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Entretien
#35
Michel Le Bris, l’inventeur de la littérature-monde
RÉSUMÉ > Créateur du festival Étonnants Voyageurs à Saint-Malo il y a 25 ans, Michel Le Bris revient sur cette aventure singulière, qui place la cité corsaire dans la cour des grands festivals mondiaux de littérature. Homme engagé à la parole directe et au verbe tranché, l’auteur de L’homme aux semelles de vent exprime ici son amour de la littérature sans frontière. Il évoque aussi ses liens avec Saint-Malo, Rennes et la Bretagne. Un entretien sans concession.

PLACE PUBLIQUE : C’est le 25e anniversaire du festival Étonnants Voyageurs à Saint-Malo, du 23 au 25 mai. Comment le définissez-vous, en quelques mots ?
MICHEL LE BRIS :
Je ne sais pas (rires) ! Je dois être étranger à l’esprit moderne des pitchs et des slogans. C’est d’ailleurs peut-être un peu contre tout cela qu’on a créé le festival il y a un quart de siècle. Le sous-titre, à sa création, c’était : « pour une littérature qui dise le monde ». On n’a pas varié d’un iota dans la définition de départ. L’expression la plus synthétique, c’est l’idée de « littérature- monde » qu’on a développé ensuite dans un manifeste publié en 2007. Mais j’ai employé cette expression dès 1993. C’était une réaction d’écrivain à une situation donnée en France. On a tendance, aujourd’hui, à oublier combien c’était pesant à la fin des années quatre-vingt. Si je résume les modes de l’époque, c’était : contemplation de son nombril et dictature d’une idéologie formaliste en littérature.

Ce sont des expressions fortes !
Oui, car il régnait alors sans partage dans tous les suppléments littéraires à Paris cette idée saugrenue d’une littérature n’ayant plus d’objet qu’elle-même ! Comme si la littérature se serait salie d’avoir un rapport avec le monde… En tant qu’écrivain, je n’avais aucune place dans ce système autoentretenu. Ce n’était pas ma littérature. Or en même temps, je voyais la littérature qui m’intéressait s’imposer partout dans le monde, sauf en France. Nous l’avions rappelé dans le premier éditorial du festival : un monde disparaît, un autre est en train d’apparaître, et ce sont les écrivains et les artistes qui disent l’inconnu de ce qui vient, à la différence des spécialistes qui, par définition, ne voient rien de ce qui est nouveau, puisqu’ils tirent de l’expérience passée des règles pour interpréter le futur. S’il y a des gens qui sont les plus incapables de sentir ce qu’il y a de neuf, ce sont bien ceux qui essaient de ramener le neuf au déjà connu ! C’est d’ailleurs pour cela que les spécialistes se trompent toujours ! Mais ils reviennent quand même sur les plateaux de télévision, le caméléon en chef étant de ce point de vue Alain Minc, qui devrait logiquement faire hurler de rire tous ceux qui ont un peu de mémoire !

On comprend que cet univers vous est assez insupportable.
Je le connais par coeur ! J’ai fait une grande école de commerce, HEC, je sais comment il fonctionne, on a cherché à me formater. Mais ce monde ne m’intéresse en rien et me fait doucement rigoler par sa prétention insondable. Vous savez, je suis un vieux soixante-huitard. Mes années étudiantes étaient celles de la contre-culture américaine, de la science-fiction de Philip K. Dick, du rock… Ce foisonnement incroyable des années soixante. Pour résumer, souvenez-vous de ce fameux édito de Pierre Viansson-Ponté dans Le Monde en mars 1968 : « quand la France s’ennuie ». Il valait mieux écouter Bob Dylan pour comprendre ce qui se passait à l’époque ! Nous étions dans un monde de vieux cons qui ne comprenaient pas ce qui fermentait dans la jeunesse française. On avait un monde en couleurs dans la tête et dès qu’on ouvrait la porte, on était en noir et blanc dans l’univers de Gabin et des Tractions avant. Mai 68, c’était une réaction, un « non merci, on n’a pas envie ! ». Il suffit de demander aux femmes si elles nourrissent quelque nostalgie à l’égard du monde d’avant 68 !

Revenons à la littérature : c’est dans ce contexte que vous vous lancez.
Oui, j’avais déjà cette conviction que ce sont les artistes, dans toutes les situations, toujours, qui donnent un visage à l’inconnu qui vient et rendent habitable le monde. J’avais lancé plusieurs collections de littérature aventureuse, chez Phébus (bibliothèques maritimes, voyageurs, romans d’aventures), chez Payot, pour faire découvrir des auteurs anglais convaincus comme moi qu’il fallait se frotter au monde pour connaître de lui. J’étais en train de créer une revue trimestrielle, Gulliver, avec l’idée de rassembler tous les écrivains de par le monde qui partageaient cette idée-là. J’avais également entrepris l’édition d’oeuvres inconnues de Robert-Louis Stevenson, notamment ses essais théoriques, pour donner une profondeur théorique à mes convictions sur la littérature. J’avais publié un manifeste dans la revue Roman, « pour une littérature aventureuse », contre la prétention du structuralisme à tout ordonner dans le champ des sciences sociales et de la littérature. Je faisais feu de tout bois !

On trouve là les ferments à l’origine du festival Étonnants Voyageurs ?
En un sens, oui. Le festival puise ses racines dans mon enfance en Bretagne, où je vivais en bord de mer, avec les livres pour seuls compagnons. Cela forme une disposition d’esprit particulière ! Le deuxième facteur, c’est évidemment mai 68 et ses suites, c’est-à-dire la mise entre parenthèses momentanée des savoirs académiques, avec la volonté de sortir de son rôle et « d’aller voir ». C’est ce que je conserve de meilleur de cette époque. J’ai aussi dirigé La cause du peuple, ce qui me vaudra de passer 8 mois à la prison de la Santé, en 1971, puis participé à l’aventure de J’accuse, qui fut la matrice de Libération. L’idée de départ de Libé, c’était bien de se frotter au monde pour aller plus loin. Lorsque j’ai créé la collection La France sauvage, chez Gallimard, c’était aussi dans l’idée d’offrir au reportage la dimension d’un livre, pour sortir des idées toutes faites et des catégories habituelles. Cet itinéraire explique la suite. La grande différence avec mes compagnons de l’époque, c’est qu’ils ont tous été séduits par la cause politique, alors que moi, j’avais la littérature. Là où ils appelaient à une autre philosophie, moi j’invoquais la fiction. C’est ce que j’ai approfondi dans L’homme aux semelles de vent, publié en 1977. Il y a donc une continuité. Parfois, on me reproche d’avoir fait mille choses dans ma vie, alors que je n’en ai fait qu’une : je poursuis la même idée, sous des formes différentes.

Et le fait déclencheur de la création du festival, en 1990, quel est-il ?
C’est un peu le fruit du hasard. Un jour, en 1989, une dame de Saint-Malo vient me trouver car elle connaissait mon travail chez Phébus autour de l’oeuvre de Stevenson. Elle souhaitait réaliser une exposition autour de l’auteur de L’île au trésor, à Saint-Malo, dans le cadre des Amitiés franco-britanniques. Je lui confie quelques documents et je me rends au vernissage de l’exposition, dans la petite tour près du Château. Je vois arriver quelqu’un que je ne connais pas, avec une écharpe tricolore. C’est René Couanau, qui vient d’être élu maire de Saint-Malo. Il prononce un discours brillant, spirituel. Il expose ses ambitions culturelles pour la ville et se tourne vers moi en me disant : « si vous avez des idées, venez m’en parler ! ». Il était preneur.

Vous donnez suite ?
J’hésite un peu, car je poursuis de nombreux projets. Mais au même moment, Maëtte Chantrel et Christian Rolland – qui avaient été dans mon équipe lorsque je dirigeais les programmes de FR3 Bretagne Pays de Loire entre 1982 et 1985 – viennent me trouver pour me parler d’un projet de salon du livre, à Rennes. Ils avaient constitué une petite équipe et voulaient savoir si je pourrais les rejoindre. Le contenu n’était pas du tout arrêté, on avait même évoqué l’idée d’un projet autour du livre électronique… en 1989 ! De mon côté, je repense à la formule de la revue Gulliver, qui visait à « rassembler les petits-enfants de Stevenson et de Conrad ». Et si on les rassemblait, en vrai ? Et me revient en mémoire la proposition de René Couanau, je me dis alors que Saint-Malo serait un lieu idéal.

Vous prenez alors rendez-vous avec René Couanau, sans vraiment le connaître…
Tout à fait ! Rétrospectivement, la scène est cocasse : c’est en arrivant dans la cour du Château que je m’aperçois que je ne connais même pas son étiquette politique ! Un instant, j’envisage de faire demi-tour pour pousser la porte d’un bistrot afin de me renseigner, mais je suis presque en retard et je renonce. C’est vrai que pendant l’entretien, il avait un petit sourire tout en m’écoutant… Il se montre d’emblée convaincu du projet, mais au moment de partir, il m’interroge pour savoir si je connais son appartenance politique [À l’époque, il est UDF]. Je lui avoue mon ignorance. Et c’est là qu’il me dit qu’en mai 68, il s’occupait plutôt de mettre en prison des gens comme moi !

Avec le recul, quel regard portez-vous sur ce compagnonnage au départ un peu improbable ?
Je n’ai jamais eu le moindre problème avec René Couanau. Et il n’a jamais eu de problèmes avec nous non plus. Il aurait pu être tenté de faire la programmation à notre place. Il a essayé une fois, pour faire venir le photographe Philip Plisson. Je lui ai répondu qu’il suffisait qu’il demande pour que je refuse, par principe. Il a éclaté de rire et ça s’est arrêté là. [Les photographies de Philip Plisson seront tout de même exposées, parce que Michel Le Bris les appréciait]. Très vite, je me suis aperçu qu’il prenait un réel plaisir à cette aventure. C’est un passionné de littérature qui aime aller à la rencontre des écrivains. Il a construit de vrais rapports d’amitié, avec Nicolas Bouvier, Jacques Lacarrière et beaucoup d’autres… Ce qu’il souhaitait, en tant qu’homme politique, c’était susciter le meilleur écho possible pour sa ville dans les médias. Dès la première édition, l’émission Thalassa vient tourner en direct, ainsi que l’émission littéraire de Patrick Poivre d’Arvor, Ex libris, enregistrée à Saint-Malo. La presse internationale aussi répond d’emblée présent. Tous percevaient qu’il s’agissait d’une rupture totale avec la littérature française de l’époque, qui se prenait pour le centre du monde, une manifestation contre le 6e arrondissement et Saint-Germain-des-Prés, épicentre de l’édition parisienne !

Les journalistes anglo-saxons comprenaient mieux la démarche que leurs confrères français ?
Certainement ! Eux, ils comprenaient exactement quel était le projet. Les journalistes français, en revanche, voulaient absolument que ce soit un festival de livres de voyage. Or je leur expliquais que ce n’était pas le sujet ! Certains, toutefois, avaient compris : notamment parmi les critiques de littérature étrangère, qui échappaient un peu aux effets de chapelle de la presse parisienne. J’avais volontairement misé sur ces critiques, pour courtcircuiter les tenants de la ligne officielle, ainsi que sur la télévision, avec l’émission Thalassa.

La première édition a tout de même suscité un certain scepticisme à Paris…
Tout à fait ! Dans les suppléments littéraires des journaux parisiens, beaucoup pariaient sur un échec immédiat. Ce petit milieu avait bien compris que c’était finalement une initiative tournée contre lui. Personne n’osait dire « Il s’agissait d’une rupture totale avec la littérature française de l'époque, qui se prenait pour le centre du monde. » L’ENTRETIEN | michel le bris mai-juin 2015 | Place Publique | 95 ce qu’était vraiment le Festival. Ce sont les journalistes étrangers qui l’ont expliqué les premiers, et cela a mis quelques années avant de s’imposer en France. L’idée, c’était d’encercler le 6e arrondissement par le reste du monde ! Les écrivains français avaient un peu peur de se compromettre en venant au festival, mais en réalité, il y a eu tout de suite une entente totale entre eux et les écrivains étrangers. Ils s’apercevaient qu’ils n’étaient plus marginaux, mais qu’ils appartenaient au contraire au courant mondial de la littérature.

Ce mélange en soi était déjà une rupture avec les salons du livre traditionnels.
Bien sûr ! La deuxième transgression, c’est que nous étions le premier festival défendant une idée de la littérature, sans référence à un genre particulier. Avant, il y avait des salons généralistes qui accueillaient des auteurs faisant la promotion de leur dernier ouvrage, ou bien des festivals spécialisés dans un genre particulier : le polar, la science-fiction, etc. Avec Étonnants Voyageurs, au contraire, nous défendons toutes les littératures sans considération de genre, pourvu qu’elles soient bonnes. C’est ainsi que l’on découvre que Graham Hurley, auteur de romans noirs, est très apprécié de Jim Harrison et que ces deux auteurs sont extrêmement proches. La troisième nouveauté enfin, c’est la forme. Jusque-là, un salon du livre, c’était des auteurs derrière des tables qui attendaient les signatures. Nous avons eu envie, au contraire, de multiplier les types de rencontres, comme ces « cafés littéraires », imaginés par Maëtte Chantrel et Christian Rolland. C’était un autre rapport avec le public. Puisqu’on défendait une idée, il fallait pouvoir l’exposer et faire en sorte que les écrivains entre eux puissent également en débattre. Si on met en lien les écrivains qu’on aime bien, c’est-à-dire, en gros, en écartant les « chieurs » professionnels, les savants littéraires et les starlettes énervées, on obtient une réelle connivence esthétique. Les rapports d’amitié entre les écrivains créent une atmosphère particulière.

Quels sont les auteurs français que vous entraînez dans l’aventure ?
Il y avait l’écrivain Nicolas Bouvier, qui était à l’époque totalement inconnu. J’ai été son éditeur, je l’ai fait découvrir, et notre amitié, c’était à la vie, à la mort. D’ailleurs, lors de sa dernière venue à Saint-Malo, alors qu’il était déjà malade, il a déclaré : « il faudrait que je sois mort pour manquer une édition d’Étonnants Voyageurs ! ». Ce qui fut hélas le cas l’année suivante, en 1998. Il y avait aussi Jacques Meunier, disparu en 2004, qui se définissait comme un « ethnologue défroqué », Pascal Dibie, ponte de l’ethnologie, érudit et truculent. Je n’oublie pas non plus le romancier et journaliste Gilles Lapouge, la voyageuse et écrivaine suisse Ella Maillart, l’explorateur humaniste Théodore Monod, le poète spécialiste de Rimbaud Alain Borer, Georges Walter, disparu en octobre dernier… Nous étions une bande d’amis, auxquels il faut ajouter les écrivains-voyageurs anglais, comme Redmond O’Hanlon. Puis sont arrivés le colombien Alvaro Mutis, le chilien Francisco Coloane, l’hispano-mexicain Paco Ignacio Taibo II, spécialiste du roman noir… On peut encore ajouter à cette liste J.M.G. Le Clézio, qui nous rejoint rapidement.

En vingt-cinq ans, la recette a toujours été respectée ?
L’idée de départ n’a pas bougé. Les formes particulières qui surprenaient beaucoup – les libraires étaient contre les cafés littéraires au départ, ils considéraient que c’était du temps perdu – se sont multipliées au fil des éditions. Nous avons rajouté les lectures, les petitsdéjeuners réunissant une dizaine de personnes autour de leur auteur favori. Nous avons également multiplié les types d’entrées, de manière à ce qu’un auteur de polar, de science-fiction, de poésie, puisse trouver sa place. Lorsqu’on monte le programme, nous voulons faire en sorte qu’il y ait toujours quelque chose pour tous les types de publics, en créant, ensuite, les conditions du mélange. Cette année encore, nous proposons 300 rencontres, dans 26 lieux différents !

Qu’est-ce qui a changé, tout de même, en vingt-cinq ans ?
Le monde a évolué, le public aussi sans doute… Cette évolution du public est passionnante, car on le sent intuitivement, dans les vibrations des rencontres. Au début, les cafés littéraires fonctionnaient bien, mais le public était un peu intimidé par les autres rencontres. Les gens avaient un peu peur d’être coincés une heure, ils restaient en retrait, au fond de la salle. Ce n’est plus du tout le cas aujourd’hui, les premières places sont au contraire très recherchées ! En trois ans, nous avons senti une évolution profonde, et c’est encore le cas aujourd’hui : un désir de débattre, d’écouter, de découvrir des points de vue venus du monde entier… Le festival leur a appris ce croisement, mais au-delà, il existe une demande énorme du public de débats et de rencontres, mais de manière différente de ce qui passe en boucle dans les médias. Je sens une forme d’overdose.

Comment faites-vous pour dénicher ces auteurs plus ou moins connus à chaque nouvelle édition ?
C’est un travail d’équipe, avec un réseau d’amis qui partagent les mêmes attentes. Mais il faut aussi reconnaître qu’il existe une matière de plus en plus riche. Ainsi, depuis quatre ou cinq ans, on assiste à une multiplication des publications de livres sur l’histoire écrite d’un point de vue non occidental. C’est aussi le cas de l’ethnologie : c’est devenu un genre massif, il y a des craquements que nous annoncions, nous les suivons et nous voyons que nos intuitions étaient justes. Pour trouver de nouveaux auteurs, ce n’est donc pas très compliqué, on cherche ce qui agrandit les brèches dans tous les domaines des sciences humaines. En 1986, j’avais écrit un premier manifeste dans la revue Roman sur le retour de la fiction dans la littérature. Les ethnologues, aujourd’hui, expliquent pourquoi les romanciers disent mieux qu’eux la culture des autres. Les historiens considèrent désormais que dans les périodes de cassure, la fiction dit mieux la réalité. C’est vrai aussi pour la psychanalyse, comme pour toutes les sciences humaines qui se sont construites sur l’expulsion de la littérature du champ humain, dont elles disaient qu’elles en allaient faire la science. Cette évolution a renforcé le formalisme de la littérature : elle se voyait refuser par les savants le droit à expliquer le monde. Mais tout s’effondrant, se repose partout la question de la fiction pour rendre compte de l’inconnu du monde ! C’est ce que nous disons depuis 25 ans ! Ce qui nous donne notre force et notre énergie, c’est de voir qu’année après année, cette tendance au décentrement du regard se confirme.

Cette confirmation va-t-elle s’accompagner, tout de même, d’une évolution de la formule ?
En réalité, elle évolue déjà ! Pendant dix ans, on a développé le festival et ce réseau d’amitiés. Puis, à partir de 2000, on s’est projeté ailleurs. Ce fut très important. Au départ, c’est le romancier colombien Alvaro Mutis qui nous avait proposé de monter un festival à Carthagène. La situation politique colombienne compliquée n’a pas permis de le faire. Puis l’américain James Crumley me propose d’organiser une rencontre à Missoula, dans le Montana. Dans la même année, en 2000, on se rend à Bamako, Dublin, Missoula, Sarajevo ! Tout en faisant le festival à Saint-Malo. C’est aussi l’année où j’avais pris la direction de l’Abbaye de Daoulas, avec l’exposition sur les Indiens des plaines, le catalogue…

Comment faisiez-vous pour mener tous ces projets de front ?
Franchement, je ne sais pas : on a revérifié les dates, car ce n’était pas humainement possible, et pourtant on l’a fait ! J’ai quand même eu droit à un triple pontage quelques mois plus tard, mais tous ces projets donnaient une formidable énergie.

Qu’est-ce que cette ouverture internationale a apporté au festival lui-même ?
Missoula, c’est devenu une famille, avec des échanges de classes entre le lycée Jacques-Cartier de Saint-Malo et un établissement américain, pendant plusieurs années. Un autre exemple : l’auteur américain Anthony Doerr vient au festival en 2006, il découvre la ville, et cela lui donne l’idée d’un roman, qui vient de sortir sous le titre All the lights we cannot see et devrait être prochainement traduit en français. Il revient au festival cette année ! Il y a une vraie famille. Prenez l’Afrique, que je ne connaissais pas ! je suis invité à Bamako, on découvre toute une nouvelle génération d’écrivains qui fait bloc contre la génération précédente en lui reprochant de se cantonner à un genre littéraire « africain ». Après deux éditions à Bamako, celle consacrée à la littérature africaine, en 2002, a été un formidable succès. Il en a été de même pour la littérature haïtienne, avec Dany Laferrière et le festival à Haïti.

Vous pourriez aller encore plus loin ?
Oui : une troisième phase s’offre à nous, qui a commencé lorsque le directeur du festival international du livre d’Édimbourg, Nick Barley, est venu à Saint-Malo il y a deux ans. Il évoque la création d’un réseau mondial des grands festivals de littérature, la World Alliance, et il propose à Étonnants Voyageurs d’en faire partie. Une telle proposition de la part d’un Anglo-Saxon, adressée à un festival de langue française, c’est un fantastique signe de reconnaissance ! Cela tient au fait qu’au moins un millier d’écrivains du reste du monde sont venus à Saint-Malo. C’est à la suite de sa venue au festival que l’écrivain indien William Dalrymple aura l’idée de créer le festival du livre de Jaipur, en 2006. Du coup, le réseau World Alliance réunit les festivals d’Édimbourg, Toronto, Jaipur, Pékin, Melbourne, New-York, Berlin et Saint-Malo ! L’écrivain américain Collum Mac Cann a même déclaré qu’on était le plus beau festival du monde.

À présent, quels sont vos projets ?
Il y a une opportunité extraordinaire qui s’offre à nous pour jouer pleinement notre rôle. Nous sommes les plus internationaux de tous les festivals du World Alliance, le seul francophone, mais aussi celui qui invite le plus d’auteurs étrangers. Il y a un enjeu formidable qui consiste à faire circuler les auteurs français dans ces autres festivals amis. En gros, de contribuer à réinscrire la littérature française dans le dialogue des littératures du monde. Mon inquiétude, à présent, c’est la question du financement du festival. Cela devient de plus en plus difficile, et c’est à la puissance publique de savoir si un tel enjeu justifie la poursuite de son soutien de l’aventure. Si les pouvoirs publics, les collectivités, ne soutiennent pas, nous n’aurons pas d’autre choix que d’arrêter.

Aujourd’hui, quel est votre budget et qui sont vos financeurs ?
Ils sont nombreux, je ne voudrais en oublier aucun ! Nous sommes en coproduction avec la ville de Saint- Malo, et il faut arriver à 1,5 million d’euros de budget.

À ce propos, comment se passent vos relations avec la nouvelle équipe municipale malouine ?
J’ai dit mon estime à René Couanau. Je serai le dernier des ingrats si je n’exprimais pas ma reconnaissance pour ce qu’il a fait pour le festival. En même temps, ma fidélité est à Saint-Malo, il y a une nouvelle équipe, les électeurs ont tranché, je n’ai pas de souci de ce côté-là ! La nouvelle municipalité conduite par Claude Renoult prend ses marques. Pour l’instant, nous n’avons pas de problème particulier, mais les subventions n’ont pas évolué depuis six ou sept ans. Je passe ma vie à rechercher de l’argent, et par moments, je fatigue un peu ! À cet égard, un enjeu important se jouera au niveau de la Bretagne. Il faudra un relais des entreprises bretonnes si l’on veut continuer, au nom du soutien apporté au rayonnement international et culturel de la Bretagne. Ce n’est pas un petit salon provincial. On a monté l’un des plus grands festivals du monde. Maintenant, on fait quoi ?

Le siège de votre structure est à Rennes. On aurait pu le croire à Saint-Malo. Quel rapport entretenez-vous avec la capitale régionale ?
Nous avons eu dans le passé plusieurs projets différents avec la ville de Rennes. L’ancien maire Edmond Hervé nous avait sollicités à plusieurs reprises. Nous avons proposé un festival du livre d’histoire, qui s’est finalement monté à Blois, la ville de Jack Lang à l’époque. Je pense que Rennes n’a pas de manifestation culturelle à la hauteur d’une ville ambitieuse. Je ne veux vexer personne, mais je suis pratiquement sûr que la municipalité quadrille la ville et « tient » les quartiers à travers une myriade d’associations, et qu’une fois qu’ils ont subventionné toutes ces associations, il ne reste plus rien pour des projets plus importants. Un festival comme Travelling, par exemple, possède tous les atouts pour apparaître comme un grand rendez-vous de cinéma. Mais il reste en deçà de ce qu’il pourrait être, par manque de moyens. Nous avions aussi imaginé à Rennes un festival culturel total, autour du sport. Nous avions contacté Canal + et son directeur des sports, le rennais Charles Biétry, qui s’étaient montrés très intéressés. Edmond Hervé, passionné de sport, s’était montré enthousiaste, mais les moyens financiers n’avaient pas suivi.

Plus récemment, vous avez exploré d’autres pistes rennaises ?
Oui, par exemple avec le chef cancalais Olivier Roellinger, un festival autour de la gastronomie. Nous avions aussi évoqué les grands débats d’aujourd’hui, en dehors des têtes d’affiche convenues, politiquement correctes qu’on voit partout. Il y a des auteurs visionnaires qu’il serait bon d’entendre davantage. Mais nous sommes dans un pays tellement sclérosé au niveau de la pensée que dès qu’il y a quelque chose d’un peu décalé qui apparaît quelque part, on s’en détourne. C’est sans doute l’exotisme de la pensée française ! Aujourd’hui, je ne propose plus rien à Rennes. Mais je serai ravi qu’il y ait des va-et-vient entre Rennes et Saint-Malo au niveau du festival. Cela pourrait d’ailleurs se faire très rapidement, il n’y a aucune réticence de ma part, au contraire. Mais je suis un peu intrigué par le manque d’ambition de la ville. Quelle est la grande manifestation rennaise, en dehors des Transmusicales ? Je me dis aussi que, parfois, la culture est le parent pauvre de la politique, et qu’on y met ceux qu’on n’a pas envie de retrouver ailleurs.

Une dernière question, Michel Le Bris : sur quoi écrivez-vous actuellement ?
Je viens de publier un recueil pour l’anniversaire du festival : Étonnants voyageurs, 25 ans d’aventure littéraire. Et je termine la rédaction d’un nouveau roman. Il s’appellera Kong, autour du tournage de King Kong et de l’histoire extraordinaire des deux personnes qui ont imaginé ce film, entre 1918 et 1933. C’est une traversée d’une décennie terrible, les années folles, la crise de 29, la montée du nazisme. King Kong était le film préféré d’Hitler. Or les réalisateurs du film l’avaient tourné en considérant que si on ignorait la guerre, cette puissance obscure, alors elle reviendrait. Le livre devrait sortir en Août chez Grasset, et j’ai encore du travail !