peut se mesurer qu’à l’aune d’un certain nombre de marqueurs indirects. Le premier et le plus important réside dans la multiplication des lieux de culte et des établissements ecclésiastiques. Quelques-uns sont hérités du haut Moyen Âge (la cathédrale Saint-Pierre, l’abbaye Saint-Melaine, les églises Saint-Martin-des-Vignes et Saint-Pierre-du-Marché, probablement Saint-Étienne, Saint-Germain et Saint-Hélier), mais de nouveaux apparaissent : l’abbaye Saint-Georges, une communauté féminine destinée à l’aristocratie fondée par le duc vers 1024-10343, les nombreuses églises et chapelles de la cité (Saint-Sauveur, Saint-Denis, Saint-Moran…), les hôpitaux Saint-Thomas (avant 1222) et Saint-Jacques (avant 1241), les franciscains (peu avant 1238)… Ces établissements sont le principal moteur de l’activité économique en raison des nécessités de leur approvisionnement et du développement de chantiers monumentaux : l’abbatiale Saint-Melaine est reconstruite à partir du milieu du 11e siècle, le cloître et certains bâtiments conventuels dans le courant du 12e siècle ; la reconstruction de la cathédrale s’engage à partir de 1180 et dure jusqu’au 14e siècle ; l’abbaye Saint-Georges, construite au cours du 11e siècle, est reconstruite après l’incendie de 1183… Un deuxième indicateur de l’essor urbain réside traditionnellement dans les extensions de l’enceinte, mais si la muraille romaine de Rennes reste entretenue et modernisée, on ne constate aucune extension notable. En 1077, le comte Geoffroy Grenonat a bien fait construire un talus, sans doute surmonté d’une palissade, pour protéger et intégrer à la cité l’abbaye Saint-Georges et ses environs. De même, le duc Pierre Mauclerc a-t-il doté la cité, vers 1220-1230, d’une seconde ligne de défense en creusant en avant de l’enceinte de larges fossés, appelés « fossés Gahier », ce qui l’a contraint à détruire certains bâtiments dont l’ancienne église Saint- Pierre-du-Marché. Mais dans chaque cas, il s’est d’abord agi d’améliorer les capacités défensives de la ville dans des contextes de tensions politiques et militaires.
Un troisième indicateur est fourni par les allusions au développement des activités économiques. Un marché est ainsi attesté autour de l’église Saint-Pierre-du-Marché, devant la principale porte de la ville, depuis le début du 11e siècle au moins. Il en existait un autre à côté du château comtal, à l’intérieur des murs, où le duc fit construire une cohue avant 1254. La foire de Saint- Melaine, qui se tenait au début du mois d’octobre, connaît un vif essor à partir de la fin du 12e siècle : elle attirait commerçants et chalands dans un rayon de 15 à 25 km autour de la ville. Les chartes des abbayes urbaines mentionnent la présence dès la fin du 11e et au 12e siècles de taverniers, de forgerons, de potiers et de bourreliers, au 13e siècle de charpentiers, de bouchers, de merciers, de tanneurs, de chaudronniers, de pelletiers et de fourreurs. Il ne semble pas y avoir encore de quartiers spécialisés, à l’exception des tanneurs concentrés dans le quartier Saint-Germain, à proximité du cours de la Vilaine. Des zones de vignobles s’étendent par ailleurs dès le 11e siècle autour de l’église Saint-Martin-des-Vignes, de l’abbaye Saint-Georges et de l’église Saint-Cyr. Un autre indice du dynamisme économique figure dans la multiplication des mentions de moulins : au début du 11e siècle, la fondation de Saint-Georges s’accompagne de la donation en sa faveur de quatre moulins à eau situés à proximité de l’enceinte ; l’évêque Étienne de Fougères (1168-1178) déclare avoir reconstruit deux moulins à grain et un moulin à tanner dans le Bourg-L’Évêque. Au 13e siècle, on en connaît une douzaine le long de l’Ille ou de la Vilaine, en possession du duc, des abbayes ou de l’évêque.
Ce renouveau urbain ne semble pas commencer avant le milieu du 12e siècle, ce qui est assez tardif à l’échelle de la France et même de l’Ouest : la ville a peut-être pâti du grand incendie de 1127 et des destructions des années 1183-1186 liées à la guerre entre Henri II Plantagenêt et son fils Geoffroy (incendie du château, de l’abbaye Saint-Georges et d’une partie des quartiers avoisinants). Cet essor reste également modeste : à la fin du 13e siècle, la ville ne dispose que d’un couvent mendiant quand les historiens considèrent, depuis les travaux de Jacques Le Goff, que les véritables villes en comptent alors trois ou quatre4. L’absence des dominicains, dont on sait qu’ils appréciaient les « villes populeuses », comme le dit un distique de l’époque, apparaît particulièrement significative. Il est fort probable que la population rennaise ne dépasse pas alors les 5 000 habitants.
En terme spatial, cette croissance ne prend pas la forme, courante dans les villes modernes, d’une expansion plus ou moins radioconcentrique depuis le centre vers la périphérie. À l’image de la plupart des villes médiévales, la morphologie urbaine est à la fois polynucléaire et discontinue, ménageant nombre de situations intermédiaires et d’imbrications entre espaces densément bâtis, champs, vignobles, vergers et zones humides (prairies humides, rivages et îlots fluviaux). On peut schématiquement distinguer deux types d’espaces à forte densité : la cité d’une part, resserrée dans l’ancien castrum du Bas-Empire ; les multiples bourgs d’autre part, qu’ils soient identifiés comme tels dans les sources écrites (le bourg Saint-Georges en 1161 par exemple) ou qu’on en présume l’existence sur la base de l’analyse parcellaire notamment.
La cité est la mieux connue et apparaît dominée par le chapitre, qui administre le patrimoine de la cathédrale et dispose d’une identité juridique propre, distincte de l’évêque, qu’atteste la possession d’un sceau particulier dès 1153. Les chanoines rennais sont peu nombreux (12 au début du 12e siècle, 16 en 1247), mais le quartier canonial occupe plus de la moitié de la superficie intramuros : outre la cathédrale, on y trouve plusieurs églises et de nombreuses chapelles, le cloître et les bâtiments canoniaux (l’école notamment), des maisons de chanoines et de dignitaires (le trésorier, le chantre, l’écolâtre, les deux archidiacres), dont certaines devaient présenter l’allure de petits manoirs urbains. Vers 1257-1258, la maison de Guillaume de Beaumont, archidiacre du Désert, est ainsi associée à une petite place, des écuries, un pré. Le chapitre disposait également de biens et domaines à l’extérieur de l’enceinte, en particulier dans le quartier Saint-Germain et au-devant des Portes Mordelaises, où s’élevait, depuis 1035 au moins, un petit hospice. L’évêque disposait de son propre palais, situé au nord de la cathédrale. Il était semble-t-il entièrement en bois, comme la quasi-totalité des maisons. Étienne de Fougères en entreprit l’agrandissement entre 1168 et 1178, ajoutant un nouveau bâtiment à côté de la salle de réception, que bordait une cour pourvue d’un portique, d’un puits et d’un verger attenant. Un petit quartier comtal se déployait au nord, autour d’un château qui correspond sans doute à la motte de la broderie de Bayeux, à la « tour de Rennes » mentionnée en 1128 et à la « tour du comte » évoquée en 1187. C’était le lieu de résidence des ducs et de sa haute administration : un sénéchal et une chancellerie y sont attestés à partir du milieu du 12e siècle. Au château était associée, depuis le début du 12e siècle, une chapelle dédiée à Sainte-Marie, confiée à l’abbaye de La Roë en 1141. L’ensemble dominait une basse-cour qui fut semble-t-il lotie et transformée en bourg peu avant 1141. À l’ouest, entre le château et la tour Moran, au niveau de l’actuel hôtel des monnaies, se trouvait l’atelier monétaire, et à l’est le marché que nous avons déjà évoqué.
À l’exception du bourg comtal, tous les bourgs dont on a connaissance se déploient à l’extérieur de l’enceinte, parfois assez loin de la cité dont ils peuvent être séparés par l’Ille ou la Vilaine. Concrètement, il s’agit de petits noyaux d’habitations regroupées de part et d’autre d’une rue principale, à proximité d’un lieu de culte (SaintÉtienne, Saint-Hélier) dont bon nombre appartiennent au chapitre, d’une communauté monastique (Saint- Melaine, Saint-Georges) ou d’un cours d’eau favorisant l’implantation de moulins ou la batellerie fluviale (le commerce du sel au Bourg-L’Évêque par exemple). Seules la proximité de la cité et leur progressive coalescence distinguent ces bourgs de villages ruraux.
Les espaces situés entre les bourgs et la cité sont très peu documentés par les sources écrites avant la fin du Moyen Âge. L’apport des récentes fouilles archéologiques apparaît dès lors décisif, même si celles-ci ont seulement porté sur des secteurs situés à proximité immédiate de l’enceinte de la cité : le couvent des Jacobins (décembre 2011- février 2013), la place Sainte-Anne (1998 et octobre 2013 - janvier 2014), les Portes Mordelaises (2012). De manière significative, ces fouilles ont révélé qu’après une période faste à l’époque romaine, ces zones ne furent véritablement réoccupées qu’à partir du 14e siècle, en lien avec la fondation de nouvelles institutions religieuses comme l’ancien hôpital Sainte-Anne (1340) ou le couvent des dominicains (1367-1369). Les fouilles de la place Saint-Germain (été 2014 - février 2015) présentent un tableau plus contrasté. On y a d’abord retrouvé quelques sépultures appartenant au cimetière de l’église Saint- Germain, sans doute antérieur à l’an mil. Au 11e siècle, le site est encore constitué de prairies inondables qui s’étendent dans un ancien bras mort de la Vilaine. Mais des terrasses de remblais maintenus par des clayonnages de bois indiquent qu’à partir de cette époque la berge de la Vilaine commence à être aménagée. Un ensemble de forts poteaux de bois signale la présence probable d’un pont ou d’une passerelle sur pilotis dessinant un axe de circulation nord-sud dont on sait qu’il était prolongé au sud par un pont enjambant la Vilaine, attesté dans les sources écrites en 1231 mais certainement très antérieur. Quelques traces de bâtiments de bois ont aussi été mises au jour, ainsi que des puits et des fosses, l’ensemble témoignant de l’installation de tanneries au 13e ou 14e siècle, prélude au développement artisanal du quartier à la fin du Moyen Âge et durant l’époque moderne.
Diversité et discontinuité caractérisent également la propriété du sol et les droits seigneuriaux, puisque la ville reste morcelée entre l’évêque, le chapitre, les ducs, les grandes abbayes et même quelques familles seigneuriales : les seigneurs de Fougères ont des terres et des droits à côté de la cathédrale en 1181, les seigneurs de La Guerche dans le quartier Saint-Cyr au 12e siècle. Dans ce cadre, le principal ressort de la croissance urbaine de Rennes réside avant tout dans la puissance et le rayonnement de ses institutions ecclésiastiques : le siège épiscopal, le chapitre cathédral, les grandes abbayes de Saint-Melaine et Saint-Georges. Cette puissance et ce rayonnement se manifestent dans le domaine économique et social : la seigneurie du chapitre et les prieurés de Saint-Melaine se déploient largement dans les campagnes rennaises ; les échanges entre ces domaines et la ville, l’approvisionnement des communautés religieuses et de leurs dépendants, les grands chantiers urbains favorisent l’essor de petites élites commerçantes et artisanales étroitement liées au milieu canonial et abbatial. Dans le domaine institutionnel et social, l’emprise pastorale de l’évêque et du chapitre sur les paroisses rurales et leurs desservants complète et élargit ce rayonnement. Associées à une forte présence princière, ces caractéristiques expliquent la modestie de la bourgeoisie urbaine – ses premiers représentants n’apparaissent qu’à la fin du 12e siècle – et sa forte soumission aux pouvoirs traditionnels. Rennes, qui commence à peine à devenir une ville, est encore loin d’être une commune.