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Contributions
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RÉSUMÉ > Les élections des conseillers régionaux de décembre 2015 ont été marquées, en Bretagne, par plusieurs singularités par rapport à la tendance observée au niveau national. La liste conduite par le socialiste (et ministre de la Défense) Jean-Yves Le Drian a obtenu un score remarquable au regard du contexte national. La triangulaire du second tour a permis au Front National de faire son retour dans l’hémicycle breton, mais en mode mineur par rapport aux succès remportés dans d’autres régions françaises par ce parti. Quant aux formations régionalistes, elles n’ont pas réussi à faire entendre leur voix, notamment en Ille-et-Vilaine.

     Le dimanche 13 décembre 2015, 56,88 % des Bretons se déplaçaient aux urnes pour élire au second tour leurs conseillers régionaux, dans une circonscription électorale inchangée (contrairement à la majorité des régions françaises redessinées par la loi du 16 janvier 2015 relative à la délimitation des régions). Ce chiffre témoigne d’un rebond significatif de la participation par rapport au précédent scrutin régional de 2010, mais se situe néanmoins en deçà du taux national établi à 58,53 % de votants. Si la Bretagne a longtemps fait partie des « bons élèves » de la classe en termes de civisme électoral, ces élections régionales, dans le sillage des élections départementales, dévoilent une inversion. La moindre remobilisation d’entre-deux tours peut ici s’expliquer par l’absence de suspense électoral conjuguée à l’impossibilité d’une victoire frontiste.

     Le scrutin s’est ainsi soldé par une facile reconduction de Jean-Yves Le Drian à la tête de la Région Bretagne, comme en 2010 (entre-temps, sa nomination comme ministre de la Défense l’avait conduit à céder son fauteuil à Pierrick Massiot, président « intérimaire » du conseil régional). Davantage, le score régional de 51,41 % obtenu par sa liste (53,34 % dans le Finistère, 52,2 % en Ille-et-Vilaine, 49,86 % dans les Côtes-d’Armor et 49,48 % dans le Morbihan dont il est originaire), dépasse légèrement celui de 2010 établi à 50,27 %. Le sentiment de quasi statu quo, indexé à cette seule comparaison arithmétique, ne doit pas occulter les changements intervenus entre les scrutins de 2010 et 2015.

     La qualité d’élections intermédiaires1 que revêt l’élection régionale, subordonnant la détermination des comportements des électeurs aux élections infranationales à leur disposition à l’égard de la situation gouvernementale, tend à euphémiser le vote sur enjeux locaux. Depuis de nombreux scrutins, les résultats électoraux sont ainsi dominés par l’idée d’une sanction à l’égard de l’exécutif national, sans considération réelle pour les débats territoriaux sur lesquels s’affrontent les partis politiques. Si cette lecture des scrutins locaux aboutit à ce qu’ils soient souvent moins traités pour eux-mêmes que par référence à la vie politique française nationale, il serait illusoire d’occulter les considérations nationales. 

     Les élections locales furent hier catastrophiques pour la droite, et dans un mouvement prévisible de bascule, se révèlent désormais cruelles pour la gauche. Une évolution qui doit autant sinon moins à des réalignements électoraux qu’à un abstentionnisme différentiel, soit une démobilisation plus forte d’un camp politique par rapport à l’autre, au regard de son potentiel électoral.

     Dans le sillage des élections départementales du printemps 2015, les dernières élections régionales se sont ainsi traduites par une bascule à droite au plan national, d’une ampleur plus limitée que celle redoutée par les hiérarques socialistes. Mais là où la gauche arrive en tête, elle l’emporte avec une majorité relative, dans un contexte de triangulaire abritant désormais la présence du FN. Une majorité relative qui suffit à emporter une majorité absolue en sièges en raison de l’introduction (depuis les élections régionales de 2004) d’un correctif majoritaire : la liste arrivée en tête bénéficie en effet d’une prime majoritaire d’un quart des sièges, le reste étant réparti au prorata des résultats de l’ensemble des listes ayant obtenu au moins 5 % des suffrages exprimés

     Le fait remarquable en Bretagne est que Jean-Yves Le Drian, dans une triangulaire, est le seul socialiste à avoir réuni sur sa liste une majorité absolue de suffrages exprimés. Même à droite, aucune liste n’a réussi une telle « performance » en France. Ce résultat, « remarquable », témoigne d’un solide ancrage régional de la gauche, et surtout de cette seconde gauche dont fait partie Jean-Yves Le Drian (une gauche traditionnellement fédéraliste, décentralisatrice, moins étatiste, comptant dans ses rangs un nombre significatif de ceux qu’on appelle communément les « cathos de gauche »). Audelà des facteurs explicatifs de long terme, la principale liste de gauche a su capitaliser sur « effet vote personnel », à savoir que la personnalité du candidat (tête de liste en l’espèce) lui permet d’attirer un certain nombre de suffrages qui ne se seraient pas portés sur la tendance politique si elle avait été représentée par une autre personnalité. Certes, les élections régionales de 2015 ont vu la multiplication de candidatures de nombreuses personnalités politiques nationales, surtout à droite (Laurent Wauquiez, Xavier Bertrand, Marine Le Pen, Christian Estrosi, Valérie Pécresse, Claude Bartolone…). Mais c’est en Bretagne que la personnalisation locale apparaît comme l’une des plus fortes. En baptisant leur liste « La Bretagne avec Jean-Yves Le Drian », le parti socialiste et ses alliés faisaient explicitement le pari d’une telle personnalisation, tous rangés derrière son leader jusque dans le slogan de campagne. Le capital d’autorité politique de Jean-Yves Le Drian, nullement démonétisé par sa participation au gouvernement, et même « servi » par les événements dramatiques de l’année 2015, aura donc permis d’offrir à la gauche bretonne une nette victoire, sans que la tête de liste n’ait eu à faire une campagne de terrain.

     Aussi « remarquable » soit le score réalisé par la liste de Jean-Yves Le Drian, sa proximité avec le résultat de 2010 ne doit pas occulter une différence essentielle. Là où Jean-Yves Le Drian était en 2010 privé du réservoir de voix écologistes, Guy Hascoët ayant maintenu sa liste faute d’accord politique dans l’entre-deux tours (et obtenu 17,37 % des suffrages), Jean-Yves Le Drian n’avait cette fois-ci aucun adversaire à gauche susceptible d’entamer son score. Au diapason des tendances nationales, les écologistes bretons ont vu leur audience s’effondrer, dans un scrutin régional qui lui était jusqu’ici favorable (avec les élections européennes), avec seulement 6,70 % des suffrages exprimés au premier tour pour la liste conduite par René Louail (à peine plus de la moitié de la performance de Guy Hascoët au premier tour). Dès lors, Jean-Yves Le Drian pouvait escompter un report des voix écologistes, même si son hostilité à tout accord de second tour avec les écologistes devait lui coûter des voix. L’absence d’accord, unique en France, conduisait René Louail à parler de « trahison » et d’ « arrogance » et à appeler à voter nul (une consigne pas vraiment suivie puisque le vote nul a davantage progressé dans le centre-ouest Bretagne que dans la région rennaise où les écologistes réalisent leurs meilleurs scores). Le résultat de la liste Le Drian est donc remarquable, au regard du contexte national, mais le total du bloc de gauche reste en revanche en deçà de 2010 sur le plan de l’arithmétique électorale.

     En 2015, c’est à droite et non plus à gauche, que nous avions affaire à la présence de deux listes. Le score de la liste d’union de la droite emmenée par le député des Côtés d’Armor Marc Le Fur en a largement pâti, réalisant un score (29,72 %) inférieur à celui de Bernadette et Malgorn (32,26 %) en 2010, alors considéré comme décevant. Un score d’autant plus éloigné des attentes qu’aucune liste centriste ne devait entraver la stratégie d’union. Mais les relations se sont vite tendues en cours de campagne, l’UDI accusant Les Républicains de volonté hégémonique sur le casting électoral. Surtout, la grande nouveauté de 2015 est que Marc Le Fur a dû affronter la présence au second tour de la liste frontiste conduite par Gilles Pennelle, nouveau visage médiatique du Front National breton depuis les élections municipales de 2014.

     Nous mesurons ici combien les modes de scrutins, loin d’être de simples agencements techniques, représentent une contrainte majeure et façonnent en partie le système politique local. Lors des élections départementales, le seuil élevé de qualification imposé au ticket arrivé en troisième position (les deux premiers étant automatiquement qualifiés) a souvent privé le PS de second tour en France. Promesse pour la droite d’emporter sans difficulté son second tour face au FN. En Bretagne, le FN était au contraire très souvent absent du second tour, mais les candidats d’union de la droite avaient largement pu bénéficier des reports efficaces (et supérieurs aux attentes) des électeurs frontistes du premier tour, quand les reports à gauche s’avéraient parfois moins bons qu’attendus (notamment des Côtes d’Armor). Mais il était presque acquis, pour ce scrutin régional, que le FN se transformerait en épine dans le pied de la droite bretonne. La raison est simple : avec un seuil de qualification pour le second tour fixé à « seulement » 10 % des suffrages exprimés, la présence de l’extrême droite ne faisait guère de doute, et priverait Marc Le Fur d’un réservoir significatif de voix d’entredeux tours, puisque l’union de la droite était acquise dès le premier tour.

     Que penser justement de cette poussée frontiste ? En triplant son score du premier tour (18,17 %) par rapport à celui réalisé par Jean-Paul Félix en 2010 (6,18 %), le FN enregistre à l’évidence une poussée spectaculaire. Comme partout en France, le FN y fait ses meilleurs scores dans les communes rurales (25,28 % à SaintBrice-en-Coglés par exemple), les petites villes et les zones périurbaines, alors qu’il progresse plus difficilement dans les grandes agglomérations. À Rennes, la liste n’obtient par exemple que 11,11 % des suffrages exprimés. Le score y est même plus faible dans les communes limitrophes aisées (9,13 % à Saint-Grégoire ; 10,37 % à Cesson-Sévigné), quand il augmente dans une commune plus « populaire » comme Saint-Jacques-dela-Lande (15,91 %). La relativement bonne santé économique de l’unité urbaine rennaise, ainsi que sa structure socioprofessionnelle (beaucoup de cadres et surtout de professions intermédiaires, peu d’ouvriers, un emploi public important) contiennent la poussée frontiste. Ces élections régionales viennent confirmer l’inversion historique de la géographie du vote FN, dont les percées électorales dans les années 1980 étaient alors acquises dans les villes. Le FN sait désormais habilement jouer d’un sentiment de fracture territoriale qui ne correspond pas toujours à la réalité, notamment celle des politiques publiques. Si la présence de l’État et des services publics tend à reculer dans certains territoires (notamment les petites villes), rappelons que les territoires ruraux (aussi difficiles soient-ils à appréhender comme réalité) reçoivent davantage de transferts de la part des pouvoirs publics (nationaux et locaux) que les villes dès lors qu’on les rapporte au nombre d’habitants. Mais ces transferts publics ne sauraient suffire à compenser des dynamiques économiques et sociales bien plus favorables aux principales agglomérations qu’au reste du territoire.

     Dans une campagne frontiste relativement déconnectée des enjeux proprement régionaux, greffant de manière quelque peu artificielle ses thèmes de prédilection nationaux, le FN sait pouvoir capitaliser sur le pouvoir d’attraction de la marque (marque FN ? marque Le Pen ?). Mais si la Bretagne n’est plus une terre de mission, et ce depuis plusieurs élections déjà, elle n’est pas devenue pour autant une terre de prédilection. Non seulement le score breton est le plus faible de l’ensemble des régions hexagonales, mais la Bretagne se singularise en étant la seule région où le FN n’enregistre pas de progrès électoraux par rapport au scrutin départemental. Par ailleurs, la liste FN enregistre un saut de puce entre le premier et le second tour, passant de 18,17 % à 18,87 % (avec certes plus de voix eu égard au rebond de participation), et lui assurant 12 des 83 sièges du conseil régional. Il faudra attendre les prochaines échéances électorales pour savoir si le FN a ou non atteint un plafond de verre électoral.

     Ces élections ont également pu laisser un goût d’inachevé chez les régionalistes rassemblés derrière la figure charismatique du maire de Carhaix et conseiller régional sortant, Christian Troadec. Ce dernier avait réussi à « dé- baucher » l’UDB, allié traditionnel du PS breton. Une alliance qui l’a contraint à ne pas rééditer la campagne commune de 2010 avec le parti breton (présenté comme de droite, et s’en défendant) sous la bannière « Nous te ferons Bretagne ». Créditée de 9 % par un sondage BVA (réalisé entre le 6 et 15 octobre), qui l’autorisait à espérer une éventuelle qualification pour le second tour, la liste de Christian Troadec a finalement dû se « contenter » de 6,71 % (contre 4,29 % en 2010). Plus que pour toute autre liste, la ventilation des votes nous rappelle combien les moyennes ne représentent parfois (et même souvent) qu’elles-mêmes. 

     Nous constatons ainsi un écart considérable et sans équivalent de un à trois, entre l’audience départementale la plus basse observée en Ille-et-Vilaine (3,68 %) et l’audience la plus haute observée dans le Finistère (10,63 %). Un écart qui était simplement le double en 2010. Résultat des élections régionales en 2015 Gauche / DVG Droite et Centre Nationaliste Entre-temps, la cristallisation opérée entre le mouvement régionaliste, la crise de la filière agricole (forme de « crise industrielle » de la Bretagne, plus marquée à l’ouest) et les Bonnets rouges introduit un clivage politico-territorial du vote régionaliste plus marqué.