pas si ordinaires
Que des rencontres philosophiques sur la culture soient organisées aux Champs Libres, l’un des principaux lieux culturels rennais, rien d’étonnant à cela. Mais celles qui se sont tenues, le 27 novembre dernier, ont présenté des caractères assez inhabituels. On peut même dire, sans excès, qu’elles ont eu quelque chose d’unique, que c’était une première, à Rennes d’abord, mais très probablement en France. Qu’elles n’aient pas été l’objet d’une importante couverture médiatique nous donne aussi à réfléchir parce qu’elles ont bien constitué un véritable événement dont la signification dépasse le seul domaine local. Quelques mois après, il m’a semblé utile de faire un retour sur ces rencontres et, particulièrement, sur ce que leur nouveauté peut avoir d’exemplaire dans la perspective d’un « vivre ensemble » respectueux de la liberté et de l’identité de chacune et de chacun.
Après une première édition il y a deux ans, c’étaient donc les secondes Rencontres philosophiques de la culture, organisées par l’Observatoire des politiques culturelles, basé à Grenoble, Rennes Métropole et la Ville de Rennes et en partenariat avec l’ARCS (Association rennaise des centres sociaux), la MJC Maison de Suède et le Centre Avicenne de Rennes. Ces rencontres, dont le thème général s’intitulait « Pas de citoyenneté sans culture ! » étaient organisées autour de trois tables rondes. Dans chacune d’elles, étaient prévues des interventions de philosophes suivies d’un débat. Aucune originalité dans cette façon de procéder. Pour trouver le caractère novateur et citoyen de ces rencontres, il faut partir du travail fait en amont dans ce qu’on peut appeler des « ateliers philosophiques ». Chaque table ronde était, en effet, introduite par des participants de ces différents ateliers.
Des élèves de Terminale du lycée Émile Zola ont brillamment et savamment rendu compte de la réflexion menée en classe avec leur professeure de philosophie, et des responsables du centre culturel Avicenne ont expliqué leur politique d’ouverture et d’échanges dans leur projet de participation citoyenne à la vie de la Cité.
Mais, je retiendrai surtout – et pas seulement pour avoir été directement associé à leur préparation – les interventions des représentant(e)s de l’atelier de l’ARCS et davantage encore de celui des femmes de la MJC Maison de Suède. Ces interventions furent préparées par des réunions.
En ce qui touche les centres sociaux, trois lundis de novembre, pendant deux bonnes heures, 20 à 25 personnes, travailleurs sociaux et habitants ont débattu, au centre social de Maurepas, sur la question de la culture comme rempart à la barbarie et sur les rapports de la démocratie et de la culture. À chaque fois, j’ai été impressionné par la motivation et la concentration de toutes et tous, par la qualité aussi des réflexions, rappel salutaire que la philosophie n’est pas réservée aux seuls spécialistes
Le jour des Rencontres aux Champs Libres, trois participants, Ghislaine, Étienne et Frédéric, ont pris la parole, présentant avec talent et enthousiasme une synthèse des réflexions menées au cours des séances d’atelier. Du point de vue de l’élargissement de l’accès à la culture comme du développement de la citoyenneté, toutes ces réunions auront été positives et les participants, dans leur ensemble, ont exprimé le désir de les renouveler.
Certes, elles n’auront concerné qu’un petit nombre de personnes mais, par les possibilités qu’elles auront montrées, elles peuvent constituer une sorte de modèle pour de futures actions. Lors des 1ères Rencontres philosophiques, en novembre 2013, un travail du même ordre avait d’ailleurs été fait au Centre social de Saint-Jacques de la Lande. Le principal enjeu est d’élargir des actions de ce type à un plus grand nombre et de leur donner de la permanence. Pour cela, il faudra des initiatives à la fois institutionnelles et individuelles.
À la MJC Maison de Suède, la première réunion eut lieu dès la fin septembre dans le cadre de l’« espace parent » où, chaque vendredi, de 14 à 16 heures, peut venir « toute personne majeure qui a envie de rencontrer d’autres habitants ». Cet atelier, mis en place à l’initiative d’Édith, une animatrice de la MJC, rassemble des femmes du quartier qui viennent librement échanger et partager autour d’activités diverses allant de la cuisine à l’écriture.
Cette fois, c’est un atelier philo qui leur était proposé avec le projet de participer aux Rencontres du 27 novembre. Ces femmes, en majorité de culture musulmane, ne s’étaient jamais rendues aux Champs Libres pas plus qu’en d’autres lieux culturels du centre-ville, elles n’avaient non plus jamais assisté à des conférences ou réunions philosophiques. Il leur fallait, avant toute autre chose, se persuader que participer à cette journée était réalisable, qu’elles pouvaient y avoir leur place, à cela s’ajoutaient des difficultés matérielles, liées à la garde des enfants par exemple.
Allaient-elles jouer le jeu et se lancer dans cette aventure ? Certaines se montraient très volontaires, d’autres étaient plus sceptiques. La seconde réunion fut un peu décevante, peu de présentes mais c’étaient les vacances scolaires. Les deux réunions suivantes furent, à l’opposé, très encourageantes par le nombre (une dizaine) et la motivation manifestée par chacune.
Toutefois, l’enjeu était aussi de faire de ces réunions des moments de réflexion. En effet, pour que leur pré- sence aux Rencontres des Champs Libres prenne tout son sens, il fallait deux conditions. La première était qu’elles aient au préalable réfléchi aux questions dé- battues, la seconde, plus exigeante, qu’elles aient pris conscience qu’elles-mêmes avaient quelque chose à apporter, qu’elles n’étaient pas seulement là pour écouter mais que leur voix pouvait être entendue.
Parmi les thèmes possibles de réflexion, le choix s’était porté spontanément sur « Cultures, identités et vivre ensemble ». Dans un premier temps, ces femmes ont raconté, avec passion, comment au quotidien ce vivre ensemble peut être difficile, surtout, disaient-elles, depuis les attentats. Elles parlaient de ceux de janvier et, au milieu de nos réunions, il y eut ceux du 13 novembre. Leurs témoignages faisaient tous état du même constat : le regard des autres – c’est-à-dire des non-musulmans – était devenu plus méfiant, parfois ouvertement hostile. Elles vivaient cela avec un sentiment d’injustice et une colère liée à l’incompréhension.
Le voile, le vêtement, le menu des cantines scolaires et Noël qui approchait... autant d’exemples, autant d’expressions concrètes et sensibles de différences souvent vécues dans la tension et l’anxiété. Toutes ces femmes demandaient simplement à vivre tranquillement avec les autres, à ne pas être jugées mais reconnues et respectées comme toute autre personne. Elles affirmaient notamment comme libre choix et droit légitime leur façon de s’habiller, perçue de l’extérieur comme signe de soumission. Toutes étaient en désaccord avec le fait de masquer son visage dans l’espace public.
Ce désir de parler était aussi désir de comprendre et cela permit de prendre du recul et de réfléchir sur ce vécu. Ainsi, partant des réactions provoquées par le port du voile, nous avons élargi la réflexion à la place des femmes, de toutes les femmes, dans l’espace public. L’importance des préjugés, auxquels nul n’échappe, les tensions entre tradition et liberté, entre communauté et individu, la signification et les fondements du respect et de la dignité, autant de questions discutées avec envie et intérêt, notamment au cours des deux derniers ateliers.
Au fil de ces réunions, les hésitations de départ s’étaient peu à peu estompées, laissant place à un désir croissant de participer aux Rencontres philosophiques et d’y prendre la parole. Ainsi, le 27 novembre, devant une salle pleine où avaient pris place plusieurs participantes de l’atelier, Rachida et Valérie, en introduction à la table ronde sur « Cultures, identités et vivre ensemble », ont fait, avec conviction, un exposé de plusieurs minutes sur le vivre ensemble dans l’espace public. Elles étaient ravies et un peu surprises d’avoir osé prendre la parole dans de telles circonstances, réconfortées aussi par l’accueil du public.
« Je suis française, ne suis pas née musulmane, suis convertie mais je vis comme tout le monde », dit Valérie avant de conclure par : « Qu’est-ce qu’être français ? », à quoi fit écho Rachida disant : « Je suis d’origine marocaine, ne suis pas française mais je me sens française et moi aussi je vis comme tout le monde, est-ce suffisant pour être français ? ». Une partie de la solution au malaise culturel et identitaire français ne se trouve-elle pas dans ces simples paroles si nous savons les entendre ?
Je soulignais en introduction le caractère inédit de cette expérience. Certes, ce moment de rencontre, de confiance et de dialogue peut rester isolé et sans lendemain mais son existence montre que l’avenir peut être moins sombre que nous le craignons et le croyons. J’ai encore le souvenir de la mine réjouie de deux femmes musulmanes sortant de la salle de conférences, l’une me disant : « Je suis contente, on a bien fait de venir ». Pour elles et d’autres, ce fut bien une journée particulière !