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Entretien
#15
RÉSUMÉ > Lorsque l’on évoque la culture bretonne, on pense aux festoù noz, aux bagadou, au breton. Et l’on oublie que le gallo est la deuxième langue régionale en Bretagne. Parlé historiquement en Haute-Bretagne, c’est-à-dire en Ille-et-Vilaine, en Loire-Atlantique, à l’est du Morbihan et dans plus de la moitié des Côtes d’Armor, le gallo peine à retrouver une visibilité. Bertràn Ôbrée fait partie de ses plus fidèles défenseurs. Homme aux multiples facettes, il aborde la question avec sensibilité et poésie, que ce soit sur scène ou derrière un bureau. Chanteur dans trois formations successives (Ôbrée Alié, Bertràn Ôbrée Trio, Obrée Bé, Bertràn Ôbrée est devenu le directeur de l’institut Chubri en 2007. Avec nous, il aborde ici sa rencontre avec la langue gallèse et les raisons de son engagement

PLACE PUBLIQUE > Le point commun de toutes vos activités c’est le gallo. Comment vous y êtes-vous intéressé? 

BERTRÀN ÔBRÉE > J’ai commencé à m’y intéresser à l’âge de 16 ans, en 1983. Je suis tombé sur un article qui parlait des assemblées gallèses qui avaient lieu à Concoret. En juillet, j’y ai suivi un stage de gallo avec Gilles Morin. Quand je suis revenu chez moi j’ai commencé à collecter. Et à la rentrée, j’ai pris l’option au bac au lycée La Poterie à Rennes.

 

PLACE PUBLIQUE > Quand vous avez effectué ce stage de gallo, vous ne connaissiez rien à la langue? Elle vous était totalement étrangère?

BERTRÀN ÔBRÉE >
Non! Elle ne m’était pas étrangère! À l’époque, je voyais régulièrement dans Ouest-France des articles sur le breton. Je ne comprenais pas que l’on dise que le breton était « la » langue bretonne alors que ce n’était pas la langue parlée dans mon coin à Moulins, près de La Guerche. Un jour, je suis tombé sur un article qui expliquait que le gallo est parlé en Haute-Bretagne, qu’on ne parle pas que le breton en Bretagne. Cela répondait un peu à mes questions.

PLACE PUBLIQUE > Après cela, vous vous lancez dans du collectage avec, plusieurs années plus tard, la rédaction d’un dictionnaire bilingue gallo-français, le Motier de galo.

BERTRÀN ÔBRÉE >
Quand je suis rentré à la maison, j’ai commencé à collecter. J’avais des listes de mots et je suis allé voir Aliette Lepage, une amie de mes grands-parents maternels. Jusqu’à la moitié des années 90, j’étais surtout dans une démarche militante. J’étais impliqué dans l’association Bretagne gallèse qui est devenue Bertaèyn Galeizz. Je voulais m’engager dans la reconnaissance de la langue, surtout sous l’angle de la reconnaissance politique.

PLACE PUBLIQUE > Parce que la connaissance du gallo était inexistante à cette époque-là ?

BERTRÀN ÔBRÉE >
Elle était très très faible. Il y avait déjà l’option au bac, ce qui n’est pas négligeable, mais beaucoup de gens voyaient ça comme un patois sans avenir qu’il fallait arrêter de parler. Je voulais faire passer l’idée que la langue avait une valeur et que sa mort n’était pas inéluctable. Après trois ans à Dastum, j’ai travaillé à Bertaèyn Galeizz comme directeur puis j’ai été licencié économique. J’yai quand même travaillé sur un petit dictionnaire bilingue, le Motier de galo, qsorti en l’année suivante. J’avais de plus en plus envie de travailler en gallo et sur la langue. Que pouvais-je faire concrètement pour que la langue soit réhabilitée? C’est ainsi que j’ai entamé un cursus universitaire, jusqu’à la maîtrise. J’ai travaillé sur la phonologie du gallo avec en arrière-plan une interrogation sur l’écriture du gallo. Le dictionnaire m’avait fait mettre le doigt sur toute la difficulté d’écrire cette langue. Et surtout, je m’étais aperçu qu’il y avait des manques dans la description de la phonologie du gallo qui faisaient qu’on n’arrivait pas à trouver les bonnes solutions pour écrire.

PLACE PUBLIQUE > Quand on fait ce type de recherche, at- on l’impression d’être précurseur? Et quelque part de se battre contre des moulins ?

BERTRÀN ÔBRÉE >
Contre des moulins, je ne dirais pas cela, c’est plutôt David contre Goliath! On est à contre-courant. Le vent de réhabilitation du gallo est à contre-courant de la mondialisation, de la nationalisation des langues. C’est un courant de sauvegarde des langues menacées dans le monde. Dans la même logique que la lutte pour sauvegarder la diversité biologique. Ce mouvement mondial se traduit par des textes de l’Unesco. Oui, on se bat contre un mur en ce moment, mais c’est précurseur d’une chose importante qui émerge.

PLACE PUBLIQUE > Dans les mêmes années 90, vous abordez la chanson via la musique traditionnelle…

BERTRÀN ÔBRÉE >
Déjà, quand j’étais à Dastum, je chantais du répertoire traditionnel en français. Voulant pratiquer le gallo, j’ai commencé par conter, entièrement dans cette langue. En même temps, je me suis intéressé au répertoire traditionnel de chant en gallo. Il n’est pas énorme mais il existe. J’avais aussi en tête d’avoir une instrumentation qui permettrait d’écouter ce répertoire-là d’une oreille nouvelle. Ça, c’était la démarche d’Ôbrée Alie.

PLACE PUBLIQUE > Malgré un côté de plus en plus jazz, vous vous basez toujours sur de la musique traditionnelle?

BERTRÀN ÔBRÉE >
Oui, car ma démarche n’est pas de rupture musicale. Je ne renie pas la musique traditionnelle. Mais la colonne vertébrale de mon travail musical, c’est la langue. Avec Bèrtran Ôbrée Trio, musicalement, cela n’avait plus grand chose à voir avec les formes traditionnelles alors qu’au début, avec Ôbrée Alie, j’étais davantage dans ce répertoire traditionnel. Ensuite, j’ai eu envie d’écrire mes propres textes… J’avais commencé à écrire de la poésie en 1983-1985, lorsque je revenais de collecte.

PLACE PUBLIQUE > Vous vous sentiez inspiré par les rencontres que vous veniez de faire?

BERTRÀN ÔBRÉE >
C’était à la fois un univers que je connaissais de par ma famille et à la fois un monde un peu exotique. J’étais issu d’une famille de paysans modestes mais propriétaires alors que les gens chez qui j’aillais appartenaient au milieu des journalier agricoles, donc plus modestes. Cela nourrissait mon écriture. Plus tard, j’ai voulu chanter mes paroles, j’avais déjà mon bagage d’écriture. C’est ainsi qu’est né mon deuxième album en 2004, Venté sou léz saodd.

PLACE PUBLIQUE > Faisons un parallèle entre votre activité de chanteur et votre maîtrise de sciences du langage orientée vers la phonologie et la phonétique. On reste dans la problématique du mot qui sonne ou qui ne sonne pas.

BERTRÀN ÔBRÉE >
Oui. Maintenant j’aimerais travailler sur la syntaxe du gallo, pour la décrire, pour être mieux à même de travailler sur des outils pédagogiques et être plus armé pour construire les bases de données lexicales. En gallo, il n’y a pas beaucoup de travaux en syntaxe. Je me pose la question de reprendre des études. J’ai décidé d’arrêter la musique, du moins d’arrêter la scène fin 2012.

PLACE PUBLIQUE > Si l’on reprend le fil de vos créations, après le quintet Ôbrée Alie en 1999, est venu, quelques années plus tard, Bèrtran Ôbrée Trio, une forme un petit peu plus réduite. Puis dernièrement, une forme encore plus minimaliste, le duo Ôbrée Bé. Une manière de se concentrer sur le coeur de la langue?

BERTRÀN ÔBRÉE >
J’avais envie d’une formule plus légère pour simplifier la gestion du spectacle, mais l’essentiel du trio c’était aussi de travailler une forme musicale un peu plus dépouillée. De s’arrêter davantage sur le texte. Au niveau musical, on a vraiment fait un travail d’écriture à trois. On a composé en un an avec une trame, un fil rouge qui était une notion assez abstraite: le déplacement physique, géographique, se déplacer l’un vers l’autre.

PLACE PUBLIQUE > Après arrive donc au duo Ôbrée Bé…

BERTRÀN ÔBRÉE >
C’est tout neuf. Ôbrée Bé est né d’une commande. Fin 2009 on m’a demandé de jouer en première partie du film Lettres à un gallésant de Roland Michon, un documentaire sur le gallo qui aborde en partie mon travail artistique. Avec Ôbrée Bé, l’idée est de faire une sorte de florilège du répertoire créé en dix ans d’activité. On voulait aussi une formule légère, conviviale, qui ne soit pas vraiment mise en scène.

PLACE PUBLIQUE > Depuis 4 ans vous êtes directeur de l’institut Chubri. L’esthétique de l’association, sur le site internet par exemple, est très poétique. On peut y voir votre patte?

BERTRÀN ÔBRÉE >
On voulait une signature graphique qui suggère le beau et la qualité professionnelle puisque Chubri c’est entre autres choses un projet de professionnalisation d’activités peu développées auparavant. Jusqu’ici, la traduction par exemple, n’existait quasiment que sur le mode du bénévolat. Là, ce qu’on voit apparaître depuis 2011, ce sont des collectivités territoriales qui demandent des traductions. À ce titre, la piscine de Saint-Brice-en-Coglès est une réalisation vraiment phare. Toute la signalétique intérieure y est complètement bilingue. Nous avons collecté en amont pour faire une traduction qui respecte la langue locale, à la fois au niveau du vocabulaire et de la prononciation.

PLACE PUBLIQUE > Le gallo est classé par l’Unesco dans la catégorie des langues sérieusement en danger. Vous, vous travaillez, vous vivez en gallo: est-ce une exception?

BERTRÀN ÔBRÉE >
Je ne suis pas une exception. Il y a aujourd’hui beaucoup de gens qui vivent en gallo mais c’est invisible. Il y a peu d’études statistiques mais le fort sentiment de honte lié au gallo rend difficile la conduite de sondage car les locuteurs se déclarent difficilement comme parlant gallo ou “patois”. On dispose toutefois des travaux du Credilif (ndl : Centre de Recherche sur la Diversité Linguistique de la Francophonie ). On estime ainsi que 5 à 10 % des Hauts-Bretons sont des locuteurs actifs, c’est-à-dire qu’ils s’expriment en gallo au quotidien, soit environ 200 000 personnes. 10 à 20 % supplémentaires sont des locuteurs passifs, qui comprennent une conversation de base en gallo, soit environ 400 000. Il y a peu de données sur les tranches d’âges mais il est clair que la langue est davantage connue chez les plus âgés et chez les ruraux.

PLACE PUBLIQUE > Ce vieillissement, le collectage permet de le constater

BERTRÀN ÔBRÉE >
Entre autres. Plus on revalorisera la langue par les médias, par un usage institutionnel, plus ces gens-là s’autoriseront à parler dans une sphère autre que privée. En ce qui me concerne, le gallo est effectivement ma langue de travail. Ce que je constate c’est que pendant longtemps, on était très très peu à travailler en gallo et là cela gagne du terrain dans le réseau associatif. Petit à petit, on entame la démarche que les Basques appellent la création « d’espaces hégémoniques », c’est-à-dire des espaces où la langue prioritaire, c’est la langue locale. C’est très important d’atteindre cette phase-là.

PLACE PUBLIQUE > La reconnaissance du gallo comme langue de Bretagne, à côté du français et du breton, remonte à 2004, mais il a fallu attendre l’année dernière pour que cela bouge du côté des institutions. Pourquoi une telle lenteur ?

BERTRÀN ÔBRÉE >
C’est normal de la part d’institutions. Il faut dire qu’en 2004, honnêtement, ça a été principalement la bataille d’une élue de la majorité, Kaourintine Hulaud. Si on regarde vraiment le texte voté, on voit bien que la préoccupation première était la reconnaissance du breton, mais qu’on l’a aménagé pour le gallo. La résolution a été symboliquement très importante. Elle encouragé des gens. Plum’FM6 a monté une émission en gallo, l’institut Chubri a pu se mettre en place. Après, il faut bien être clair… Quelle est la part du budget de politique linguistique consacrée au gallo? Seulement 2 à 3 %, tout le reste étant pour le breton, alors qu’il y a autant de locuteurs gallophones que brittophones ! Je ne dis pas qu’il faut prendre sur la dotation du breton, je dis juste qu’il faudrait mettre beaucoup de nouveaux moyens. Je vois des choses graves: sous la mandature actuelle, des textes disent clairement que la région s’engage, par exemple, à ce que toutes les gares rénovées en Bretagne soient bilingues français-breton, où qu’elles se trouvent. Refus, donc, de mettre en place une clause territoriale qui distinguerait la Basse et Haute-Bretagne. Cela veut dire que l’on ne reconnaît pas la réalité linguistique de la Haute-Bretagne. C’est discriminatoire.

PLACE PUBLIQUE > Ce qui se joue entre le français et le breton se joue-t-il entre le breton et le gallo?

BERTRÀN ÔBRÉE >
Certains disent qu’il y a une double satellisation, vis-à-vis du français et du breton. On peut parler de double minorisation. Pour les gens qui travaillent sur le gallo, c’est très dur de devoir défendre le gallo face à des élus bretonnants de qui on pourrait attendre une vraie prise en compte de la réalité du gallo. Je ne dis pas que tous les bretonnants bloquent le gallo. Je sais que des coopérations existent. Mais il y a quand même un réel problème de politique linguistique à la région Bretagne et, d’une autre manière, avec la ville de Rennes.

PLACE PUBLIQUE > Vous parlez non pas de langue minoritaire mais de langue minorisée. L’approche est différente?

BERTRÀN ÔBRÉE >
En fait, elle est minoritaire parce qu’elle est minorisée! Si elle est minoritaire, c’est qu’à un moment, l’État a décidé d’imposer le français au détriment des langues locales, des patois, comme on disait 19è siècle. La minorisation commence quand le français gagne les espaces des institutions, les élites nobles ou bourgeoises. Petit à petit le français gagne les espaces de travail, puis les médias. Quand cela touche le travail et les médias, le gallo devient une langue de famille, ensuite une langue personnelle, et puis plus rien. Tout est en français. C’est un processus auquel tout le monde participe. Toutefois, les gens peuvent choisir de contrer cette minorisation, de renverser la vapeur, de repartir dans l’autre sens. C’est ce qu’a fait le basque, par exemple.

PLACE PUBLIQUE > À Rennes on parlait historiquement gallo. Pour autant, la signalétique de la ville est en breton. Beaucoup de Rennais ignorent cette réalité et pensent qu’à Rennes, on parlait breton et non gallo. C’est cela qui pose problème?

BERTRÀN ÔBRÉE >
C’est le résumé du problème. Pour nous, la reconnaissance en milieu urbain est stratégique. Si l’on remonte cinquante ans en arrière, on entendait du gallo à Rennes: c’était la langue des paysans, des ouvriers agricoles, des artisans qui venaient en ville. Le français, lui, est parlé depuis longtemps à Rennes parce que c’est une ville administrative et militaires. Quant au breton, il a été pratiqué à Rennes parce que c’est une ville-capitale. Mais c’était peu important numériquement jusqu’aux années 60-70. Puis l’immigration économique, le développement des études universitaires, donc l’installation de gens venant de Basse-Bretagne, a constitué un groupe linguistique. Quand je parle de « groupe linguistique », je m’appuie sur la Déclaration universelle des droits linguistiques. Elle distingue la communauté linguistique, rassemblant les locuteurs d’une langue parlée depuis longtemps sur un territoire, et le groupe linguistique, c’est-à-dire des gens qui sont sur un territoire depuis relativement peu de temps. C’est le cas des bretonnants à Rennes. Personne ne peut contester que l’on est ici en Haute-Bretagne et que la langue locale est le gallo. La déclaration universelle préconise que la toponymie et la signalétique soient réalisées dans la langue du territoire de la “communauté linguistique”.

PLACE PUBLIQUE > Qu’en pense la ville de Rennes ?

BERTRÀN ÔBRÉE >
Pour l’instant, dans les échanges avec les élus, c’est complètement bloqué. Je crois qu’il y a une crainte de devoir revenir sur des droits acquis pour le breton. Je le comprends, en partie, du fait d’usages établis pour la signalétique. Mais la question demeure. Qu’estce qu’on fait pour le gallo? Nous, nous ne voyons pas d’inconvénients à ce qu’il y ait des panneaux en breton, mais alors la Ville doit assumer un trilinguisme français-gallo-breton. Dans toute la Haute-Bretagne, si l’on veut réhabiliter et revitaliser le gallo, il faut au minimum une signalétique français-gallo.

PLACE PUBLIQUE > Quel est l’intérêt de conserver le gallo dans la société actuelle?

BERTRÀN ÔBRÉE >
Il y a beaucoup d’intérêt! C’est une question de justice. Cette langue a autant de valeur que d’autres. La Haute-Bretagne a une culture et la langue fait partie de la culture. À un moment, j’étais assez révolté de voir que les gens avaient honte de parler. C’est un effet de la minorisation. Rien que pour aider ces personnes à sortir de cette situation, je me suis mis à travailler pour réhabiliter le gallo… Et je vois des gens qui suivent des cours en ressortir plus forts. Ils se sont réconciliés avec leur culture familiale. Ils se sentent mieux là où ils vivent. Ils parlent la langue du coin. C’est tout bête! En fait, c’est une question de respect de droits humains fondamentaux, de pouvoir parler la langue locale, et aussi de la transmettre aux arrivants et aux nouvelles générations.