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Dossier
#18
Comment la nature est entrée dans la ville
RÉSUMÉ > La prise en compte de la nature et du paysage dans l’urbanisme est le fruit d’une maturation de plusieurs décennies. À Rennes et dans l’agglomération, cette démarche fut très précoce. Si bien qu’aujourd’hui, l’intégration du paysage dans l’urbain est ancrée dans la culture des aménageurs aussi bien que dans celle des habitants.

      Au début des années quatre-vingt, lorsque j’essayais de parler « paysage », mes interlocuteurs de la région rennaise me répondaient invariablement par le mot « bocage ». Ce hiatus permanent témoignait vraisemblablement d’un basculement et d’une prise de conscience entre deux époques: durant les décennies soixante et soixante-dix, la ville avait malmené les paysages agricoles en les considérant souvent comme des simples réserves d’urbanisation et de développement. L’étalement urbain s’imposait alors comme un modèle. Par ailleurs, les processus de remembrement - il faudrait plutôt parler de démembrement - avaient sur de nombreuses communes déstructurés les paysages bocagers savamment construits au cours des siècles. De nombreuses haies et fossés avaient été rasés, et de grands espaces avaient été nivelés à la façon des openfields de la Beauce.

     Le malaise était visible: il y avait, au vu de ces mutations brutales, une inquiétude sévère de perte d’identité et de repères, une prise de conscience d’une dénaturation profonde des paysages et l’émergence d’un désir d’aménager les territoires avec plus d’intelligence et de respect par rapport aux composantes structurelles et culturelles des paysages. Réintroduire l’idée de nature revenait au centre des préoccupations.
     On est aujourd’hui effrayé lorsque l’on regarde les photographies des grands chantiers d’urbanisation rennais des années « soixante » (Villejean ou la Zup Sud). Ces images témoignent de la violence du processus de tabula rasa qui s’abat sur ces sites entièrement nivelés, où seules quelques haies résiduelles survivent entre les traces des bulldozers et des scrapers.

     Il semble nécessaire de rappeler qu’à la même époque et à quelques kilomètres de là, émerge la conception d’un urbanisme différent : au Rheu, l’urbaniste Gaston Bardet installe le développement urbain de la ville à l’intérieur des mailles de la trame bocagère existante et invente une écriture urbaine originale où s’entremêlent intimement la nature et la ville. Son inspiration s’inscrit dans la logique de pensée des « cités jardins » avec des formes urbaines composées en fonction du socle paysager initial et un dessin urbain où le végétal est omniprésent.
     Les conceptions de Gaston Bardet seront par la suite cultivées, réadaptées et réinterprétées par la ville du Rheu, mais aussi par de nombreuses communes de l’agglomération et du Pays de Rennes. Il y a là, au coeur des années « soixante », les germes et les fondations d’une pensée sur la nature et la ville qui structurent encore aujourd’hui de nombreuses démarches.

La naissance de la « ville territoire »

     La grande révolution, qui introduira le thème de la nature au coeur de la pensée urbaine, remonte au début des années quatre-vingt. Elle est liée au changement d’échelle de la ville et à la naissance de la « ville territoire ». À cette époque, le district de l’agglomération rennaise héritait d’un document de planification urbaine élaboré en 1973, le Sdau (Schéma Directeur d’Aménagement et d’Urbanisme). Ce document dessinait sur le long terme un développement urbain « en tache » qui s’étendait de manière quasi continue depuis les zones amont de la Vilaine (Brécé, Acigné) jusqu’aux confins sud du district (Bruz, Pont-Réan, Chavagne…).
     Bon nombre d’élus se sont alors élevés contre ce schéma jugé à juste titre trop consommateur d’espaces et de paysages, vecteur de « banlieurisation » et de perte d’identité pour les communes et les territoires concernés. L’élaboration d’un nouveau schéma s’imposait donc: il devrait assurer les conditions d’un développement partagé et équilibré qui préserverait les identités de chaque commune.

On dessine enfin l’armature du paysage

     Il apparaissait alors indispensable d’intégrer aux réflexions d’urbanisme et de planification, les thèmes liés aux paysages et aux milieux naturels. C’est à l’époque une grande nouveauté et l’amorce d’un processus qui n’aura de cesse de s’amplifier et qui marquera l’histoire du développement rennais.
     Les grands ensembles paysagers, les sites remarquables, les paysages des vallées et des cours d’eau, les milieux naturels sont alors identifiés et cartographiés. Une première grande armature paysagère se dessine à l’échelle du territoire du district.
     On parle à cette époque de « coupures vertes d’urbanisation », d’équilibre et d’alternance « ville-campagne », de limites paysagères, de fonctions écologiques à protéger et la configuration de la « ville archipel » d’aujourd’hui s’enracine progressivement dans les réalités de terrain.

     À l’échelle de chaque commune, un territoire paysager est défini. Il délimite les zones d’extension urbaine en fonction des éléments naturels et physiques identifiés : lignes de crête; boisements ; ensembles bocagers et/ou agricoles ; franges de rivières et milieux naturels. Ces grandes orientations sont gravées dans le marbre du nouveau Sdau de 1983. Il est lui-même assorti d’un « Sdau vert » qui ouvre toute une série de thématiques de travail et de réflexions.
     Pendant une dizaine d’années, les actions et les expériences se multiplient tant sur les secteurs urbains que sur des espaces naturels et agricoles, et une véritable culture collective se construit autour des thèmes du paysage, de la nature, de l’écologie et des milieux naturels. Ces thèmes s’inscrivent progressivement dans la pratique de l’urbanisme comme des paramètres indispensables à toute démarche d’aménagement raisonnée.

     Au début des années quatre-vingt-dix, le district se constitue en communauté d’agglomération (Rennes Métropole). Un schéma directeur est élaboré en 1994. Il cadre la planification urbaine du territoire sur le long terme. Sur les thèmes des paysages et des milieux naturels, le capital engrangé est riche et ce nouveau schéma exploite pleinement les acquis et la dynamique engagée: la forme multipolaire de l’agglomération est alors pleinement actée et la grande armature que constitue l’assemblage des paysages agricoles, naturels et paysagers, est reconnue et utilisée pour structurer le territoire.
     On prend conscience d’un basculement de perception: le rapport, qui considérait auparavant la ville comme un « plein » et la campagne comme un « vide », s’inverse et l’on se dit que la forme globale de la ville sur son territoire est largement dessinée à présent par les paysages de la « campagne » dont on cultive la pérennité et dont on consolide les fonctionnalités biologiques et naturelles.

     Ce nouvel état des lieux définit les termes d’un nouveau rapport entre la « ville et la campagne » qui n’est plus un rapport d’opposition et de confrontation, mais un rapport de dialogue, d’échange, de complémentarité et d’équilibre. La « ville territoire » a tout à gagner de ce processus de rééquilibrage:
     - La ville va pouvoir se développer dans une relation de proximité immédiate avec un réseau dense d’espaces de caractère naturel et paysager. Elle va bénéficier de la présence de paysages agricoles qui vont s’installer dans la durée aux « portes de la ville ».
     - La ville doit s’organiser de manière compacte et dense en situation de renouvellement permanent. Elle y gagne en densité et peut ainsi développer la qualité de son « offre urbaine », intensifier ses fonctionnalités, amplifier son attractivité et cultiver son identité.

     Durant les années 2005-2006, le Pays de Rennes élabore son Schéma de cohérence territoriale (Scot). Ce schéma bénéficie de toutes les réflexions qui ont été menées depuis plus de deux décennies, mais aussi d’une prise de conscience des questions environnementales au niveau planétaire. Ceci se croise et s’additionne avec la constitution d’un arsenal règlementaire national qui assure la protection de nombreux espaces par des classements en zone Natura 2000, en Znieff (zone naturelle d’intérêt écologique, faunistique et floristique), en Mnie (milieux naturels d’intérêt écologique).
     Les réflexions sur la prise en compte de la « nature ordinaire » s’amplifient et les démarches estampillées haute qualité environnementale et développement durable se multiplient sur l’ensemble du territoire national et créent une nouvelle culture de l’urbanisme. Le Pays de Rennes s’illustre à l’intérieur de celle nouvelle culture comme un territoire pionnier et exemplaire.
     La priorité donnée dans l’ordonnancement de son territoire à la mise en place d’une « trame verte et bleue » à la fois structurante et fédératrice de son territoire, constitue un acte remarquable devançant de plusieurs années les décisions du Grenelle de l’Environnement.

     Dans son document d’orientations générales, le Scot précise les grandes orientations qui garantissent la sauvegarde et l’amplification du capital environnement :
     - Préserver et conforter la grande armature écologique constituée par le réseau des vallées, les massifs boisés et les paysages remarquables.
     - Favoriser les fonctionnalités écologiques dans les secteurs assurant un rôle de connexion entre les milieux naturels.
     - Restaurer ou préserver la perméabilité biologique au niveau des infrastructures existantes ou en projet.
     - Garantir une urbanisation économe en espace, en énergie et en eau.
     Ce grand mouvement de pensée impacte de manière considérable l’acte d’aménager au quotidien.

     Cela est particulièrement caractéristique pour les opérations d’urbanisation nouvelles: désormais, on « installe » l’urbanisation sur un site en utilisant les tracés anciens, les parcellaires, les haies et les fossés; on dialogue avec les formes du relief et on minimise les terrassements; on prend en compte les problématiques d’orientation des bâtiments et d’exposition aux vents; on intègre très en amont la perméabilité des sols et la gestion des eaux pluviales.
     Il y a une volonté permanente d’imbriquer les systèmes d’organisation de la ville avec ceux de la campagne, d’organiser des corridors écologiques, d’insinuer la « trame verte et bleue » à l’intérieur de la ville jusqu’au coeur des quartiers et jusqu’aux pieds des immeubles. Il est de plus en plus courant de trouver à quelques pas de son habitation des « liaisons douces » vous invitant à aller d’espaces verts en chemins creux, de chemins creux en bords de rivière, parcourir les bois, d’aller et venir entre ville et campagne.

     Cette situation de porosité, de plus en plus grande entre les composantes naturelles et urbaines des territoires, crée les conditions favorables pour repenser la ville comme un écosystème à part entière, un « système vivant organisé », porteur de ses propres dynamiques naturelles au même titre qu’une forêt, qu’un marais ou qu’une lande.
     En réalité, la ville se tisse aujourd’hui en conjuguant « intensité urbaine », « environnement naturel » et « systèmes de déplacement ». Ces trois paramètres sont intimement imbriqués et se déclinent à toutes les échelles du territoire.
     Les pratiques de l’urbanisme visent à générer l’installation de cercles vertueux, où les processus de densification urbaine s’accompagnent de processus de développement des milieux naturels ; ces deux mouvements constituent les deux visages d’une même dynamique territoriale.

     L’irrigation, de plus en plus forte du territoire par des systèmes de déplacement diversifiés, donne un fonctionnement de l’ensemble comparable aux fonctionnements des écosystèmes où chaque élément particulier est solidaire de son contexte et relié en permanence avec les éléments qui constituent son environnement.
     Le « mouvement de la ville » (sa transformation permanente) est accepté comme une nécessité, et le vivant (sous toutes ses formes) comme une réalité. Un quartier, ou une ville, qui s’immobilise est immédiatement frappé par des phénomènes de sclérose et de dévitalisation. Le principe d’un recyclage permanent s’impose. C’est celui de la vie; c’est celui de la ville; c’est celui de la nature.