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Histoire & Patrimoine
#15
RÉSUMÉ > La capitale de la Bretagne possède un stock considérable de photographies témoins de l’histoire. Un patrimoine unique et méconnu, estime Alain Croix qui recense ici les lieux d’archives où ce trésor est conservé : Musée de Bretagne, Ouest-France, Archives départementales, Archives municipales… Selon l’historien, ce patrimoine d’images a un très bel avenir devant lui…

     Quelle est la ville de France qui, hors Paris, possède les plus riches collections photographiques? Rennes, très probablement. Très probablement, parce que les études en la matière font cruellement défaut …

Quel est le musée français qui, hors établissements spécialisés dans la photographie, a constitué la plus belle et la plus riche collection? Le Musée de Bretagne, très probablement.
Et qui le sait, même à Rennes ? Personne, très probablement.
Mon propos naît de ce paradoxe dont il faut bien avouer qu’il est banal. Sauf pour les collectionneurs, ou lorsqu’il s’agit de photographes à la mode – souvent justifiée – comme Raymond Depardon ou Henri Cartier-Bresson, le public s’intéresse bien moins à la photographie, même à caractère documentaire – la seule qui fait l’objet de mon propos – qu’à la peinture, par exemple. Au point même que la passion si répandue pour les cartes postales anciennes n’est que rarement perçue comme une passion pour la photographie. Et, il faut le dire aussi, sauf exception, les professionnels du patrimoine, si éminents qu’ils soient, n’ont pas toujours été formés au travail sur la photographie, un genre moins apprécié que les arts « nobles » dans le registre des beaux-arts, et un document moins classique que le texte sur papier dans le registre des archives.

Pour aggraver cette situation générale, la ville de Rennes, reconnaissons-le, n’est pas un sujet de prédilection dans l’histoire de la photographie, et les communes de la métropole moins encore, à la seule exception des cartes postales évidemment. Il y a bien, par chance, le providentiel « album de Rennes », aujourd’hui conservé à l’Institut national de l’histoire de l’art à Paris, qui propose de remarquables vues de la ville prises vers 1856 (voir la photo n° 1), il y a bien l’attrait des miroirs d’eau de la Vilaine et de l’Ille voire celui des tours de la cathédrale, mais rien qui soit comparable, même à beaucoup près, à l’attrait exercé par les côtes et leurs activités, ou même par des villes comme Nantes et Brest, pour rester en Bretagne. Retournons le fer dans la plaie : les plus anciennes photographies conservées à Rennes représentent d’autres lieux, à l’exemple de ce remarquable daguerréotype de 1842 – trois ans seulement après l’invention du procédé – qui figure Châteaubriant. Des photographes ont pourtant pignon sur rue à Rennes dès les années 18402, mais cela ne suffit pas, et laisse surtout des portraits. Est-ce l’effet d’une clientèle aisée moins curieuse que les officiers de Marine brestois et les négociants nantais ? Est-ce le fait d’une ville que l’historien Michel Denis osait qualifier de « belle endormie » ? Est-ce un retard à entrer dans la culture nationale ? Rennes, c’est vrai, n’accède au train qu’en 1857, seize ans après Nantes, à des dates – est-ce vraiment le hasard ? – où les deux villes laissent les premières traces dans la photographie ; et Rennes ne renonce qu’en 1858 à son heure solaire locale pour se mettre à l’heure de Paris : ce n’est peut-être pas vrai qu’en horlogerie. Rennes, encore, n’a sa Société de photographie qu’en 1890, neuf ans après Nantes, qui apparaît incontestablement comme la « capitale photographique » de la Bretagne au 19e siècle.
Or, s’il fallait attribuer le titre en 2012 – ou même cinquante ans plus tôt –, il irait tout aussi incontestablement à Rennes. C’est ce renversement qui interroge l’historien, tout autant que la banale méconnaissance des Rennais à l’égard de leur patrimoine photographique.

Les débuts de notre visite virtuelle, avouons-le, ne livrent pas vraiment d’explication. Ainsi les Archives municipales conservent-elles le fruit des travaux réalisés pour la Ville, ou de personnalités ayant oeuvré pour elle. Comme par exemple les planches photographiques de son architecte Emmanuel Le Ray. Elles permettent de bien comprendre la manière complexe dont se constituent ces collections : en effet, il s’agit là d’un don d’origine privée, et non pas du simple versement de divers services. La perle en est peut-être l’ensemble constitué par les archives photographiques du cercle Paul-Bert, du patronage La Tour d’Auvergne et des Régates rennaises, belle ouverture sur les pratiques sportives. Mais, avec moins de 5 000 documents, l’ensemble reste modeste. On change très logiquement d’échelle avec les Archives départementales et leurs 200 000 clichés, une collection nourrie par les versements d’administrations, les dons et, aussi, les acquisitions. À ce niveau de richesse, l’éventail chronologique s’ouvre, et donc la possibilité de saisir la trace de ce qui a disparu: une photographie de Vitré, antérieure à 1857, nous montre ainsi une partie des murailles avant la destruction. Plus important, la masse critique suffit pour qu’apparaisse réellement le travail de générations de photographes, ce qui permet le passage de l’anecdotique ou du regard isolé vers celui d’une époque.

Pendant l’entre-deux-guerres ainsi, Ludovic-Georges Hamon, dit Hamon-Trémeur, porte sur la Bretagne un regard attentif aux humbles, même s’il accentue la marque de la tradition. Cette approche dominante chez les photographes bretons, on la trouvait déjà au début du siècle chez Nourry. Ce dernier s’intéressait surtout à la côte d’Émeraude, alors que son contemporain Auguste Lecouturier, établi boulevard de La Tour-d’Auvergne, nous laissait surtout un regard sur sa ville.
L’émotion n’est pas loin quand on saisit la vie au quotidien: j’avoue ma faiblesse pour le fruit du travail de l’horloger et photographe – un profil alors classique : il faut vivre… – de Châteaugiron entre 1893 et 1904, Marie- Joseph Morel : c’est, à travers quantité de portraits, toute une société qui resurgit.
Et c’est là encore que l’on sent la matière photographique s’échapper, comme devant une malle au trésor multipliée à l’infini : ici les photographies venues de l’École nationale d’agriculture, là celles de la Comédie de l’Ouest, ailleurs encore celle du soldat américain et libérateur de Rennes Tony Vaccaro… qui tout d’un coup renvoient à celles de Lee Miller, cette correspondante de guerre accréditée auprès de l’armée américaine également présente à Rennes au début d’août 1944 et dont les photographies sont conservées en Grande-Bretagne.

Malgré cette ouverture, qui serait évidemment possible aussi vers les collections américaines, nous restons quand même dans la banalité, riche certes, mais ordinaire. Celle aussi des multiples collections dispersées et qui restent parfois à découvrir, quelques dizaines de photographies seulement parfois, des trésors ailleurs : au lycée Jean-Macé, au Conseil régional, et chez tant de particuliers que l’on peut citer parfois puisqu’ils ont accepté la publication de leurs documents, à l’exemple de Dominique Badault.
Le lecteur, même patient, se demande donc où se cachent les « incroyables richesses ». Effectivement. Qui sait qu’à Rennes une collection compte, au bas mot, quinze millions de photographies. Quinze millions : ce n’est pas une erreur ; et il faut insister sur le chiffre : autant, peut-être, que toutes les autres collections bretonnes publiques et privées réunies ! Dix millions de photographies argentiques, cinq millions de photographies numériques avec un fonds qui s’accroît chaque année de près d’un million de clichés…
Nous sommes dans la photothèque d’Ouest-France, un formidable outil de travail pour ses journalistes qui y puisent à volonté pour des retours en arrière, grâce à une indexation – à ce niveau, le propos ne peut plus se dispenser de la technique ! – qui permet d’utiliser aussi bien la date que le lieu, le photographe, le thème… Dans cette incroyable masse se cache en outre ce qui est parfois désigné dans l’entreprise comme « le trésor », un ensemble d’environ deux milles plaque de verre, utilisées entre les années 1930 et 1960 environ, qui concernent aussi bien l’actualité ordinaire, Fête de la jeunesse ici, reportage sur une entreprise là, que l’événement exceptionnel, du fait divers au passage du tour de France. Le rappel de la modernité de L’Ouest-Éclair, qui publie dès 1919 des photographies à sa « une ».

Largement méconnu puisque inaccessible au public, ce fonds constitue un extraordinaire trésor patrimonial pour l’avenir, même si, bien entendu, certaines des photographies ne présentent qu’un intérêt limité. Mais, on s’en doute bien, le gisement livre des pépites. S’il n’en fallait qu’une, je choisirais volontiers une photographie qui a fait le tour du monde, que chaque Breton de plus de cinquante ans a sans doute vue, et qui a été reproduite dans de nombreux ouvrages : l’affrontement du regard entre un ouvrier et son ancien camarade d’école devenu CRS, lors de la grève du Joint français à Saint-Brieuc en 1972. À l’échelle de la Bretagne, c’est « la photographie du siècle », celle qui illustre le renversement de l’identité, le renouveau d’une aspiration à la dignité, l’émergence d’une nouvelle « fierté bretonne »…: le journaliste se trouve au bon endroit, au bon moment – ce qui est déjà le fruit d’un travail et d’une expérience –, a le réflexe d’appuyer sur le déclencheur, et son journal a ensuite le soin d’archiver, ce qui un peu plus facile à écrire qu’à faire, quand on pense à la masse documentaire…

Est-il crédible, après une telle découverte, d’affirmer qu’il y a mieux encore? C’est pourtant le cas, dans la mesure où Rennes dispose d’un atout exceptionnel : la très rare réunion d’outils indispensables.
Le premier tient au zèle de quelques conservateurs et conservatrices, et à une politique très active de collecte qui est largement à l’origine de la richesse de Musée de Bretagne : à lui seul 500 000 clichés, cartes postales comprises1. Assommé par les millions d’Ouest-France, le lecteur pourrait considérer cette collection avec quelque dédain, si elle ne rassemblait tout ou partie du travail de presque tous les photographes qui ont « compté » en Bretagne. Des Rennais bien sûr, de Mevius à Claude et Marie-José Carret, et entre eux Hamon-Trémeur, Raphaël Binet, Charles Barmay et tant d’autres. Des photographes du département, avec des fonds parfois exhaustifs, à l’exemple d’Amédée Fleury et de son extraordinaire travail sur le monde rural autour de sa commune de Luitré, ou du studio Houdus installé à Saint-Brice-en- Coglès, une mine documentaire sans doute exceptionnelle mais encore mal cernée car entrée au musée en 2010 seulement.
Et bien au-delà, de l’incontournable Quimpérois Joseph-Marie Villard aux sommités de la photographie française que sont Le Gray, Constant Puyo, Robert Demachy… Il n’est pas un lieu, pas un thème se rapportant à la Bretagne, et presque pas un photographe que les collections du Musée de Bretagne ne puissent éclairer. Derrière cela, un nom bien sûr, même s’il est toujours un peu injuste de paraître oublier ainsi ce que le travail peut avoir de collectif : Jean-Yves Veillard, si longtemps « patron » du musée, tellement passionné par la photographie qu’il sut s’y intéresser bien longtemps avant la plupart des autres et put ainsi collecter tous ces trésors.

Le zèle collecteur est essentiel, mais il se complète ici d’un remarquable dynamisme pour montrer au public une part, certes infime, des collections. Le Musée de Bretagne mène depuis plusieurs décennies une politique d’expositions, accompagnées de catalogues qui en prolongent l’écho. C’est rare, même pour un musée d’histoire, mais là encore le meilleur est à venir, dans quelques mois seulement, avec la grande exposition Reflets de Bretagne.
Le musée contribue aussi, de manière souvent décisive, à l’iconographie d’ouvrages qui donnent également au public, de manière durable, une idée de la richesse de ses fonds : Jean-Yves Veillard a ainsi largement nourri le Dictionnaire du patrimoine rennais, a été l’iconographe d’une Histoire de Rennes largement fondée sur l’image, et son successeur Pascal Aumasson a largement ouvert des collections qui ont nourri la récente Bretagne des photographes.
Le musée s’est également montré pionnier en matière de numérisation de ses fonds, puis de leur mise en ligne, qui porte aujourd’hui sur plus de 10 000 clichés. Une collaboration étroite et très amicale de vingt ans me permet de témoigner de la sensibilité très précoce de Jean-Yves Veillard à ces questions, à une époque où ce type de démarche était absolument novateur : Rennes doit beaucoup, me semble-t-il, à ce conservateur visionnaire.
La ville dispose, aussi, d’éditeurs qui ont osé des paris en termes de photographie. Paris, oui, car la profession sait parfaitement que « la photographie ne se vend pas ». Passe encore pour l’édition d’un volume consacré aux oeuvres du grand Philippe Tassier, parce que le nom de l’auteur, Jean-Yves Veillard encore, pouvait retenir l’attention du public. Mais il faut quand même souligner le courage d’un André Crenn publiant en 1994 les photographies d’une artiste alors peu connue, Nelly Kerfanto, sur un sujet peu « porteur » quoique rennais, Mémoires d’HLM, et du même éditeur, Apogée, osant la même année un magnifique et donc coûteux ouvrage consacré aux Portraits de Bretagne de Didier Olivré. Cette génération d’éditeurs rennais est également celle d’Henri Bancaud chez Ouest-France, un passionné de photographies lui aussi, et de Pierre Corbel aux Presses Universitaires de Rennes, dont je suis tenu de saluer avec sobriété l’audace de publier un ruineux ouvrage de 500 photographies puisées partout en Bretagne mais aussi très au-delà. Aucune ville, à ma connaissance, n’a réuni et ne réunit aujourd’hui autant d’audaces.
Et très peu de villes accueillent dans leur université une vraie spécialiste de la photographie comme Nathalie Boulouch à Rennes 2. Très peu possèdent une association comparable à Mémoire photographique en Bretagne, animée par Marc Rapilliard. Très peu – aucune? – aussi où il soit possible de faire collaborer ces savoirs et ces expériences, à l’exemple de ce qu’ont fait les deux intéressés pour l’exposition Voyager en couleurs, présentée en 2008 au Musée de Bretagne et consacrée aux autochromes, les toutes premières photographies en couleurs des années 1907-1929.

Il reste pourtant beaucoup à faire. À poursuivre, bien évidemment, l’entrée au musée des oeuvres de photographes contemporains. Je pense, aussi, qu’on peut améliorer l’articulation de deux préoccupations majeures, celle de la préservation des documents, évidemment capitale aux yeux des conservateurs du patrimoine, et celle de la communication au public.
Mais surtout, l’exceptionnelle réunion d’atouts rennais permet de penser que le meilleur est à venir. Nous pouvons en effet rêver du jour où ces millions de photographies seront accessibles au public. Parce qu’elles auront été numérisées, afin de légitimement protéger les originaux. Parce qu’elles auront été mises en ligne aussi. Ce ne sont pourtant là que fausses évidences. Parce qu’une mise en ligne n’a de sens que si elle est précédée par un obscur mais très lourd travail d’identification, de légendage et d’indexation. Parce que l’ampleur même des fonds exige du temps et des moyens financiers que l’air du temps ne conduit pas à mobiliser, on s’en doute bien. Parce que, aussi, au moins pour l’immense photothèque d’Ouest- France, les photographies restent des outils de travail qui doivent être mobilisables et consultables, littéralement, jour et nuit. Parce que, enfin – même si les solutions sont ici plus simples à mettre en oeuvre – il faut protéger les droits des photographes ou de leurs héritiers, les droits à l’image aussi des personnes représentées, question évidemment cruciale pour les photographies proches de l’actualité

Et pourtant, l’historien le sait, cela se fera. Dans une région aussi attachée à son patrimoine que la Bretagne, les moyens nécessaires seront un jour mobilisés, et cela d’autant plus facilement que les citoyens prendront conscience de la richesse du gisement. La photographie n’est évidemment pas le pétrole de la Bretagne, n’abusons pas de clichés forcés, mais elle renferme, selon la belle expression de la conservatrice Laurence Prodhomme, « un potentiel d’humanité » qui prend avec le temps plus de valeur encore. Elle est, sans doute aucun, la voie à la fois la plus riche et la moins explorée dans celles qui permettent d’élargir notre patrimoine. Une des voies, aussi, qui contribueront – et contribuent déjà – à élargir encore le rôle de Rennes comme capitale.