Le 24 février 2014, au centre Carrefour 18. En ce début de soirée, plus de 200 personnes se pressent dans le hall pour une soirée électorale un peu particulière. Six candidats à la Mairie de Rennes ont accepté l’invitation de l’Association rennaise des centres sociaux (ARCS), du Mouvement Associatif Rennais (le MAR) et de la Ligue de l’Enseignement 35, à venir présenter leur politique future pour la vie associative, l’école ou la démocratie participative. L’exercice est calibré : un ordre de passage tiré au sort, le même temps de parole et les mêmes questions pour chaque candidat. Mais les prétendants à la mairie sont là, surtout, pour répondre aux questions des habitants. Pas de place ce soir pour la langue de bois. Dans la salle un homme, visiblement agacé, prend à partie l’un des candidats : « le nom de votre liste et votre discours prêt à mâcher, ça ne nous dit pas qui vous êtes et ce que vous voulez faire. Soyez plus clair, vous vous situez où ? »
Pour l’ARCS, cette soirée électorale est l’une des étapes clefs d’une action portant sur l’implication des habitants dans la vie politique. Pendant plusieurs semaines, des rencontres ont été organisées dans les centres sociaux de la ville. Il s’agissait de permettre à chacun d’exprimer son ressenti sur sa place et son rôle de citoyen et de partager des éléments de connaissance et de compréhension de la vie politique rennaise. Du scepticisme, de la méfiance mais aussi des convictions et un désir de participation s’y sont exprimés, confortant collectivement la légitimité des habitants à questionner les futurs élus et leurs projets. Susciter l’envie et donner à chacun les moyens de prendre sa place dans la vie de la cité, de revendiquer son statut de citoyen à part entière : ces objectifs s’inscrivaient clairement dans le cadre du projet associatif lancé en mai 2013. « Ce sont les fondements de l’éducation populaire, explique Yasmina Heligon, administratrice de l’ARCS. Nous avons le souci que personne ne soit mis à l’écart, que personne ne se sente en infériorité ».
Que ce soit pour y accomplir les formalités administratives ou y participer aux nombreuses activités proposées, les Rennais connaissent et fréquentent les centres sociaux de la ville. Mais la vocation de ces structures va bien au-delà de celle d’un équipement de quartier. Créés par la Caisse d’allocations familiales (CAF) pour structurer sa politique familiale, ils étaient plus d’un millier sur le territoire français, au début des années 70. À Rennes, le tout premier d’entre eux est créé en 1946. Pendant plusieurs décennies, les 9 centres sociaux de la ville sont gérés directement par la CAF en coordination avec la ville. Ce sont des structures d’accueil mais aussi des lieux de mise en œuvre des politiques sociales. Au début des années 2000, cette organisation est confrontée à de sérieuses difficultés : la gestion institutionnelle manque de souplesse, les contraintes financières sont de plus en plus fortes sur les actions sociales et, surtout, les habitants ne s’impliquent pas vraiment dans le fonctionnement de structures vécues comme de simples lieux de service. Il faut changer de modèle.
On passe alors de 9 à 6 centres sociaux et les partenaires s’entendent pour organiser une gestion associative de ces centres. C’est l’ARCS (Association rennaise des centres sociaux), créée en juin 2003, qui en sera chargée. Pour toutes les parties prenantes qui s’impliquent dans cette refondation, il faut renforcer le rôle et le pouvoir des habitants face aux institutions. Cela passe par une implication des bénévoles non seulement dans les activités proposées, mais aussi dans la gestion des centres sociaux. Une nécessité pour que ces derniers passent du statut d’espaces administratifs à celui de lieux de vie et de citoyenneté. Dès lors, des dizaines de bénévoles se formeront et s’impliqueront au sein du conseil d’administration de l’ARCS.
Pourtant, depuis 2008, professionnels et bénévoles sont confrontés à une méfiance et à un désintérêt grandissant des habitants pour la participation au collectif et à la vie démocratique. Pour nombre de ceux qui fréquentent les centres sociaux, la crise renforce le sentiment d’impuissance et d’exclusion et, parfois, le repli sur soi et la colère. Les membres de l’ARCS s’interrogent : comment, dans ces conditions, les centres sociaux peuvent-ils agir, plus et mieux, dans la vie des quartiers et de leurs habitants ? En mai 2013, après plusieurs mois de réflexion et d’échanges, ils adoptent un nouveau projet associatif qui vise à remettre les habitants au cœur des décisions locales, pour les aider à être, bien plus que de simples bénéficiaires, des acteurs de leur quotidien.
Ce nouveau projet associatif se forge sur l’idée d’empowerment. Un principe porté par la fédération nationale des centres sociaux et développé en France par l’urbaniste et sociologue Marie-Hélène Bacqué. L’empowerment – que l’on ne peut traduire que par un néologisme : capacitation, autonomisation ou même empouvoir – est à la fois un processus de mobilisation collective et de prise de conscience individuelle des capacités de chacun d’agir et d’accéder à plus de pouvoir. Le concept est né dans les années 1930 à Chicago, a irrigué les mouvements noirs et féministes dans les années 1970 avant d’être repris en 2008 par le candidat Obama. Dans le projet de l’ARCS, cette idée va se décliner, très concrètement, par des prises de position mettant le citoyen au cœur des principaux domaines d’actions des centres sociaux.
Partant du constat que les « premiers concernés » sont, le plus souvent, absents des instances de décision de la ville comme des organismes sociaux, l’ARCS aspire donc à donner la parole et du pouvoir aux sans-voix. Cela nécessite, pour les habitants qui le souhaitent, une montée en implication et en responsabilité qui ne s’improvise pas. L’accompagnement des personnes vers une participation aux activités des centres sociaux et de l’ARCS est l’un des points essentiels du volet citoyenneté du nouveau projet. Il passe tout d’abord par l’information et la formation des bénévoles. Elle se fait avec le soutien des professionnels salariés des centres sociaux, très impliqués dans le projet, mais aussi auprès de la Fédération des Centres sociaux, du CRVA (Centre d’animation et de ressources à la vie associative) ou d’organismes tels que les universités populaires d’ATD Quart-Monde ou les cafés citoyens.
L’accompagnement des parcours individuels s’appuie également sur une coopération réelle entre les bénévoles. Elle met l’accent sur le collectif mais nécessite une implication individuelle car elle suppose une volonté de partager les idées et les compétences de chacun. Le sociologue américain Richard Sennett ne renierait pas cette approche, lui qui compare la coopération à une improvisation de jazz où, en l’absence de partition écrite, la véritable compétence consiste à s’adapter au sein du groupe, en étant attentif aux autres : écouter, s’ajuster à leur rythme, et pouvoir, parfois, mettre sa propre virtuosité en sourdine au profit de l’ensemble. La coopération dans l’accompagnement des parcours d’engagement amène à valoriser le processus d’implication autant que le résultat. « Cette mobilisation doit pouvoir s’inscrire dans le temps. Mon propre engagement s’est fait très progressivement », témoigne Frédérique Le Guennec, aujourd’hui coprésidente de l’ARCS. Cette maman de 4 enfants a d’abord intégré un groupe de réflexion sur l’alimentation des jeunes enfants en halte-garderie, avant d’entrer au comité du centre social de Villejean. « Nous avons participé au recrutement d’un salarié, c’était une grosse responsabilité ! Je n’étais pas sûre d’être à ma place mais je n’étais pas seule et j’ai pris confiance », confie-telle. Elle accepte alors un mandat d’administratrice du centre social puis intègre la commission « vie associative » de l’ARCS. Un cheminement de près de 15 ans au cours duquel elle s’est sentie épaulée. « Toutes les expériences, bonnes ou mauvaises, construisent notre engagement. Je sais ce qu’est la précarité, je l’ai vécue. Mon moteur aujourd’hui c’est de me sentir utile, d’accompagner à mon tour », témoigne Frédérique.
Reste que ce temps long, nécessaire à l’implication des habitants, est un handicap qui accentue encore la difficulté à renouveler les dirigeants associatifs. Que l’on évoque le manque de disponibilité, la peur des risques de responsabilité juridique, ou les phénomènes de rétention de pouvoir des « dos gris », c’est là un constat très largement partagé par les associations. Pour favoriser ce renouvellement, l’ARCS avait posé, dès sa création, le principe d’un mandat de 9 ans au maximum au sein du conseil d’administration. Pour François Dibon, l’un des administrateurs, cette règle crée cependant des difficultés : « comprendre le fonctionnement des différentes instances n’est pas si facile. Ce n’est souvent qu’au bout de quelques années que l’on acquiert une véritable maîtrise… au moment du renouvellement ! ». Et c’est là, justement, que se pose la seconde inconnue de cette équation compliquée : comment conserver au sein de la structure les compétences acquises par les bénévoles, leur « plus-value », tout en permettant leur renouvellement ? Pour y répondre, le nouveau projet de l’ARCS donne aux personnes qualifiées, celles qui par leur parcours d’engagement ont acquis ancienneté et expérience, des postes d’administrateurs à part entière. Le collège « personnes qualifiées » est ainsi porteur d’un principe de continuité compatible avec la nécessité de renouvellement du collège « habitants ».
L’un des questionnements portés par l’ARCS tenait au mode de gouvernance de l’association. Comment permettre aux habitants impliqués, ceux qui cherchent à comprendre et à agir, d’accéder au pouvoir, habituellement réservé aux « sachants » ? C’est l’idée de coopération et de partage des décisions qui a poussé à la mise en place d’une coprésidence à la tête de l’association. Issus des collèges « habitants » et « personnes qualifiées », ils sont trois à se partager aujourd’hui cette responsabilité selon une organisation collégiale dont l’objectif est de faciliter le consensus dans les prises de décision. Deux ans après le lancement de cette organisation expérimentale, le bilan est positif. « C’est moins lourd pour chacun d’entre nous, ça permet de mieux gérer son temps. Deux présidents peuvent assister à deux réunions différentes en même temps. Mais surtout, ça a modifié le rapport hiérarchique : ce n’est plus du pouvoir, c’est de l’engagement ! », s’enthousiasme Frédérique Le Guennec. « On espère bien que ce sera pérennisé et que la formule fera des bébés ! », renchérit Dania Lecomte, elle aussi administratrice, qui souligne que « des structures comme la MJC du Grand Cordel vont expérimenter la même chose ». Force est pourtant de constater que peu d’associations s’engagent sur cette voie, freinées par la nécessité d’une solidarité sans faille entre les coprésidents.
Pas d’expérimentation sans évaluation : un bilan mené en deux étapes a souligné l’intérêt de cette coprésidence. Elle a développé le débat, le dialogue et les liens entre les coprésidents et les Collectifs d’animation des centres sociaux, amélioré l’implication des habitants en permettant la représentation des deux collèges (habitants et membres qualifiés) au sein de la coprésidence. Les objectifs de ce mode de gouvernance sont donc atteints. Mais au-delà de ces effets, qui étaient initialement attendus, sa mise en œuvre pratique a été particulièrement observée. La question de la lisibilité des délégations, vis-à-vis des membres et des partenaires, se posait nécessairement. La diversité et la complémentarité des profils des coprésidents, de par leurs parcours personnels, professionnels et associatifs, ont naturellement établi une répartition claire des tâches et des domaines d’intervention de chacun. Elle a permis le partage des responsabilités et du temps investi par chacun au sein de l’ARCS. Une répartition qui a facilité la gestion et alimenté la bonne image de la coprésidence à l’extérieur.
Des axes d’amélioration et des points d’attention ont, cependant, été identifiés. Ils portent essentiellement sur la nécessité de communiquer, d’expliquer les principes et les modalités de fonctionnement de cette coprésidence. Pour le conseil d’administration, il faut aussi veiller à laisser du temps à la montée en compétences et en responsabilité des administrateurs, en évitant de parachuter un coprésident sans expérience de l’ARCS.
En mai dernier, au regard de cette évaluation, l’assemblée générale de l’ARCS a donc adopté une modification de ses statuts : la coprésidence est désormais un mode de fonctionnement pérennisé au sein de l’association.