Pendant toutes ces années René Cloitre écrit et publie. Presque uniquement de la poésie. Dix-sept recueils en tout ! Certains sont remarqués comme Dans le ressac des jours qui obtint en 1986 le Grand prix des poètes bretons. D’autres lauriers sont venus comme le Prix de l’édition poétique du concours international organisé par les Poètes de l’Amitié et la revue Florilège en 1988, ou encore le Grand prix de poésie des Écrivains de l’Ouest en 2001. Il a aussi décroché un prix de l’essai au concours international d’Arts et lettres de France pour Poètes bretons : poètes de plein vent, poètes de plein chant : Xavier Grall (en 1987).
René Cloitre vit dans la campagne rennaise et anime des ateliers d’écriture avec des élève d’école, collège ou lycée. Cela a donné lieu par exemple au recueil Pirouettes et diableries, né avec les collégiens de La Motte-Brûlon. Citer les titres de recueils du poète donne une idée du monde qui est le sien : Les braises et les brumes, Eden Blues, Si on allait en ville, Fleurs du silence, Escales, Sirène m’était contée, Haïkus du Bout du Monde, Ricochets. Enfin, Tristan et Iseult (2012) et La Vague et la Haie (2013). Rendant compte du travail de René Cloitre dans Place Publique n°17, Gilles Cervera le qualifiait de « poète douloureux, océanique et solaire». Il ajoutait : « [Ses] mots naissent dans le varech, passent par la mie de pain et s’élèvent via Haendel de l’humain qui bat de l’aile à l’universel des anges ».
Pourquoi le rédacteur en chef de Place Publique m’a-t-il demandé d’écrire un texte sur la ville de Rennes ? J’ai eu beau dire et redire et répéter que mes mots seraient très critiques, voire virulents, il m’a donné carte blanche. Oui, pourquoi cette demande ? Serait-ce parce qu’en novembre 2003 j’avais publié un recueil de poèmes intitulé « Si on allait en ville », alors que je venais de recevoir le Grand Prix de Poésie des Écrivains de l’Ouest ? Agnès Le Morvan écrivait à propos de ce recueil : « Durant plusieurs mois, René Cloitre a saisi la lumière, les couleurs, scruté les voyageurs, les étudiants, la jeune femme au portable, les manifestants, les comédiens et griffonné sur des petits bouts de papier, parfois au dos du chèque » (Ouest-France du 3 et 4 janvier 2004).
Il est vrai que j’ai souvent observé d’un oeil critique, Rennes et la vie qu’on y mène. Rennes que je connais depuis 1959. Alors, écrire un texte sur celle qui s’enorgueillit d’être « capitale de Bretagne, souveraine bretonne », pourquoi pas ?
Je me suis donc mis à l’ouvrage et j’ai écrit un premier texte, loin de Rennes, à Ploudiry, en août dernier, alors que les Monts d’Arrée m’offraient toute leur beauté sauvage par la fenêtre grande ouverte. Ploudiry en Basse- Bretagne, au Pays du vieux Léon. Plouziri en langue bretonne. La Paroisse du Chêne. Qu’ont donc à voir Plouziri et ses Monts d’Arrée avec Rennes la reine qui se proclame capitale de la Bretagne ?
Le 4 août 2013, Plouziri faisait la fête. Célébrait-elle la fin des privilèges dans cette nuit du 4 août 1789 ? Surpris, pendant que tournait dans le soleil d’été la vieille batteuse ressuscitée, je voyais les gens vivre en intelligence, sans avoir besoin de slogan, en se parlant en langue bretonne au pays des bruyères et des fougères. Pays si riche jadis des enclos paroissiaux.
Flash-back
Rêvent-ils
des temps anciens
des temps lointains
des temps des processions
bannières et pardons
et des temps des moissons
sur l’aire de la ferme
rêvent-ils
des temps enfuis
engloutis dans les brumes
ces vieux paysans
du vieux Léon
si fiers sous leurs casquettes
d’entendre vivre
leurs mots anciens
alors que la vieille batteuse
retrouve vie
reprend son rituel
et son allant
d’antan
sa vieille antienne
en Paroisse du Chêne
les grains emplissent de lumière
les sacs de vieilles toiles fières.
Entendons-nous bien : je ne plaide pas pour un retour aux temps que j’ai bien connus des bougies et des lampes à pétrole et des cuisinières à charbon ! Je plaide pour que la ville moderne n’écrase pas de sa suffisance une certaine Bretagne qui, sans refuser le modernisme s’acharne à se souvenir de ses racines. La sagesse populaire n’affirme-t-elle pas : il te faut te souvenir d’où tu viens pour savoir où tu vas. Me reviennent à l’esprit ces lignes de La Femme en vert de l’Islandais Arnaldur Indridason. Erlendur, le provincial qui vit depuis bien des années à Reykjavik songe à sa fille qui se drogue à mort dans cette « ville moderne peuplée de gens qui ne voulaient plus vivre dans les campagnes, dans les ports de pêche, ou bien qui n’avaient plus la possibilité et avaient déménagé pour commencer une nouvelle vie. Mais ils avaient perdu leurs racines et se trouvaient confrontés à leur absence de passé ainsi qu’à un avenir incertain. Erlendur, quant à lui, ne s’était jamais senti bien dans cette ville. »
Aujourd’hui, j’ai lu et relu ces pages écrites à Ploudiry et des évidences me sont apparues.
J’ai aimé Rennes à l’époque où j’étais étudiant à la Faculté des lettres, place Hoche, avec ses marronniers, aujourd’hui disparus…
Mais la Vilaine coule invisible sous les parkings payants et bétonnés. Les architectes à Villejean-Beauregard ont déployé le noir qui leur est si cher : le FRAC, les Archives, la maison de retraite Raymond-Thomas. L’usine d’incinération des ordures ménagères, devenue par la magie des mots usine de traitement et de valorisation des déchets ménagers et aujourd’hui Usine de valorisation energétique (UVE), entre dans son 4e âge après avoir tant pollué, et « l’Alignement du 21e Siècle » d’Aurélie Nemours, mégalithes-nains perdus entre le FRAC et la maison de quartier, ne me fait pas rêver, ne risque pas de me faire oublier les menhirs et les dolmens de mon pays natal. Et bientôt des tours de vingt étages vont surdensifier construction et population, marqueurs dont sont si fiers des élus et des architectes qui se garderont bien de les habiter. Non, ces miracles de l’urbanisation d’une ville qui rêve de devenir grande métropole n’ont aucune chance de me séduire et encore moins de m’éblouir. À l’époque où j’étais étudiant en Lettres, la grande question avec Camus et Sartre n’était-elle pas : écrire sert-il à quelque chose ? À mon retour de Ploudiry, j’ai recherché et lu les courriels que j’ai si souvent adressés au « Courrier des lecteurs » d’Ouest-France.
Force m’est de constater que, quel que soit le problème que j’y soulevais (circulation, pollution, usine d’incinération, nuisances sonores), mes mots n’ont eu aucun poids. Ils n’ont pas fait bouger les choses. Alors, dire ce que je pense réellement de celle qui se dit capitale de la Bretagne, de la politique de la municipalité en 2013, de son « Vivre ensemble » ou de son « Vivre en intelligence », à quoi bon ! Inutile de perdre un temps qui m’est aujourd’hui devenu si précieux. Mais, attention ! Je ne voudrais pas décourager celles et ceux (et j’en connais qui me sont très proches, que je respecte et que j’admire) qui s’efforcent avec une obstination, pas toujours comprise, parfois même méprisée de certains élus, de faire vivre ce Rennes 2013.
Je dois dire aussi qu’il m’est arrivé de faire appel au service culturel de la ville de Rennes en la personne d’Alain Coquart, conseiller municipal délégué à l’édition et à la lecture publique. Je profite de l’occasion qui m’est offerte pour le remercier sincèrement. Son accueil a toujours été chaleureux et précieuse son aide financière lors des publications de mes recueils Si on allait en Ville, Deux sous d’amour, Tristan et Iseult. Aide qui m’a permis de continuer à avancer dans la difficile voie de l’édition poétique. Alors de quel droit irais-je cracher dans la soupe ? Je ne suis pas de ceux qui crachent sur ceux qui m’ont aidé. Sans doute à notre époque du chacun pour soi (du Vivre ensemble ?) vais-je apparaître ringard. J’assume. J’ai toujours aimé ce mot de Charles Péguy : « mes fidélités sont des citadelles... » et mon texte de Ploudiry sommeillera donc dans un de mes tiroirs.
Enfin : je m’appelle Cloitre (Cloître ? Cloatre ?) et qui dit cloître dit solitude, silence, paix. Il est vrai que je me sens mal à l’aise dans la foule, aujourd’hui si souvent formatée et moutonnière, de cette foule par exemple lors de l’inauguration au Centre Alma du magasin Abercrombie – une marque californienne qui fait un malheur actuellement chez les jeunes et qui se singularise par une ligne de sweats à capuche et tee-shirts branchés ainsi que des shorts à l’allure de surfeur. Sans oublier une ambiance dans le magasin avec musique et personnel masculin servant torse nu . Et Ouest-France d’ajouter : « à l’ouverture, le 24 octobre à 19 h 30, ça risque d’être le raz-de-marée de clients. » Et ce fut le cas…
M’insupportent physiquement et psychologiquement le bruit des automobiles et des scooters débridés et des motos et des marteaux-piqueurs, des souffleurs de feuilles mortes, des chaînes déchaînées dans les appartements ou les voitures, des ramonages à l’explosif de la vieille usine d’incinération ! Et le spectacle rue Le Bastard ou ailleurs de tous ces gens qui ne sont plus des personnes humaines mais des téléphones portables ambulants m’anéantit au sens propre du terme ! Bref, mon lecteur l’aura compris, ce n’est pas tant Rennes précisément que je n’aime pas (encore que…), mais LA VILLE, l’urbanisation à outrance, le vivre ensemble qui ne sont que des mots vides de sens. J’ai tenté d’exprimer mes sentiments face à la ville dans un poème paru dans le recueil Si on allait en ville. J’étais assis sagement dans le bus qui longeait le Centre Colombier. L’immeuble Éperon triomphait, me narguait, m’écrasait de toute sa hauteur, entouré d’une multitude de fenêtres fermées. Et j’ai écrit ces mots révélateurs. le rennes des écrivains Je me prénomme René et c’est finalement, moi qui suis né au Bout du Monde, qui ai passé mon enfance à courir en toute liberté dans les vents sur les dunes et les grèves de Porspoder, face à Ouessant et à Molène, oui c’est finalement loin de la ville dans la campagne retrouvée que chaque jour je suis re-né. Gévezé, 8 septembre 2013.