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Dossier
#36
Un regard sensible
sur le sentier
des douaniers
RÉSUMÉ >  Le chemin de grande randonnée, GR 34, serpente le long des 1 800 kilomètres de côtes bretonnes. Benjamin Keltz, journaliste rennais, a décidé de parcourir chaque kilomètre de ce qui fut le sentier des douaniers afin d’immortaliser les contours de la région. Pour Place publique, le marcheur raconte la première étape de son périple photographique qui l’a mené du Mont-Saint-Michel jusqu’au Cap Fréhel. Entre ciel et mer, un regarde sensible et très personnel porté sur ce littoral si proche, mais toujours surprenant.

     Le soleil se lève sur la Pointe de la Varde. Dans mon dos, Saint-Malo et ses remparts s’illuminent. En face, les falaises cancalaises qui filent jusqu’à la Pointe du Grouin dévoilent leurs reliefs déchiquetés par la lancinante mécanique de la mer. Cette dernière qui n’était qu’un lac, il y a encore quelques minutes, se réveille aussi. Les lames déferlent subitement, avalent les rochers poinçonnant la Manche puis les recrachent violemment. J’inspire de l’air iodé à m’en déchirer les poumons. Je laisse tomber mes appareils photo le long de mes épaules. Je veux savourer cette bouffée de liberté. Que c’est bon d’être ici tandis que le reste du pays se réveille péniblement avant d’aller se noyer dans les embouteillages pour se rendre au travail. Mon bureau à moi est ici. Bientôt là-bas. Immense et éphémère. Mon terrain de jeu ? La côte bretonne et son GR 34 qui serpente le long de ses 1 800 kilomètres. Je compte fouler chaque mètre de ce chemin de randonnée. Tout cela rien que pour moi. Enfin presque. Pour l’heure, la Côte d’Émeraude satisfera ma boulimie pédestre. J’étale ma carte de randonnée à même le sol pour mesurer l’étendue de la première étape de ma transhumance qui s’étend du Mont-Saint-Michel au Cap Fréhel en longeant les bords de Rance, ce bras de mer aujourd’hui clôturé par le barrage qui relie Saint-Malo et Dinard. Un bon marcheur bouclerait ces quelque 250 kilomètres en une dizaine de jours. Pour moi, ce sera trois fois plus. Au lieu d’avaler les kilomètres, je les déguste et ne cesse de m’arrêter à la moindre courbe du chemin pour le photographier. Je veux immortaliser les charmes de cette côte, goûter sa sensualité et finalement pénétrer son intimité.  

    Je replie ma carte de randonnée avec précaution puis quitte la Pointe de la Varde. Je m’engage sur un sentier de terre qui borde le camping municipal du Nicet, longe la discrète plage du même nom et file jusqu’au havre de Rothéneuf. Je marche aux aguets des marques rouge et blanche, synonyme de GR 34, imprimées au hasard d’une pierre ou d’un tronc, avec la même attention que celle des pèlerins de Compostelle qui traquent, eux, les repères en forme de coquille Saint-Jacques. Chaque pas m’assure un nouveau cliché. Souvent, le soleil fuit mon objectif. Il se noie dans une nasse de nuages qui tapissent le ciel breton. Tant pis pour les touristes. Tant mieux pour moi. Ce maelström météorologique m’aide à portraitiser plus justement cette région où les quatre saisons se succèdent en l’espace d’une heure. Un instant, la Côte d’Émeraude prend des airs d’Irlande. Le moment d’après, un rayon de soleil suffit à la transformer en un simili de Corse. Ici, la mer réagit à la lumière comme nulle part ailleurs. Sa robe iodée oscille entre le gris granit et le bleu pacifique. Pacifique, oui. S’il vous plaît, ne souriez pas comme si vous compatissiez après avoir entendu une mauvaise blague. J’insiste  : bleu pacifique. Suivez-moi sur la face costarmoricaine de la Côte d’Émeraude. Je l’atteins quelques semaines après le lever de soleil vécu sur de la Pointe de la Varde et plus d’une centaine de kilomètres plus tard. J’ai dépassé les Pierres sonnantes du Guildo depuis quatre heures et me prépare à rejoindre Saint-Cast d’ici une heure lorsque mon regard est hypnotisé par cette crique, longue d’une trentaine de mètres, cachée en contrebas de la pointe de Tiqueras. Je descends en m’agrippant aux racines des arbres pour rejoindre cette plage illuminée par le soleil. Je veux être le premier à fouler le sable vierge et me persuade que je serai aussi le dernier à y laisser mes empreintes avant que la marée ne les balaie. Je m’amuse à photographier cet endroit comme pour illustrer un guide touristique antillais. Ciel bleu, mer translucide, sable or, végétation luxuriante… Il n’y a que l’eau qui me mord les mollets pour me rappeler que nous sommes bel et bien en Bretagne.

     À l’autre bout de la palette d’atmosphères que je traque, il y a ces paysages chaotiques. Je marche pour capter ces ambiances nuageuses où le vent et la mer tabassent les côtes. Elles m’inspirent. M’enivrent même. Je me suis d’ailleurs lancé dans cette aventure suite à une balade sous une météo digne des plus mauvais jours de novembre. C’était un lendemain de bouclage où j’avais dû écrire jusqu’à overdose. J’avais besoin de prendre l’air pour me vider la tête. J’ai conduit sans trop savoir où aller. Ma voiture m’a finalement mené sur le parking désert de l’anse du Guesclin, entre Saint-Coulomb et Cancale. J’ai empoigné mon appareil photo comme pour trouver une excuse à cette sortie improvisée puis ai arpenté un bout du GR 34 barré par des troncs d’arbre récemment terrassés par le vent d’hiver. L’orage qui menaçait a fini par gronder et cracher des litres de pluie. Je me suis réfugié sous le toit branlant d’un ancien corps de garde. Après de longues minutes, un arc-en-ciel a finalement marqué la fin de la tempête. J’ai observé attentivement la façon dont la lumière métamorphose ce paysage. Autour de moi, personne. Sur mon smartphone, pas de réseau. Rien. J’ai savouré égoïstement cet instant, rassuré qu’à l’heure du tout numérique, il existe encore des endroits coupés du monde où le temps n’a que peu d’emprise. C’est là que j’ai eu envie de m’offrir plusieurs semaines pour découvrir ce sentier. Moi qui utilise mon métier de journaliste comme une excuse pour provoquer des rencontres et susciter le débat, je venais de me trouver un projet à mener en solitaire. À l’image des douaniers qui ont délimité ce chemin pour mieux lutter contre la contrebande jusqu’au milieu du 20e siècle. Ils étaient seuls, à sillonner sur leur magnifique tronçon respectif pour surprendre des Belges, Anglais, Hollandais… déchargeant illégalement leurs marchandises en Bretagne. L’évolution technologique a finalement eu raison de leurs laborieuses rondes. Aujourd’hui, le sentier des douaniers s’est mué en sanctuaire pour randonneurs grâce à l’acharnement d’une poignée d’entre eux qui ranime ce chemin depuis 1968. Année après année, ces bénévoles ont raccordé et entretiennent le GR 34. Un bijou qui demande encore à être connu. La marche serait l’activité bretonne la plus réclamée par les touristes. Pourtant, je compte sur les doigts d’une seule main le nombre de bipèdes croisés à chacune de mes sorties estivales. Si seulement mon « travail » peut contribuer à leur ouvrir les yeux sur la beauté de ce parc d’attractions naturel à ciel ouvert et convaincre les autochtones du dépaysement assuré à quelques minutes de chez eux…  

     Je ne suis pas le premier à essayer de retranscrire la subtilité de cette côte. D’autres, plus illustres que moi, l’ont déjà fait. Ils y ont même puisé leur inspiration. Colette et ses écrits noircis dans sa malouinière de Rozven à Saint-Coulomb où elle se laissait « baigner dans le lait bleu » de la Bretagne. Picasso et ses baigneuses croquées lors de ses multiples vacances dinardaises. Léo Ferré et ses textes rédigés entre les murs du fort du Guesclin, insulaire lorsque la marée l’embrasse pour être « loin de tout le bruit et de tous ces cons ». Simone de Beauvoir et sa balade sur la Côte d’Émeraude après laquelle elle écrit avoir surpris Jean-Paul Sartre « pisser » sur la tombe de Chateaubriand. Bien sûr, François-René de Chateaubriand et ses Mémoires d’outre-tombe, le plus bel hommage jamais rédigé à la cité corsaire… Avant chacune de mes sorties, je décortique ces œuvres pour m’imprégner de leur sensibilité. Ce jour de juin, installé sur l’une des terrasses naturelles de Saint-Méloir-des-Ondes qui surplombe la baie du Mont-Saint-Michel, je repense inlassablement à Paul Féval. L’auteur a planté son roman La fée des grèves dans cette anse qui s’éveille sous mes yeux. Plus le soleil se lève, plus j’ai l’impression de photographier les mots qu’il a écrit un siècle et demi plus tôt : « Ce brouillard blanc, opaque, cotonneux, estompé d’ombres comme les nuages du ciel, s’étendait aux pieds des pèlerins depuis le bas de la colline jusqu’à l’autre rive de la baie, où les maisons de Cancale se montraient au lointain perdu. De ce brouillard, le Mont semblait surgir tout entier, resplendissant de la base au faîte, sous l’or ruisselant du soleil de juin. » Féval avait raison. La baie du Mont-Saint-Michel a quelque chose d’onirique. Ce que l’auteur ne dit pas, c’est combien ces polders et ces prés-salés forment un désert de vase aussi laborieux à sillonner pour un randonneur qu’à illustrer pour un photographe. Ce paysage brut qui me rappelle les vaseuses baies de l’Arguenon et de la Fresnaye, réclame des heures de marche pour venir à bout de la quarantaine de kilomètres du sentier qui la borde. Au-dessus de mon épaule, la silhouette du MontSaint-Michel refuse de disparaître comme pour narguer ma laborieuse progression. Chaque pas devient une goutte d’effort dans un océan d’introspection. Jamais, marcher ne m’a autant permis de phosphorer. Je deviens une machine. Mon corps passe en mode automatique. Mes jambes répètent inlassablement le même mouvement pour m’offrir une plongée au plus profond de moi-même. Je divague librement. Mon esprit rejoue de vieux souvenirs et s’amuse à inventer l’avenir. Et puis, l’idée d’une photo télescope mes pensées vagabondes. Un enchaînement d’arbres plantés au milieu de la vase, au loin, me sort de ma transe pédestre et me rappelle à ma mission. Je sors du chemin pour m’approcher de cette ribambelle d’arbres qui guide les pêcheurs jusqu’aux 200 000 pieux perforant au large la baie et composant les 271 kilomètres de bouchots sur lesquels les moules s’accrochent. Ça méritait bien une photo.  

     Capter une bonne image, voilà un jeu complexe. Sur les 20 000 prises de vues réalisées au cours de mes semaines de marche, j’ose en montrer fièrement un pour cent. Donner vie à ces paysages relève du casse-tête chinois. Depuis ma première photo, j’essaie de raconter une histoire cohérente et ne pas livrer un simple catalogue de beaux paysages. Alors je joue avec les lumières, les ombres, la mer, le ciel, les nuages, les marées, les silhouettes de badauds… Je traque les détails qui donnent du sens à mon récit. Regardez cette porte de cabine de plage ouverte sur le sable de Saint-Briac. Toutes les autres sont fermées sauf celle-ci comme si elle incarnait le réveil des lieux. Et ce gros plan de racines d’arbres qui labourent le sentier rappelant combien la nature est indomptable. Et ces mots d’amour gravés sur les brise-lames malouins qui donnent à la cité corsaire des airs de Pont des arts. J’ai passé des heures à mitrailler ces gravures de fortune, persuadé de raconter à ma manière mon passage à Saint-Malo, cette ville immortalisée des milliers de fois par des professionnels plus talentueux que moi. Tous ces détails se méritent. Je ne peux les dénicher qu’à condition de marcher. De prendre mon temps. Mises bout à bout, toutes mes images percent l’intimité de cette côte. J’en suis convaincu. Ces premiers 250 kilomètres parcourus n’ont fait qu’aiguiser mon appétit d’évasion. Alors, je poursuis ma traque. Si vous me cherchez au moment où vous lirez ces lignes, je serai sur l’un des 1 500 kilomètres qu’il me reste à immortaliser.