La Donelière, c’est le nouveau quartier de l’économie sociale et solidaire, entre Rennes et Saint-Grégoire. C’est là que sont installés depuis bientôt deux ans les Compagnons d’Emmaüs, que l’on avait connus naguère rue des Ormeaux. À la Recyclerie, ils disposent d’un point de collecte des objets usagés qu’ils remettent en état et proposent ensuite à la vente.
Derrière le comptoir de la Recyclerie, il y a Joël, sa barbe fleurie, « charlemagnesque », ses lunettes fines. Son immense tignasse dorée en dépasse. Il me voit venir depuis un moment, il sait que je veux qu’on discute. Il veut bien mais me dit qu’il n’aime pas ça. Il est là depuis 1991, compagnon dont l’exactitude est une science, et pour savoir depuis quand il est compagnon, il prend l’énorme calculette et soustrait les années. 2013 - 1991, vingt-deux ans. Sauf qu’il y est venu pour passer quelques jours, allez, quelques mois. C’est souvent le cas ici, depuis le coordonnateur jusqu’à tous les compagnons. Ils viennent pour un dépannage, quelques jours… Vingt ans plus tard, voilà, c’est là qu’ils sont.
Joël vient de Nantes. Il y a fait les vendanges et puis le voilà ici, à la Donelière. Derrière son comptoir. Il délivre les tickets. Les gens choisissent, il fait le ticket, ils vont à la caisse et reviennent prendre leur nouveau bien. Certains lui serrent la main. Il a des clients fidèles depuis dix ans. Un monsieur passe, le salue par son prénom, sa fillette lui donne une chips ! En cadeau. « Un gâteau », dit Joël qui le pose fièrement sur le comptoir.
Il défend ce principe des tickets car il sait que sinon, certains partiraient sans payer. Pour l’instant, c’est une dame et son mari d’origine étrangère qui se font répéter plusieurs fois le prix par Joël. Il confirme : « oui, oui, cinquante centimes ». Ce n’est pas assez cher pour les gens qui veulent payer par carte. « Pour certains, ce n’est pas assez, pour d’autres c’est trop ! ». Joël leur conseille de chercher autre chose.
Joël a fait tous les postes offerts par les Compagnons: le camion, le quai, le triage, il s’est occupé aussi de la chaudière de la Communauté. Il a tout appris, ici. Le voilà à la vente. « C’est mieux, la vente, dit Joël, on voit du monde. On se reconnaît. Avec quelques clients, il y a de l’amitié ». Oui, de l’amitié, il insiste. « C’est comme partout chez les Compagnons, il y a ceux qui sont bien et d’autres moins. J’arrive à la retraite, je resterai là ». Les bonnes relations, les difficultés, même entre Compagnons ? « Ça fait partie de la vie », voilà ce qu’il dit. Quittons Joël et sa barbe fleurie, ses mots doux, ses bonnes manières.
Jean-Michel est en plein courant d’air et, après trois quarts d’heure d’ouverture, il en est à son vingt-et-unième donateur. 21, il va le noter sur l’ordinateur. Comme cela qu’il les appelle, les gens qui se bousculent à la suite les uns des autres, se garent, vident les coffres, repartent. Au donateur, il donne les indications. Il n’arrête pas, montre le tas de vêtements, « oui, les chaussures ça va avec. Oui les draps sont repassés, avec les vêtements ». La donatrice semble déçue que Jean Michel ne remarque pas l’impeccable repassage. Ça va vite, Jean-Michel montre les livres entassés, il dit « c’est là », ou « c’est ici ». Il ouvre ses bras, montre des cartons pour ceux qui veulent repartir avec leurs sacs. Sous les draps bien repassés, la dame, sort des lunettes de ski. Évidemment, c’est un objet. Alors, avec les objets ! Il doit tout noter, « des DVD, il y en a combien ? » Il note vingt sur l’ordi. Et il inscrit aussi trois sacs de vêtements.
Jean-Michel est en plein courant d’air sans du tout s’en plaindre. Il aime le boulot. « J’ai 62 ans, je suis né en 54 », disons qu’il arrondit ! Barbe grise et rouflaquettes tonitruantes. On conclura vite qu’ici, la barbe fait partie des signes. Nous sommes chez les Compagnons, dans une des communautés pierristes comme il me sera dit plus tard. L’abbé Pierre est partout, dans toutes les têtes, mais aussi au mur, au guichet de l’entrée, derrière les comptoirs, beaucoup donc portant sa barbe et ses convictions.
Jean-Michel est du « signe du cancer ». Voilà ce qu’il me dit, car je lui avoue qu’à quelques mois près on a le même âge mais pas la même manière de le calculer. « Je picolais, me dit-il, voilà ce qui m’est arrivé. Cela peut-être écrit, je ne picole plus. Quelques bières, une fois le temps. » C’est le décès de sa femme qui l’a foutu en l’air, « j’avais envie de la suivre, dit-il, j’ai perdu toute ma famille suite à son décès, j’existais plus ». La preuve qu’il existe désormais, en bossant.
Il n’arrête pas, en est à son vingt-troisième donateur. Il prend tout en compte. Il bosse mais « sans avoir l’impression de travailler » tout en pointant que « c’est plus dur certains jours quand il y a beaucoup de monde ».
Jean-Michel vient de la campagne d’Ille-et-Vilaine. Pas loin. Il me dit le nom du bled à l’ouest de Rennes, il continue d’aiguiller les clients, il les charrie un peu, gentiment : « videz-les vos sacs, vous emmerdez pas ! ». Voilà une dame avec une trompette que Jean-Michel identifie aussi sec : « c’est une marocaine ». « Exact, répond la dame, elle est en bon état mais je n’en veux plus ». Hop, dans les objets ! Jean-Michel la prend comme le saintsacrement, la pose délicatement, à la verticale. La dame dépose un nid d’abeilles et un bibelot. Il note, on lui propose une casquette de carnaval mais n’échangera pas la sienne. Vissée pour la journée. Peut-être pour la vie.
Quand un énième donateur apporte une souris informatique, Jean Michel dit qu’il « va essayer de trouver un chat dans les parages ». Il faut dire qu’il se peut qu’il y en ait, en faïence ou en peluche, ou en vrai !
Est-ce un hasard de rencontrer Franck ici ? Sans doute pas, car il n’est plus compagnon mais il l’a été et il revient « voir les copains ». La chance a tourné et « maintenant elle est de mon côté ». Il est avec sa petite fille, jolie, qui lui prend la main, et à qui il adresse des mots doux et des regards encore plus. Sa casquette en cuir est impeccable, sa tenue aussi, on voit que ça va, même s’il dit que cela n’a pas toujours été le cas. La clé, car c’est bien de cela qu’il s’agit, c’est qu’il est « devenu propriétaire ». Comme cela qu’il regarde l’ancienne galère, lucidement. Ni de haut ni d’en bas, à hauteur, lucidement. Il a été compagnon à trois reprises cinq ou six mois. Il y a tenu pas mal de postes, « chauffeur, menuiserie, réceptionniste ». La dernière fois qu’il y a passé du temps, c’était en 2002, plus de dix ans déjà. Il voyageait, était logé, il travaillait dans la restauration, y compris à l’étranger. Et entre temps, la galère, donc, quelquefois pire. Il s’est réfugié chez les compagnons « pour éviter de faire des conneries ». Voilà ce que Franck dit. « Et des grosses ! Pour éviter de finir en taule ». Direction la Communauté. Et ce qu’il y appréciait et visiblement y apprécie encore, c’est cette forme « de marché à l’africaine ». Franck voyage quand il vient chez Emmaüs ! Il revient pour « penser aux potes décédés » et taper la discute avec les survivants. Il en a besoin. Il sait que certains ont du mal avec cette expérience, « pensant que ça reste dévalorisant », pas lui.
Alain vient du Nord. Il a connu au moins cinq communautés. Il se sent bien à Hédé, « c’est bien ». Il le répète à plusieurs reprises. Ici il a été « bien accueilli ». Son boulot, c’est de « tester les appareils ». Pas l’informatique, ça c’est un bénévole qui s’en charge. Non, lui c’est la hifi qu’il teste et sur sa belle chaise tournante rouge, il est assis au milieu, en effet, de tonnes d’écrans, de monceaux d’électronique, de baffles de toutes formes. « Toutes testées ». Tous les jours, avec les compagnons, il vient prendre le travail depuis Hédé. Depuis deux ans qu’il y est. Au départ, il se trouvait mieux à la campagne, « plus tranquille ». La ville, les tracas, le boucan, tout cela ne lui disait rien. Maintenant, il y est vraiment bien et il repart le soir vers Hédé.
D’une communauté l’autre, il a pu juger. Ici, ce qui a compté, c’est le responsable, Yannick. Il s’est tout de suite « entendu avec lui ». Il déteste ceux qui « veulent commander pour commander ». Ici, il y est bien, « ni catholique, ni protestant, neutre ». Voilà la neutralité d’Alain, c’est, aujourd’hui, d’être « bien ».
Jean-Paul était marin du côté de Bordeaux. Il a été terre-neuvas et a failli y « crever plusieurs fois. Légionnaire aussi ». Jean-Paul a tellement à dire que d’abord il ne veut rien dire. Peut-être de peur de trop en dire. Nous le retiendrons. Nous ferons attention quand il nous parlera de « « ses dons » si encombrants, du gars « venu de Paris avec ses dons et qui lui a dit que les siens à Jean-Paul étaient encore plus grands ». N’empêche que c’est lui qui a payé, « 600 francs » si j’ai bien compris. Il parle aussi de saint Léonard, celui d’Andouillé-Neuville, auquel il s’identifie : « d’abord malfrat et puis après un saint. « Je marche au moral », voilà ce que dit Jean-Paul qui a quatre filles et un gars. Ce n’est pas à la Communauté qu’il les voit. Il « les comprend », leur dit que c’est « son choix ».
Il a été « veuf de bonne heure » et tout s’est écroulé. Sa femme pas enterrée, une psychologue lui a demandé ce qu’il allait faire de ses enfants. Souvenir intact. « Ma femme, c’était le bon dieu ». Alors ça a été de mal en pis. Il est reparti en mer, il en a voulu « à tout le monde ». Une de ces haines, « jusqu’au médecin qui n’a pas fait son boulot ».
Son choix, « c’est un choix ». C’est pour les valeurs, pour l’abbé Pierre que Jean-Paul est compagnon. « J’ai choisi ». Sous-entendu, de passer du bon côté. Il ajoute « pour me racheter ». Il fait partie du Conseil Communautaire à Hédé, l’instance « entre le Conseil d’administration et les Compagnons ». Jean-Paul, parfois, désespère d’eux : « un quart d’heure le soir à jouer aux cartes, c’est trop peu et, après, tout le monde dans sa chambre devant sa télé ». Jean-Paul, c’est lui qui a proposé de produire un disque, en vente au guichet, pour l’Abbé Pierre, ça va sans dire, ou lui aussi qui a eu l’idée pour le calendrier qui montre « ce qu’on fait parce que les gens ne le savent pas assez ». Il s’y est pris trop tard mais l’année prochaine, il espère qu’il se fera, le calendrier.
Jean-Paul passe un peu du coq à l’âne, mais s’agissant de lui, ce n’est pas un jeu de mot de dire que c’est plutôt du coq à l’âme. Il trouve que « c’est un exploit de venir à Rennes depuis la communauté ». Bernique les dimanches ou les jours fériés. « Pas normal, une chose pareille ! ». Il sait qu’en 2013 ce n’est plus pareil, alors il repense aux paroles de sa chanson, c’est lui qui les a écrites. Il aime Balavoine et Renaud, il les connaît par coeur. Il m’apprend que Daniel Balavoine s’appelait Henri et lui a fait une dédicace précieuse : dans un monde où le plus beau reste à faire et c’est signé. À ce moment, Jean-Michel lui apporte un carton d’outils, « depuis l’arrière-grand-père jusqu’au aujourd’hui ». Et Jean-Paul nous apprend alors, à moi ainsi qu’à deux ou trois clients béats d’admiration, ce qu’est un « trusquin ». Voilà un vieil outil patiné qui se passe d’électricité alors que « dans les bateaux, maintenant, les équipages ne parlent pas la même langue et que tout est électronique ». Jean Paul est né à Rennes, près de la place Sainte-Anne, rue de Penhoët, où il y a des marches. Là qu’il a troué ses fonds de pantalon, mais pas que. Ce qui est « à retenir » de lui, c’est qu’il a inventé un proverbe : « quelque chose de court et qui est de moi : il vaut mieux avoir un avenir incertain qu’un passé qui laisse des regrets ».
Rencontrer le responsable, ce n’est pas si facile. Parmi tous ces hommes à barbes, Yannick Mollo passe inaperçu. Il descend d’un ascenseur des ballots énormes de vêtements, il bouge un carton, déplace une palette, il va au cul du camion, il dit à l’un, il dit à l’autre, il répond au téléphone, débrouille à flux tendu des histoires de clients qui attendent depuis tellement longtemps le passage du camion, ont relancé, et qui, découragés, veulent absolument voir le responsable. C’est lui, Yannick Mollo. Comme son nom ne l’indique pas, il y va, il parle, s’insurge, voilà ce qui le définit, à fond. Comme les autres, ses compagnons, il est venu vers la Communauté pour quinze jours. C’était en 1997.C’est l’abbé Pierre lui-même, oui lui-même, qui lui a demandé de rester. De devenir ce qu’il est devenu. L’histoire de l’abbé Pierre est un conte, une fable, une histoire d’homme debout, droit dans son humanité qu’il me redit à toute vitesse entre les chariots à pousser, les portes ouvertes et les compagnons qui le hèlent. Il me dit tout, l’appel de 54 bien sûr, le mépris des autres, la quarantaine qui dure un an et demi, l’abbé Pierre interné en Suisse. Ils le disent fou, ils le rendent malade. Il revient, il redonne de la voix, reprend sa gestion, « son chéquier ». Yannick Mollo est intarissable, sur le naufrage au retour d’Amérique latine et le corps de l’abbé Pierre entassé parmi les naufragés. Mais ce corps se relève, un homme droit. Debout.
Il n’y a que cela qui compte pour Yannick Mollo. Il nous faudra le revoir car sur toutes ces questions de gestions de la misère, d’organisation de la charité (pas un mot dans sa bouche, ça), il a quelques idées. Il est insurgé comme l’Abbé Pierre l’y a incité. L’insurrection, face à l’inacceptable et les solutions contre le discours. « Dix mille euros par an » redistribués localement, en lait, en hébergement, en aide concrète. Sur les femmes seules, les migrants paumés, Yannick Mollo est aussi intarissable.
Il n’arrête pas. Il continue, file à grands pas d’un coin du hangar à l’autre. À ce moment précis, il devrait être à Hédé, il est attendu pour le chantier sur le château de Beauvoir. Où l’on restaure entre autre la chambre où l’abbé Pierre venait souvent faire la pause. Il se réfugiait à Hédé car c’est de là que beaucoup d’initiatives sont parties. Dans le détail, il faudrait à nouveau rencontrer cet homme qui raconte Charles Tillon ou le père Jules comme s’ils étaient là, la résistance comme son plat du jour et sa présidence passée de l’UDAF Bretagne qui lui a permis d’avoir, entre autres, cette science sociale et cette technique de l’humain nommée « réponse ».
Quand il s’agit, comme dimanche dernier, de porter du lait à une famille qui en manque, Yannick Mollo ne tergiverse pas longtemps : il y va. « Provocateur, insurgé, capable de dire merde à tout le monde », voilà son credo !