Le littoral de la Côte d’Émeraude est d’abord renommé pour la qualité de ses paysages qui font alterner de hautes falaises de grès, des plages de sable fin, des massifs dunaires couverts de végétation, des vasières parcourues de bernaches, de tadornes et d’aigrettes. La première impression est celle d’un littoral « préservé » voire resté « naturel ». Dans les faits, la plus grande partie de ce littoral est artificialisée et la plupart des plages, des dunes ont été minutieusement reconstruites dans les années 80-90, puis régulièrement entretenues depuis, au point qu’elles ont retrouvé des caractères de naturalité qu’elles avaient perdus dans la fin des années soixante.
C’est donc un littoral exemplaire de l’imbrication complexe entre des processus naturels, des politiques d’aménagement, des pratiques touristiques et des enjeux esthétiques. En un sens, c’est un site remarquable pour prendre la mesure de ce que l’époque actuelle est réellement nouvelle, au point que les scientifiques commencent à souhaiter qu’on lui donne un nom nouveau, l’Anthropocéne (qui succéderait ainsi aux ères géologiques primaire, secondaire, tertiaire et quaternaire).
L’ensemble de ce littoral a une histoire extrêmement longue mais très peu connue pour ses épisodes les plus anciens. En un site (immédiatement à l’ouest de l’Anse Du Guesclin), des dépôts de galets et de sables ont été datés à 90 000 ans avant l’actuel. Ils correspondent probablement au remaniement de ce qui est le plus ancien littoral connu dans la région, celui de l’époque dite éemienne, lorsque le niveau marin était environ 5 m plus haut que l’actuel.
Il faut en effet comprendre la mise en place du littoral en relation avec le changement climatique et la variation du niveau marin. À l’Éemien (soit environ 120 000 ans avant l’actuel), le climat est plus chaud de 1 ° à 2° et le niveau marin plus haut d’environ 5 mètres. Là où aujourd’hui on observe des plages de sable, il y avait des cordons de galets, signe d’un hydrodynamisme plus énergétique. Les tempêtes étaient probablement plus violentes et les houles venaient surtout depuis le nord. Vers 90 000, le niveau marin a baissé, le climat s’est refroidi (sans qu’on ne puisse fixer des valeurs claires) et les anciens cordons de galets sont recouverts par des dunes construites par des vents relativement forts. C’est dans ces sables que la datation a été obtenue. Par la suite et jusque vers 20 000 avant l’actuel, le climat se refroidit considérablement, le niveau marin baisse jusqu’à environ 105 m sous le niveau actuel et il n’y a plus d’eau de mer dans la Manche. Il n’y a plus de littoral. La côte d’Émeraude, à cette époque, est un plateau de 110 à 170 m d’altitude situé à 300 km de la mer. Il gèle fortement tout l’hiver au point que seule une végétation de type toundra subsiste. Le gel fait éclater les roches qui s’accumulent en manteaux de débris sur les pentes. Ces formations s’appellent des « heads ». Des vents forts venus de la calotte glaciaire qui occupe le nord des Îles Britanniques balaient le sol de la Manche et accumulent au-dessus des heads des sables très fins (les loess), qui donnent des sols très fertiles. Le climat de la côte d’Émeraude était un peu semblable à un climat subpolaire sec actuel.
Depuis environ 20 000 ans, le climat se réchauffe et le niveau marin remonte par pulsations parfois irrégulières. Il était environ 6 m plus bas que l’actuel vers 6 000 ans et il a atteint son niveau présent vers 2 500 ans. C’est alors qu’il se met en place dans sa configuration actuelle, ou proche de l’actuelle.
Il est déjà fortement exploité par les populations locales, qui récoltent les coquillages, les font cuire et amoncellent de vastes tas de débris de coquilles dont certains, datés de 2000 avant J.-C. sont encore visibles. Tout au long des périodes historiques suivantes, la côte est impactée par des activités anthropiques. Au 17e siècle, les dunes sont complètement remodelées et utilisées comme plateforme d’artillerie pour se protéger d’éventuels débarquements anglais.
La transformation la plus radicale date cependant des années soixante. Pour fabriquer le béton du barrage de la Rance, des tonnes de sable sont prélevées à Du Guesclin, au Verger et les massifs dunaires sont presque totalement détruits. Profitant des routes créées par les camions qui enlèvent le sable, les vacanciers commencent à installer des parkings sauvages sur ces sites. À partir de ce moment, des processus d’érosion irréversibles commencent à se mettre en place. Le sable en effet est un matériau déformable qui encaisse assez bien les impacts des houles. Il fonctionne comme une sorte de bourrelet protecteur qui amortit les tempêtes. Quand il n’y a plus de sable et que les houles attaquent directement les heads ou les lœss, ceux-ci ne résistent pas et s’écroulent. Au Verger, la falaise de head recule d’environ 40 mètres (localement, pas partout) entre la fin des années soixante et 2008.
Les autorités locales, conscientes de la gravité du problème, tentent dans les années 80 de mettre en place des politiques de protection. Assez vite, elles portent leurs fruits. Dans un premier temps les dunes – ce qu'il en reste – sont interdites à la circulation, même piétonne, et protégée par des ganivelles, lattes de bois qui ralentissent les vents forts et provoquent le dépôt du sable en suspension derrière elles. Au Verger, aux Chevrets, les ganivelles permettent ainsi d’accumuler environ 25 cm de sable par an. À la Briantais, c’est environ 20 cm. Dans l’anse Du Guesclin, le haut de plage est d’abord renforcé avec des blocs rocheux coulés dans une enveloppe de bitume puis progressivement recouverts de sables éoliens. Des plantes spécifiques (Ammophila arenaria) sont plantées mécaniquement sur les dunes ainsi nouvellement créées et rapidement leurs réseaux de racines permettent de stabiliser la dune qui devient alors plus résistante. Aujourd’hui, même lors d’une très forte tempête – la dernière plus intense étant celle de 2008 – survenant en vives eaux, les massifs dunaires résistent. Ils sont certes attaqués et le front dunaire est taillé en falaise mais les apports éoliens ultérieurs – éventuellement facilités par la pose d’une nouvelle ganivelle – permettent une cicatrisation en quelques semaines
Comment un tel littoral peut-il évoluer dans un contexte de niveau marin qui s’élève et d’un régime de tempêtes qui peut se modifier ?
La remontée actuelle du niveau marin est de l’ordre de 1,5 mm par an. Dans le contexte macro tidal de la côte d’Émeraude (plus de 12 m de marnage), c’est un processus morphogénique relativement peu important à court terme (années). La fréquence, l’intensité et la distribution des tempêtes dans l’année sont un sujet autrement plus préoccupant. Les études les plus récentes montrent que les tempêtes actuelles ne sont pas, sur la cote d’Émeraude, plus violentes que durant la première moitié du 20e siècle. Un phénomène particulier, cependant, retient l’attention des scientifiques. Les tempêtes ont tendance à se grouper, c’est-à-dire que quatre, cinq voire six tempêtes surviennent successivement dans un laps de temps court (un mois). Aucune de ces tempêtes n’est très violente. Aucune ne ferait à elle seule beaucoup de dégâts. Le problème est que la tempête suivante survient alors que la plage et la dune n’ont pas encore eu le temps de se reconstituer. De ce fait, des houles, même pas très fortes, enlèvent de nouveau du sable et ainsi de suite à chaque nouvel événement. L’hiver 2014 a été à cet égard très érosif. Toute la question est alors de savoir si une longue période d’été permet, ou pas, de compenser les impacts des séries de petites tempêtes d’hiver.
Sur le plus long terme (décennies) la remontée du niveau marin joue un rôle. On se trouve alors un peu dans la même situation qu’entre le Mésolithique et le Néolithique lorsque le niveau marin remontait assez régulièrement. Les études sur cette période montrent que cette remontée du plan d’eau s’accompagne d’une migration des dunes vers l’intérieur des terres. À chaque millimètre de montée, il y a 10 à 15 mm de déplacement latéral. Ce phénomène a été calculé sur de nombreux sites en Bretagne et il illustre parfaitement une règle bien connue, établie dans les années cinquante par le chercheur américain Bruun. Sous cet aspect, le littoral de la Côte d’Émeraude n’est pas original : il exprime juste une réaction mécanique à un phénomène marin global. Il est important de comprendre qu’il n’est qu’un littoral parmi d’autres et que les enjeux environnementaux ne sont pas exclusivement locaux.
Des enjeux locaux existent cependant, hautement variables selon les sites. Dans certains cas (Briantais, Verger, Saussaye…), la dune dissimule de vastes espaces libres. Elle peut donc reculer sans problème. Celle de l’anse Du Guesclin est située devant la route, et il faudrait absolument la dévier en cas de recul dunaire. Enfin, dans de nombreuses plages fermées par un mur (comme à Dinard ou sur le sillon à Saint-Malo), il y aura irréductiblement une diminution de la surface de l’estran, donc de l’espace disponible pour les activités balnéaires. La seule solution connue consiste à artificialiser davantage en important du sable pour rehausser la plage à un rythme équivalent à la montée du niveau marin. Ironiquement, c’est ce que fait l’envasement naturel de la baie du Mont Saint Michel : les apports de vase compensent la montée de la mer et naturellement, chaque année les vasières s’étendent au point de menacer l’insularité du Mont. Peut-être qu’à Saint-Malo et à Dinard décidera-t-on un jour de faire l’inverse de ce que l’on fait autour du Mont, à savoir accumuler du sédiment au lieu d’en enlever.