aux villes « attractives »
La politisation des élections locales a toujours été le fait des partis classés à gauche tandis que l’apolitisme est traditionnellement défendu par les élus locaux classés à droite. Si l’on parle de « communisme municipal » ou de « socialisme municipal », il n’y a pas d’équivalent à droite où un pragmatisme non partisan est de mise. Ce sont les partis de gauche qui ont ainsi assigné un sens politique à l’action locale. Ils ont d’autant plus politisé leurs gestions locales qu’ils ont longtemps été exclus des arènes du pouvoir central. Les communes constituent ainsi des bases politiques de premier plan, vitrines ou préfigurations de transformations plus profondes. Cette politisation, cyclique et d’intensité variable selon les périodes, s’est néanmoins toujours heurtée à la prégnance d’une définition apolitique et consensuelle du rôle de maire en France. Dans l’exercice de son mandat, le maire, endossant le rôle du « père de famille » bienveillant, acquiert et fait valoir une compétence qui naturalise sa légitimité et dépolitise le registre de résolution des problèmes soumis à la municipalité. En s’imposant comme le médiateur vers lequel convergent toutes les demandes et les attentes, l’élu s’impose au parti. Une forte implantation locale induit donc pour les partis politiques des risques de notabilisation.
Depuis les années 1970, le discours du Parti socialiste sur les questions locales a subi de profondes transformations qui ne sont pas sans lien avec son accession au statut de parti de gouvernement. Parti d’opposition en pleine rénovation dans les années 1970, le PS s’appuie sur ses bases locales et y mobilise un discours de transformation sociale. Les élections municipales sont conçues comme une étape importante dans le processus de conquête du pouvoir national. La question locale, fortement travaillée idéologiquement, est alors centrale: dans un contexte où les classes moyennes salariées urbaines deviennent un groupe social central, changer la vie revient à « changer la ville ». Démocratie participative, autogestion urbaine, amélioration du cadre de vie urbain deviennent des marqueurs partisans de l’action locale. Après la grande victoire aux municipales de 1977 et surtout la conquête du pouvoir en 1981, le PS tend à dissocier le local du national et à « dégouvernementaliser » les politiques municipales. La logique des élections « intermédiaires », peu favorables aux gouvernements en place, pousse les partis au pouvoir à dépolitiser leurs campagnes locales. Plus structurellement, malgré les nouvelles marges de manoeuvre offertes par la décentralisation, une relative standardisation des politiques locales s’affirme autour de nouveaux référents modernistes (développement local, management public, attractivité du territoire, gouvernance…). Devenu premier parti d’élus locaux, comme la victoire aux élections sénatoriales de septembre 2011 en témoigne, le PS n’appuie plus son action locale sur une doctrine politiquement discriminante.
À partir du début des années 1970, le PS change d'attitude à l'égard de la politique locale: loin des positions de repli des années 1950 et 1960 dans le contexte du déclin de la SFIO, les municipalités redeviennent des bases d’opération politique dans les années 1970. La question locale et surtout municipale est à nouveau débattue et politisée. La compromission électoraliste sous la SFIO d’élus « trop soucieux de conserver au parti un pouvoir municipal vidé de son contenu réel par une pratique trop apolitique » est mise en cause.
Le discours municipal socialiste renoue avec la politisation et le volontarisme de la fin du 19e siècle. Le local est à nouveau conçu comme un lieu de contre-pouvoir et de revendication mais aussi d’innovation et d’expérimentation sociales. La capacité d’agir et le pouvoir de transformer le monde social au niveau municipal sont affirmés. On ne peut justifier d’occuper un pouvoir si l’on se refuse à le considérer comme un instrument de transformation sociale: tel est le nouveau credo socialiste. Avec ses municipalités, le « socialisme » est à nouveau « en marche » et ce cheminement est doté d’un sens renouvelé. La question locale est prise de front et reliée à la doctrine générale du parti. Le « local » est à la fois conçu comme un lieu politique en soi (dans le sens où peut s’y produire une cohérence politique globale) et n’ayant de signification qu’inscrit dans une perspective politique plus large (la transformation des rapports de production): « Tout se tient: la conquête du pouvoir politique national, la mise sur pied d’une nouvelle organisation économique et le développement d’un mouvement, qui, dans la commune comme dans l’entreprise, transforme profondément les structures et les relations sociales».
La dimension politique de l’action municipale est réaffirmée. L’apolitisme est dénoncé comme « le piège grossier de la droite » dans lequel le socialisme ne doit plus se laisser prendre. Les collectivités locales ne sauraient être enfermées dans des fonctions purement administratives et techniques. C’est que la gestion des services municipaux n’est pas politiquement neutre. Il y a « une façon de droite » (au service des intérêts de la classe dominante) et « de gauche » (au service du plus grand nombre et des plus démunis) de les gérer. Certes la tutelle préfectorale restreint les potentialités du cadre communal et bloque initiatives et responsabilités. Mais les limites du cadre communal ne sauraient justifier l’inaction. Il s’agit d’engager à partir des communes la lutte contre l’État centralisateur et bureaucratique et de diffuser le message socialiste et crédibiliser son projet. L’action municipale a une valeur propédeutique: elle doit montrer le chemin dans lequel les socialistes veulent engager la France. Dans la mesure du possible, les municipalités ne doivent pas laisser jouer de manière exclusive la logique de l’initiative privée et du profit. Il s’agit au niveau communal d’ouvrir la voie à une société autogérée. Le thème de l’autogestion communale apparaît en 1974. Mais si l’autogestion constitue « le mot de passe » des années 19705, sa spécification idéologique reste confuse.
Cette modification du cadre idéologique à travers lequel la question locale et urbaine est pensée s’accompagne d’une inflexion très nette des pratiques organisationnelles. Le contrôle des élus devient plus serré. Le maire est défini comme le mandataire de son parti avant d’être le représentant de ses électeurs. Les stages d’élus visent « à donner à chaque élu les moyens d’un comportement socialiste et cela malgré les contraintes quotidiennes des faits et des règlements municipaux » et à « diffuser un faisceau de propositions politiques et pratiques pour que chaque geste de chaque militant socialiste, quelle que soit sa place, reflète et engage bien le socialisme tout entier ». Sur le plan électoral enfin, le changement se traduit par le renversement des alliances et l’abandon de la formule de « Troisième Force ». L’union de la gauche se généralise en 1977. Elle permet de solder symboliquement le passé, d’abjurer les alliances de Troisième Force du passé.
Le programme municipal de 1977, le plus long de l’histoire du socialisme, décline à partir de ce cadre une plate-forme électorale originale. Il met en avant des thématiques souvent nouvelles : démocratie locale, développement économique, urbanisme…
La réflexion municipale est dynamisée par la lutte des courants qui contribue, plus généralement, au bouillonnement doctrinal du parti. Une ligne de clivage se constitue sur la question municipale. La démocratie et l’autogestion locales constituent les référents identitaires de « la deuxième gauche » rocardienne qui donne au socialisme des accents girondins et réactive la filiation proudhonnienne et possibiliste du socialisme. La revue rocardienne Faire consacre près d’un tiers de sa surface éditoriale aux questions locales. Elle entreprend une réflexion soutenue sur « le local », analysé à la fois comme un lieu d’inertie favorisant la reproduction des rapports sociaux et une expérience porteuse de nouveaux rapports sociaux. Le concept central qui donne sens à l’expérience municipale est celui d’« expérimentation sociale », développé notamment par Pierre Rosanvallon et Patrick Viveret. Le changement social ne peut être que central: telle est l’erreur fondamentale du socialisme, selon les auteurs. La stratégie de l’expérimentation sociale, construite sur des bases locales, bouscule les catégories de l’utopie, de la réforme et de la révolution dans la mesure où elle s’enracine dans d’autres représentations du temps et de l’espace.
Le CERES autour de Jean-Pierre Chevènement développe quant à lui une conception du changement social centrée sur l’État et dénonce, sur un mode très néo-guesdiste, les illusions mortifères du socialisme municipal. L’autogestion communale est une illusion. Les comités de quartier ne participent pas effectivement à la stratégie du « front de classes » mais sont prioritairement utilisés par « les petits-bourgeois » pour appuyer leurs ambitions politiques locales. Le concours de l’action municipale à la transformation sociale n’est pas nié mais fortement relativisé. Le risque est permanent que l’action locale « émiette les forces de combat, anesthésie les volontés et retarde ainsi la réalisation de l’objectif dont il voudrait cependant se rapprocher. […] Clochemerle ou la lutte des classes c’est bien ainsi que le problème est posé ».
Comment analyser cette rupture? Elle relève de logiques multiples. Elle constitue à l’évidence un élément d’une stratégie de changement partisan et s’inscrit dans le cadre d’un projet de conquête ascendante du pouvoir – des « bases » municipales jusqu’à son sommet présidentiel. Le Parti socialiste a perdu tout crédit politique et idéologique au début des années 1970 lorsque François Mitterrand en prend la tête. Le premier secrétaire s’emploie, après le congrès d’Épinay, à restaurer l’image du parti ternie par le long règne de Guy Mollet. Le « notable SFIO », érigé en figure repoussoir, constitue l’un des référents négatifs auxquels s’adosse l’entreprise de refondation du parti.
Le parti se reconstruit et se ressource comme « parti de militants ». Les effectifs de l’organisation se renouvellent ainsi profondément de 1971 à 1975. De nouveaux groupes sociaux, surtout urbains, porteurs de nouvelles visions du monde, investissent la structure partisane. C’est en investissant le local sur des bases nouvelles que le Parti socialiste se transforme en partie comme organisation des « classes moyennes ». Son attractivité sociale nouvelle est en effet liée à l’offre d’espace politique, de pratiques sociales (associatives, militantes, délibératives…) et de discours qu’il propose à des groupes sociaux dotés de propriétés sociales spécifiques qui se reconnaissent en lui. L’autogestion et la démocratie locale sont, dans cette perspective, des « produits d’appel » politiques, censés attirer la petite bourgeoisie intellectuelle et technicienne qui aspire aux responsabilités et répondre à ses aspirations (poussée de l’idéologie du cadre de vie, afflux des demandes culturelles, montée de l’écologie urbaine et des « valeurs post-matérialistes », développement de métropoles…). La stratégie de localisation de l’action politique permet par ailleurs une démultiplication de la mobilisation politique et sociale. Les élections de 1977, fortement politisées, sont conçues comme la préparation de la prise du pouvoir et des élections législatives de 1978 et de la présidentielle de 1981.
Cette politisation se révèle néanmoins brève. La gauche remporte une éclatante victoire lors des municipales de 1977. 52 % des villes de plus de 9 000 habitants sont gouvernées par la gauche (70 % des villes de plus de 30 000 habitants). 5 160 maires et 50 000 conseillers municipaux socialistes sont élus. Reconstitué comme parti de militants de 1971 à 1977, le Parti socialiste est plus que jamais un parti d’élus locaux à cette date. De nombreux militants deviennent élus et sont confrontés à des contraintes de gestion et des logiques de personnalisation du pouvoir municipal qui tendent à les autonomiser par rapport à leur section. Le changement de ton est net au congrès de la fédération des élus qui suit la victoire des élections municipales et se tient à Villeurbanne en novembre 1977. Les élus affichent le pragmatisme qui doit présider à l’action municipale. Des politiques municipales audacieuses sont certes menées à partir de 1977 mais le verbalisme idéologique ne résiste pas à l’épreuve du pouvoir. On observe à partir des années 1980 une dépolitisation des discours et des pratiques locales qui procède de logiques propres au PS (notabilisation du parti, accès aux positions nationales qui incite à découpler le local du national) mais aussi de transformations plus générales de l’action publique (standardisation croissante des politiques municipales).
Parvenus à la tête de l’État, les socialistes sont confrontés à des difficultés considérables. De nouvelles relations entre local et national en découlent. La dépolitisation de la campagne municipale socialiste de 1983 est très nette. La configuration de 1983 est historiquement inédite: les socialistes ne peuvent plus se défausser sur le pouvoir central ou inscrire le scrutin dans la perspective mobilisatrice de sa conquête. Ils ont de nombreux leviers en main. La plaquette diffusée par le parti (La réussite municipale), plus rétrospective que programmatique, exalte « l’excellente qualité de gestion » des municipalités. La stratégie est explicite: s’il ne faut pas « esquiver » la dimension politique du scrutin, il faut surtout le « ramener » à « des perspectives locales, enjeu de ces élections ». La politisation qui marque les années 1970 a donc été éphémère. Elle se révèle transitoire et correspond à un certain état de la concurrence interne au parti (conflit générationnel entre les notables SFIO et les militants des années 1970) et du champ politique (l’exclusion de la gauche des arènes centrales, la construction sur le plan local d’un pouvoir alternatif).
La réflexion municipale au sein du parti tombe à nouveau en déshérence (comme dans les années 1950 et 1960). Les courants ne la constituent plus en enjeu d’opposition interne. Le débat sur les questions locales devient rare dans le parti comme nous le confie l’ex-député Jean-Pierre Worms, expert au PS des questions locales dans les années 1970: « On a tenté avec quelquesuns, comme Jean-Michel Belorgey, de donner un contenu politique au cadre défini par la décentralisation, en matière de participation des habitants notamment. Mais le parti freinait et l’indifférence, voire l’hostilité, était totale sur ces questions. Elle l’est toujours d’ailleurs ». 1983 apparaît donc comme une date charnière à plusieurs titres : elle scelle l’acceptation de l’économie de marché, elle marque, outre une défaite électorale, la renonciation à tout discours « politique » réellement spécifique au niveau local.
La décentralisation produit certes de nouvelles de marges de manoeuvre pour les élus qui deviennent des décideurs affranchis de la tutelle a priori de l’autorité préfectorale. Mais elle est aussi au principe de l’affirmation de « nouveaux notables »18. Elle renforce au Parti socialiste le poids des élus à partir des années 1980 en leur conférant de nouvelles ressources et en organisant la vie du parti autour de nouveaux trophées électoraux. Alors même que les élus disposent de nouvelles libertés dans leur action et que donc les possibles de l’action municipale s’élargissent, la dépolitisation des enjeux locaux s’impose. La grande réforme institutionnelle de 1982-1983 contribue par ailleurs à une reformulation de la question locale qui se déplace et se cristallise désormais sur la question de la répartition des compétences entre collectivités locales et sur l’architecture institutionnelle. Les débats internes sur les questions locales se portent désormais sur des enjeux globaux (la décentralisation) plus difficiles à politiser parce qu’ils sont dotés d’une forte technicité et parce qu’ils nécessitent le plus souvent un consensus transpartisan. Le PS est ainsi travaillé par un conflit d’intérêts entre départementalistes et régionalistes.
On comprend dans ces conditions que les élections municipales à partir de 1983 ne soient guère politisées par le PS (au sens où une signification essentiellement locale leur est assignée). Devant les difficultés rencontrées par les gouvernements socialistes dans les années 1980, les élus cherchent dans une large mesure à « dégouvernementaliser » les élections locales. La FNESER (fédération des élus socialistes) se désolidarise fortement du parti et de son devenir politique « national ». Les élus locaux socialistes jouent la carte de l’apolitisme et de la personnalisation. Notabilisation des élus et difficultés nationales conjuguent donc leurs effets.
À partir de 2002, le PS connaît une situation politique paradoxale: défait aux élections nationales (2002 et 2007), il remporte les élections locales et devient le premier parti d’élus locaux. Il profite de la logique des élections intermédiaires qui pousse à la sanction des gouvernements en place. Cette situation est propice à une certaine repolitisation des questions locales.
Jean-Pierre Raffarin, chantre de « la France d’en bas », fait de la « proximité » une marque politique distinctive et de la décentralisation une des thématiques centrales de son action. Ce positionnement conduit les dirigeants socialistes à s’inscrire dans une stratégie de démarcation au moins dans les prises de position. On note une certaine inflexion dans le discours et le positionnement de la FNESER. Claudy Lebreton, élu à la tête de la fédération en novembre 2003, fait clairement référence aux années 1970: il entend « clairement sortir de la technicité pour saisir les véritables enjeux des politiques locales, en renouant avec l’esprit des années 1970 et contribuer à la réinvention d’un modèle territorial ». Il reconnaît que la FNESER n’est plus aujourd’hui « le laboratoire d’idées en rupture avec les pratiques des notables » qu’elle était dans les années 1970. Une « maison des élus » voit le jour en juin 2004. Cette structure est animée en partenariat par le PS et la FNESER et doit permettre une meilleure coordination des élus locaux et une meilleure circulation des expériences de gestion locale. Lors des élections régionales et cantonales de 2003, le PS a cherché à politiser la signification du vote, érigeant les régions en « contre-pouvoir », en lieux d’expérimentation et de « résistance ». Mais cette « politisation » s’apparente alors essentiellement à une nationalisation des enjeux. Tout se passe comme si la politisation de ces scrutins impliquait forcément une délocalisation des enjeux et qu’elle ne pouvait plus s’opérer à partir des programmes locaux. La nationalisation des élections locales apparaît en d’autres termes comme la seule modalité de politisation.
La dépolitisation des discours locaux c’est-à-dire le fait que la référence à des visions du monde partisanes soit peu présente dans les rhétoriques de campagne s’est très largement confirmée lors des élections municipales de 2008. La vieille notion de « socialisme municipal » a certes été exhumée pendant la campagne mais ses contours idéologiques apparaissent aujourd’hui très flous. Le clivage gauche/droite est peu lisible sur le plan de l’offre électorale et programmatique. Le PS a produit à l’occasion du scrutin une des plus courtes plateformes programmatiques municipales de son histoire (quatre pages). Elle tient en une déclaration de principes très générale, n’ayant aucune valeur prescriptive pour les candidats, axée autour des thèmes du logement, de l’éducation, de la sécurité, de la démocratie locale. L’ambition affichée y est modeste: « faire de mars 2008 un rendez-vous utile pour les Français ».
Cinq engagements très vagues sont déclinés : la réussite scolaire pour tous, des territoires dynamiques et écologiques, un logement pour chacun, des nouvelles solidarités, une sécurité de proximité. Il n’y a donc plus véritablement de corpus doctrinal auquel les gestions socialistes locales pourraient s’adosser. Des différences entre les programmes des candidats classés à gauche et à droite peuvent apparaître mais sans être saillantes.
La construction de logements sociaux est sans doute plus fréquemment pratiquée à gauche qu’à droite. En cette matière, la gauche promeut les constructions de type HLM quand la droite défend plus volontiers l’accession sociale à la propriété. La sécurité est plus souvent mise en avant comme une thématique à droite mais les polices municipales ne constituent plus un thème discriminant la droite et la gauche. Le recours à la vidéosurveillance est largement défendu par les candidats de gauche (c’est le cas de François Rebsamen à Dijon ou Daniel Delaveau à Rennes, tous les deux socialistes). Tramway et vélos n’ont pas vraiment de couleur politique. La démocratie participative n’est plus l’apanage des villes de gauche. La droite accuse toujours la gauche de laxisme en matière budgétaire mais ce registre semble avoir perdu de son efficacité. La presse qui publie des palmarès des villes les mieux gérées à l’approche des élections ne peut conforter cette critique. Le quotidien Les Échos publie un « audit » des villes, le 21 février 2008 qui établit que, si l’on considère les communes de plus de 100 000 habitants, la taxe d’habitation a augmenté en moyenne de 13,58 % dans les villes de droite et de 14,41 % dans les villes de gauche. La ville qui a le plus augmenté cet impôt est Marseille, dirigée par Jean-Claude Gaudin (UMP).
Les élus sortants, bien implantés, répugnent en 2008 à une trop forte politisation qui entame leur capacité de rassemblement. Dans les villes où la sociologie n’est pas toujours favorable à la gauche, l’apolitisme est clairement brandi comme argument de campagne. François Rebsamen, maire sortant de Dijon où Nicolas Sarkozy a obtenu 52,57 % des voix aux élections présidentielles, met peu en avant son étiquette politique: « la fonction de maire, selon lui, oblige au dépassement permanent des frontières partisanes » (Le Monde, le 21 févier 2008).
Gérard Collomb a réussi à s’imposer comme l’homme du consensus à Lyon dans une ville qui cultive selon la presse « le modérantisme ». À la veille du second tour, citant François Mitterrand, il explique: « c’est avec des civils qu’on fait des bons militaires et avec des non-socialistes qu’on fait des victoires au PS » (Le Monde, le 18 mars 2008). Pour lui, « il s’agit d’élire un maire. Ce n’est pas un choix idéologique mais sur des valeurs ou un projet. Je suis le candidat d’un large rassemblement avec des gens très à gauche mais aussi du centre droit et de droite » (Politis, 27 février). Ses documents de campagne ne comportent aucune référence au PS. Bertrand Delanoë se présente comme un maire « libre de toute influence politique à l’égard d’un parti » (Le Monde, le 15 janvier). L’idéologie de la proximité, dépolitisée et dépolitisante, devient centrale dans le discours socialiste.
La tendance n’est néanmoins pas propre au PS. Elle renvoie à des transformations plus profondes liées à l’uniformisation des politiques locales amorcées dans les années 1980. On lit ainsi dans Le Monde du 3 juin 1995 alors que la campagne municipale bat son plein: « Mieux, meilleur, tous, demain, agir, partager, gérer, défendre, construire. Partout on ouvre, on rassemble, on aime. Le glossaire de campagne pourrait tenir en quelques mots moins un: ‘politique’ ». L’indifférenciation et la standardisation croissante des politiques publiques locales sont liés à trois phénomènes cumulatifs : la professionnalisation des milieux décisionnels territoriaux (élus, personnel administratif…), l’accélération des niveaux d’échange entre niveaux de gouvernement, le déclin consécutif des alternatives politiques.
La figure du maire-manager s’impose dans les années 1980. Le maire se met en scène alors comme un entrepreneur de politiques publiques mobilisant une expertise de plus en plus forte dans la conduite des projets (ce qui d’ailleurs transforme le profil sociologique du personnel politique local, de plus en plus dominé par les catégories supérieures diplômées). Le politiste Jean-Pierre Gaudin analyse l’émergence d’une nouvelle figure d’élu, le « technotable ». L’apolitisme traditionnel prend désormais une dimension gestionnaire et managériale: une manière « rationnelle » standard de développer des politiques locales (et donc échappant aux alternatives politiques) s’impose. La modération en matière fiscale devient par exemple la norme. Dans les villes socialistes, la conversion aux modèles managériaux est générale dans les années 1980. On en trouve une forte illustration dans l’ouvrage publié par le maire de Montpellier en 1990.
Georges Frèche y écrit : « le maître mot aujourd’hui est la direction par objectif, optimisant l’efficacité municipale dans l’intérêt de l’usager » (p. 150). « Une route n’est ni de gauche ni de droite. C’est le soin apporté à sa construction et le choix du goudron qui déterminent sa qualité. Il en est ainsi pour de nombreux problèmes concrets » (p. 141).
Gilles Pinson émet l’hypothèse que, chez les élus, « la fréquentation des experts a remplacé les sociabilités de parti comme voie d’accès à la demande sociale », les responsables politiques ayant une vision de plus en plus floue des groupes que constituent les sociétés urbaines. Dans les grandes villes, selon l’auteur, les relations des maires avec les sociétés urbaines sont «limitées aux relations qu’ils entretiennent avec les réseaux techniques et professionnels de l’action publique et avec les réseaux élitaires porteurs de ressources pour l’action », la mobilisation électorale s’effectuant principalement par la réalisation de grands projets et de politiques publiques dont les élus attendent des effets « attrape tout ». La décomposition des réseaux partisans dans les villes de gauche tend à donner crédit à cette hypothèse27. L’abstention urbaine des catégories populaires, souvent fatalisée par les élus, les conduit à s’adresser à un public au capital culturel élevé, sensible à la compétence et à la légitimité d’action. « L’élu pluriel » se dissoudrait-il dans le modèle uniforme du manager, le standard déterritorialisé de l’entrepreneur ? Les servitudes de la représentation locale n’ont pas disparu et les élus cherchent toujours, notamment en s’appuyant sur des formes de proximité, désormais institutionnalisée (la démocratie dite « participative » en tient souvent lieu) à travailler leur ancrage local.
Les transformations de la fonction publique locale jouent aussi un rôle déterminant. Les secrétaires généraux ou directeurs généraux de services jouent un rôle de plus en plus décisif dans la fabrique de l’action publique locale et sont de plus en plus façonnés par le management public à travers des formations de plus en plus spécialisées. Mobile, la haute fonction publique locale contribue à la diffusion et à la standardisation de nouvelles « recettes » d’action publique peu structurées par la variable partisane.
L’accélération des niveaux d’échange entre niveaux de gouvernement et l’interdépendance croissante entre collectivités renforcent la dépolitisation. Elles participent à la circulation de nouveaux modes d’action transcendant les affiliations partisanes. Les co-financements se multiplient, contraignant des niveaux de collectivité de sensibilités politiques différentes à coopérer. La « gouvernance multi-niveaux » ouvre le pouvoir local sur la société civile. Les élus intériorisent de plus en plus les logiques de l’économie de marché en co-produisant l’action publique avec le monde économique. Le développement de l’intercommunalité à partir de la loi Chevènement de 1999 conduit à des gouvernements de coalition valorisant le consensus qui dépolitisent les choix d’action publique. C’est dans ce contexte qu’un déclin des alternatives politiques s’affirme. Les nouveaux totems de l’action publique (projet, développement local, marketing territorial, proximité, développement durable, démocratie participative, « bonne gouvernance »…) deviennent des figures imposées dont l’invocation dépasse les appartenances partisanes.
Les « projets » se donnent ainsi pour objectif de valoriser et de développer un territoire à travers la constitution d’une coalition mobilisant des acteurs divers autour d’une vision relativement partagée du devenir et de l’identité de la collectivité locale. Cette dynamique – dont la dimension rhétorique est forte – est censée produire des effets de cohésion d’une communauté d’acteurs autour du maire qui se situe dans une position d’intermédiation entre une pluralité d’intérêts et de secteurs d’action publique. Le projet semble valoir avant tout par ce qu’il induit « d’effets latéraux de coalition, d’harmonisation cognitive, de réactualisation d’une identité collective », la qualité du processus, à savoir la production d’un sens territorial – important autant que « la validité des fins ». Cette dynamique de projet conduit largement à affaiblir ou à dissoudre la légitimité partisane dans la conduite de l’action publique.
Dans un contexte de concurrence croissante des territoires, l’action publique est tournée vers un objectif d’attractivité (attirer financements et investissements, des populations à fort capital culturel et économique…). La culture (une des priorités des villes de gauche) est ainsi conçue surtout comme un levier pour construire une image positive des villes. La légitimité des politiques culturelles urbaines tient de plus en plus à leur capacité à constituer les villes et les sociétés locales en acteurs collectifs, en entités agissantes dans un contexte de compétition internationale. Dès lors que le territoire devient « le lieu de définition des problèmes publics », la culture qui peut lui donner corps, l’intégrer, en servir de support devient valorisée. Les capitales européennes de la culture illustrent cette tendance.
Au final, les transformations du Parti socialiste depuis les années 1970 conjuguées à l’horizontalisation et la territorialisation de l’action publique expliquent le désinvestissement partisan de la question locale. Devenus dominants dans les territoires, les socialistes ont sans doute gagné en légitimité gestionnaire ce qu’ils ont perdu en capacité à produire une nouvelle utopie urbaine…