ne passe pas entre
la droite et la gauche
En 1983, le maire socialiste de Grenoble, Hubert Dubedout, perd les élections à la mairie de Grenoble alors même qu’il avait conduit, durant ses mandats, une politique culturelle dynamique et reconnue. Il s’en est suivi une sorte de syndrome Dubedout, interrogeant les maires sur l’intérêt électoral à consacrer des sommes importantes au développement culturel. Les villes, et notamment les villes de gauche, allaient-elles réduire leurs dépenses culturelles faute d’enjeu électoral clair. Il n’en a rien été. Les villes sont aujourd’hui les premiers financeurs publics de la culture. Elles dépensaient en 2006, selon une étude du ministère de la Culture, 152 € par an et par habitant en moyenne, soit un peu plus de 8 % de leur budget, à comparer aux 2,7 % environ que pèsent ces mêmes dépenses dans le budget de l’État, aux 2,2 % dans celui des Départements et aux 2,5 % dans celui des Régions.
Ces chiffres moyens masquent cependant de très fortes disparités. Quels en sont alors les déterminants ? Et notamment l’orientation politique joue-t-elle un rôle dans le poids et la structure des dépenses culturelles des villes? Dans le numéro de septembre 2011 de Nantes Passion, le magazine de la ville de Nantes, l’opposition UMP titrait son droit de parole : « Voyage à Nantes, un projet de gauche », mettant en avant une série de dérives financières et bureaucratiques du projet piloté par Jean Blaise, assimilant ainsi politique culturelle de gauche, gabegies budgétaires et fait du prince. Au-delà de l’aspect polémique de cette adresse, qui reprend la classique, mais assez dépassée, gestion laxiste de la gauche, celle-ci conduit néanmoins à s’interroger sur l’existence d’une spécificité des villes de gauche en matière culturelle.
Affirmons-le tout de suite! Les études économétriques réalisées à travers le monde convergent pour démontrer que la variable droite / gauche affecte peu le montant des dépenses culturelles des villes1. Le ministère de la Culture français met en avant deux principaux déterminants du montant des dépenses: la situation urbaine des villes et la taille de la population.
Sur le premier point, il oppose les villes centre d’agglomération (budget moyen par habitant de 190 €), les villes périphériques (114 €) et les villes isolées (160 €). Ces résultats ne sont pas propres à la France et se retrouvent dans la plupart des études internationales sur ce sujet. Deux explications sont généralement avancées. La première tient à la corrélation entre le statut de ville centre et l’existence d’un patrimoine artistique important. L’entretien d’un musée, d’un théâtre, d’un opéra souvent, d’un conservatoire alourdit les finances de ces villes sans qu’il s’agisse véritablement d’un choix stratégique d’investir dans les activités culturelles. Cette accumulation d’équipements est renforcée par ce que Philippe Urfalino appelait le « jeu du catalogue » qui consiste, pour toute métropole digne de ce nom, à disposer d’une batterie complète d’équipements culturels. Les villes périphériques, à l’opposé, ont rarement un patrimoine historique à entretenir. Elles ont donc moins de dépenses incompressibles et bénéficient d’une marge de manoeuvre plus importante dans leurs choix de politiques culturelles. Les centres dramatiques créés dans les communes de la banlieue parisienne (Nanterre, Aubervilliers, Saint- Denis…) ont ainsi été les emblèmes des politiques culturelles de villes qui étaient à l’époque majoritairement communistes. Aujourd’hui, les centres d’art contemporain ont pris le relais des théâtres pour construire, en banlieue, une image de modernité, comme le note Emmanuelle Lequeux dans un article publié par Le Monde du 27 septembre 2011.
La seconde explication relève de ce que les économistes appellent un comportement de passager clandestin. Les habitants des villes périphériques bénéficiant des équipements de la ville centre, il apparaît moins nécessaire d’y développer des activités culturelles concurrentes. Les politiques des villes périphériques peuvent alors proposer des activités complémentaires innovantes sur lesquelles elles vont asseoir leur identité.
La taille des villes renforce ces différenciations. En moyenne, plus la ville est grande, plus son budget culturel par habitant est important. Comme les villes centres d’agglomération sont généralement aussi de grandes villes, les deux phénomènes ont tendance à se renforcer. Les sept villes françaises de plus de 225 000 ha représentent à elles seules un cinquième des dépenses culturelles des villes de plus de 10 000 habitants.
Plus généralement, ces résultats témoignent de l’enracinement des politiques culturelles dans l’histoire des villes. La politique culturelle nantaise ne peut pas être comprise sans référence à la crise industrielle qu’a connu la ville dans les années 1980 et qui a induit une réflexion sur la façon dont une spécialisation culturelle pourrait sortir la ville de l’ornière. Lille, Metz, Bilbao se sont trouvés face aux mêmes défis. De ce point de vue, ces villes se différencient fortement d’autres comme Rennes ou Angers, pour lesquelles la préoccupation économique, certes existe, mais structure moins les propositions artistiques. L’accès des publics ou le soutien à la création via les institutions y jouent un rôle plus central. Ce rôle de l’histoire induit que les changements de majorité ne peuvent que modifier à la marge les grands axes des politiques culturelles passées, ce qui vient brouiller l’influence de la couleur politique.
Curieusement, en tout cas d’un point de vue statistique, la structure de la population (selon l’âge ou le niveau social par exemple) semble assez peu affecter les dépenses culturelles, renforçant l’hypothèse de la prédominance de politiques d’offre, parfois peu soucieuses de s’adapter aux besoins de la population. La richesse d’une ville influence cependant les dépenses culturelles. En règle générale, plus une ville est riche, plus ses dépenses culturelles par habitant sont importantes. Ainsi en Italie, les dépenses moyennes des villes du sud sont sensiblement inférieures, toutes choses égales par ailleurs, à celles des villes du nord. Cela confirme l’idée que les politiques culturelles s’apparentent à des biens de luxe au sens économique du terme, c’est-à-dire des biens dont le poids dans le budget augmente avec le niveau de richesse.
Outre le rôle joué par l’histoire dans la définition des politiques culturelles, celles-ci sont aussi, on ne le soulignera jamais assez, une histoire d’individus. Dans la plupart des villes, la politique culturelle court-circuite les administrations et se définit directement au niveau du cabinet du maire. Cette relation intuitu personae entre l’édile et les artistes explique notamment pourquoi l’intercommunalité a du mal à se développer dans le domaine culturel, au-delà des questions posées par la répartition des compétences dans les lois de décentralisation.
Est-ce pour autant que les considérations politiques n’interviennent pas dans les choix de politiques culturelles ? Ce serait aller un peu vite en besogne.
D’une part plusieurs études montrent l’influence des cycles électoraux dans le montant des dépenses culturelles. Une étude présentée dans l’article cité au début de ce texte montre que dans les villes italiennes, les années électorales seraient propices à la réduction des dépenses culturelles, ce qui pourrait signifier, de façon relativement inquiétante, qu’au mieux, les dépenses culturelles constituent un faible enjeu électoral, qu’au pire elles pénalisent les équipes qui s’en prévalent au moment des élections. On retrouverait ici le syndrome Dubedout…
D’autre part, si la couleur politique n’explique pas, semble- t-il, le montant des dépenses culturelles des villes, elle peut influencer des stratégies de différenciation par rapport à des villes voisines, surtout si celles-ci sont d’un autre bord politique. Dans une étude réalisée dans les années 1980 sur le Nord-/Pas-de-Calais, ce critère semblait jouer un rôle déterminant. Dunkerque, alors à droite, développait une politique très axée sur l’action culturelle tandis que Calais, sa voisine, communiste, proposait une politique d’action artistique centrée sur l’idée d’éveil de la curiosité par l’accès aux chefs-d’oeuvre. Tandis que Lens (gauche) mettait l’accent sur le football, Douai (droite), juste à côté, s’appuyait sur un Centre d’action culturelle réputé.
Enfin, dernier clivage influençant les politiques culturelles, l’opposition entre les partisans d’une politique planificatrice structurant les propositions artistiques et les partisans d’une stratégie consistant prioritairement à relayer les initiatives décentralisées. Ce clivage se retrouve à droite comme à gauche où d’ailleurs, il est un des critères de différenciation entre les « deux gauches », la jacobine et la girondine. Il recoupe assez largement une autre opposition entre action culturelle, portée par le réseau associatif et action artistique, portée par les institutions. La politique culturelle de l’État inspirée de Malraux et qui n’a pas fondamentalement changé depuis, notamment sous l’ère Lang, consiste prioritairement à faire en sorte que, sur tout le territoire français, il existe des institutions défendant l’excellence artistique sur le modèle du « choc électif » pour reprendre l’expression d’Urfalino. Beaucoup de villes, de gauche comme de droite, ont relayé, au niveau local cette stratégie centrée sur les lieux labellisés (scènes nationales, FRAC, musées) chargés de « démocratiser la culture ».
Dénonçant les excès de cette politique de l’offre, d’autres collectivités ont davantage mis en avant le concept de « démocratie culturelle », fondée sur le soutien à des projets émanant de la société civile (artistes, médiateurs, amateurs…), privilégiant la multiplication des expériences et l’implication des populations dans le développement de la curiosité culturelle. Si ces politiques s’inspirent de l’économie sociale et solidaire et à ce titre, sont plus facilement portées par la gauche (elles ont d’ailleurs été promues nationalement par le communiste Michel Duffour, lorsqu’il était secrétaire d’État au Patrimoine et à la Décentralisation), il existe de trop nombreuses exceptions pour en faire un critère d’opposition solide. Et force est de constater qu’à gauche, dans les faits, cette orientation est loin de faire l’unanimité, tant il semble difficile de partager, pour les édiles, le pouvoir de choisir et de légitimer.