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Contributions
#36
Comment lutter contre
la « solitude de masse » ?
RÉSUMÉ > L’isolement touche 12 % des Français en 2015, d’après la dernière étude de la Fondation de France consacrée aux solitudes. Cette proportion a augmenté de 3 points en cinq ans. Véritable maladie du quotidien, la solitude frappe toutes les classes sociales et toutes les tranches d’âge, bien que les seniors y soient plus exposés (27 %). À travers le soutien à des actions ciblées, la Fondation de France entend aider les personnes isolées à retrouver l’estime de soi et l’envie d’échanger, de partager, de rencontrer. Des initiatives concrètes sont à l’œuvre, notamment à Rennes.

     Notre société de la vitesse, de la performance et de l’individualisme met souvent à mal les relations humaines de qualité. Le lien social est devenu instable, imprévisible dans la durée. Si l’isolement était considéré par le passé comme un phénomène résiduel, marginal, il semble aujourd’hui devenir un fait structurel dans notre pays. Avec 5 millions de Français concernés, on peut parler de « solitude de masse », par analogie avec l’expression de « chômage de masse ».

     Depuis 2010, la Fondation de France a conduit quatre enquêtes nationales afin de cerner la nature profonde de ce phénomène insidieux, et ses spécificités selon les tranches d’âges, le sexe, les catégories socio-professionnelles, le type d’habitat, etc.

     Pour être courante, la situation d’isolement n’en est pas pour autant acceptable humainement. Il s’agit donc de comprendre le mal, pour mieux le combattre

Étudier l’isolement relationnel implique d’évaluer la fréquence des relations sociales au sein des cinq principaux réseaux de sociabilité :

  • Le réseau familial, traditionnellement le premier réseau de sociabilité, mais dont la capacité de résilience semble s’amoindrir.
  • Le réseau amical. Une ambiguïté intrinsèque à la notion de relation amicale permet d’en donner une définition plus ou moins extensive. Si la perception subjective des personnes est privilégiée, les réponses sont pondérées au regard de l’isolement effectif perçu par les enquêteurs.
  • Le réseau professionnel, soit les relations autres que celles qui relèvent purement de l’accomplissement du travail.
  • Le réseau de voisinage ou de proximité.
  • Le réseau affinitaire, soit l’appartenance à une association, un club ou un mouvement religieux, et les pratiques sportives ou culturelles.

     L’isolement relationnel objectif correspond à la proportion de la population n’ayant pas ou peu de relations sociales au sein de ces cinq réseaux. La solitude, ressenti subjectif, peut affecter des personnes n’étant pas objectivement isolées, ou au contraire ne pas être ressentie par des personnes en situation d’isolement.

     Mais où placer le curseur de la mesure des sociabilités significatives ? L’isolement ne consiste pas en l’absence totale de relations humaines, situation heureusement marginale (moins de 1 % de la population). Notre méthode ré- sulte de plusieurs mesures et pondérations successives portant sur la fréquence et la qualité des relations. Elle permet d’établir a posteriori qu’une personne considérée comme étant en situation d’isolement a moins de cinq contacts significatifs par mois (hors échanges mécaniques de type « bonjour-bonsoir »), tous réseaux confondus.

     L’isolement n’est pas un état de fait, mais résulte d’un long processus de dégradation des interactions de la personne avec son entourage. Un événement déclencheur, dû aux aléas de la vie (maladie, licenciement, divorce…), intervient souvent pour faire basculer la personne dans une situation d’isolement.   

12 % des Français sont isolés et 30 % risquent de le devenir

     Depuis 2010, l’isolement a nettement progressé en France : 9 % des Français étaient alors en situation d’isolement ; ce sont aujourd’hui plus de 12 %. Ce phénomène n’épargne aucune classe sociale et aucune tranche d’âge. Les jeunes y sont de plus en plus exposés (4 % pour les 18-29 ans, 7 % pour les 30-39 ans). En plus des personnes isolées, 30 % des Français sont dans une situation de vulnérabilité par rapport à l’isolement : ils n’entretiennent des relations significatives que dans le cadre d’un unique réseau. Ces « mono-réseaux » ne représentaient que 23 % des Français en 2010. En cas de rupture biographique (déménagement, décès, séparation…), ces personnes sont directement exposées au risque d’isolement.  

     La situation de nos aînés est la plus préoccupante : 16 % d’entre eux n’avaient pas ou peu de relations sociales en 2010, ils sont aujourd’hui 27 %.

     Les plus de 75 ans sont structurellement plus exposés au problème de l’isolement : retraités, ils ne bénéficient plus des sociabilités professionnelles, et leur entourage familial et amical se restreint mécaniquement, approchant de la fin de vie. Dans un contexte où les relations de voisinage, sur lesquelles ils pourraient compter, s’étiolent, les seniors sont extrêmement vulnérables à l’isolement.

     La maladie, le handicap et la dépendance aggravent le risque d’isolement pour les personnes âgées. La baisse relative des pratiques associatives et le desserrement des liens familiaux sont aussi en cause.  

     La part des Français n’ayant pas ou peu de relations avec leurs voisins est passée de 31 % à 36 % de 2010 à 2014. Cette tendance s’accompagne d’un sentiment de faible qualité des relations sociales de proximité.

     L’isolement existe dans tous les types de territoires ou d’habitation. Habiter dans une grande ville n’en préserve pas, bien au contraire. Dans les villes de plus de 100 000 habitants, la situation des personnes âgées s’est particulièrement dégradée : 33 % sont aujourd’hui isolées, contre 12 % en 2010.  

     Les Français font état de difficultés croissantes à diversifier leur vie sociale : pour 37 % (contre 29 % en 2010), il semble « difficile » ou « très difficile » de rencontrer des gens et de parler avec d’autres. Cette difficulté s’accentue dans les grandes villes et les quartiers d’habitats sociaux.

     On constate aussi, chez un nombre croissant de personnes, un mélange de crainte et d’apathie consistant à se désintéresser du monde qui les entoure, en se laissant sombrer plus ou moins consciemment dans l’isolement.

     La Fondation de France tente de remédier à cela en soutenant des projets expérimentaux sur l’ensemble du territoire. Tout d’abord, il s’agit de développer des relations dans la durée et dans la régularité : une intervention ponctuelle, une sortie, un événement organisé dans un quartier ou un immeuble, ne peuvent suffire à créer des liens de qualité. Pour lutter contre la solitude, maladie du temps et de l’espace, il faut permettre à chacun de se réapproprier le cadre de sa vie, à son rythme. Il est donc essentiel de mettre les personnes au cœur de la démarche, de les rendre pleinement actrices de leurs sociabilités. 9 % des Français disent se sentir abandonnés, exclus ou inutiles. Cette proportion monte à 41 % parmi les personnes isolées. Face à cette détresse, la réponse est contenue dans la question : il s’agit de faire en sorte que ces personnes redeviennent effectivement utiles à d’autres, en leur permettant de rendre des services, de participer à un projet commun ou de partager un bien ou une compétence. Le covoiturage, les garages solidaires ou les jardins partagés permettent ainsi de mutualiser une ressource tout en développant des liens, jour après jour. L’auto-réhabilitation de l’habitat présente également cette dimension vertueuse : il permet de rénover son chez-soi grâce à une coopération entre voisins qui mettent leurs savoir-faire en commun et s’aident à tour de rôle. Même dynamique positive avec les solutions de logement intergénérationnel : des personnes âgées isolées accueillent un étudiant, en échange de quelques services, mais surtout d’une présence et d’échanges réguliers.

     Autant de projets que la Fondation de France finance, année après année, notamment en Bretagne, pour mener avec assiduité la bataille du lien social.