Dhaka ressemble à toutes les grandes métropoles internationales : gratte-ciel et panneaux publicitaires géants, grandes avenues remplies de voitures et de klaxons tonitruants. Malgré ces attributs, elle est classée parmi les villes les moins vivables du monde, entre Tripoli (Libye) et Harare (Zimbabwe). La capitale du Bangladesh incarne les inégalités qui règnent dans ce pays pauvre qui tente d’entrer dans la cour des pays en voie de développement. Sur les routes, les puissantes berlines côtoient les petits taxis à trois roues et les vélos, les échoppes s’installent sur les trottoirs, les immeubles de 15 étages jouxtent les quartiers de bidonvilles édifiés au ras du sol.
Au coeur de ces inégalités, les politiques d’aménagement de la ville doivent faire cohabiter des populations radicalement différentes avec la volonté de hisser Dhaka au rang des métropoles asiatiques attractives pour les investisseurs. Cela, malgré le manque de ressources internes pour financer ces grands projets d’infrastructures. Dans les milieux d’affaires, on parle même de Dhaka comme d’une nouvelle frontière, une destination où tout est à créer, où les marges sont élevées, tout comme les risques à prendre. À cela s’ajoute un mille-feuille institutionnel difficile à coordonner : la métropole est scindée en deux communes aux populations et revenus différents. Deux communes à deux vitesses pour une seule métropole. Et c’est sans compter les 42 agences et institutions, nationales et internationales, aux commandes de la capitale. Cet ensemble orchestre les politiques publiques de l’eau, de l’électricité, des transports, le logement. Le tout, d’une manière peu harmonieuse, et même a priori chaotique.
La formule de « bonne gouvernance » est aujourd’hui très utilisée pour qualifier le bon, ou mauvais, encadrement des politiques publiques. Ce concept se base sur des critères de transparence, d’efficacité, de respect de l’État de droit, de prise de décision par consensus et d’intégration des personnes les plus vulnérables dans la conception de la réglementation. Le respect de ces critères est déterminant pour Dhaka : il conditionne l’octroi par la Banque mondiale ou la Banque asiatique de développement des moyens financiers indispensables pour mettre en place des projets tels que l’assainissement des eaux ou la construction de nouveaux logements. La capitale se plie à ces exigences en se dotant d’un Code de la construction complet et détaillé, une réglementation riche qui précise jusqu’aux zones constructibles et inondables. Mais entre les principes administratifs et la réalité du terrain, l’écart a des allures de gouffre.
La question de l’eau arrive en tête des principaux enjeux auxquels est confrontée Dhaka. Ville située dans le delta du Gange et du Brahmapoutre, elle a longtemps été surnommée la « Venise d’Asie » car elle était sillonnée de canaux jusqu’au début du 20e siècle. Grâce à eux, la ville est plus résiliente face aux inondations durant la période des pluies, la mousson qui s’étend de septembre à novembre. Les trop-pleins d’eau s’évacuent plus facilement vers des étangs qui servent de bassinstampons. Les voies étaient à l’époque navigables, ce qui fit la fortune des nombreux marchands locaux et étrangers : Arméniens, Français, Espagnols, Portugais. Dhaka devient alors leur comptoir commercial, à l’image de Pondicherry dans l’Inde voisine. Aujourd’hui, la capitale conserve des traces de cette période avec Forash Ganj, le quartier français qui existe toujours au sud-est de la ville.
Le 20e siècle amorce une ère de la densification et des migrations vers la capitale. En 1947, lors de la séparation de l’Inde et du Pakistan, le Bangladesh est alors pakistanais, et cette époque marque la fin d’un aménagement autour des fleuves. Les constructions se multiplient, les canaux sont recouverts. Une planification efficace aurait permis de créer un système d’évacuation des eaux afin d’anticiper les inondations à venir et compenser la perte des canaux. Hélas, il n’en a rien été. À l’heure actuelle, il est courant, durant la mousson, de traverser certains quartiers avec le pantalon remonté jusqu’aux genoux ! Ces phénomènes déjà fréquents ne feront que s’accentuer avec le changement climatique.
Les deux tiers du Bangladesh se situent en effet à moins de cinq mètres au-dessus du niveau de la mer. Le pays subit de plein fouet la fonte des glaces par le Nord, en provenance de la chaîne de l’Himalaya et la montée du niveau de la mer par le Sud, depuis l’océan Indien. Conscientes de ces enjeux à venir, les équipes d’architectes et d’urbanistes font désormais machine arrière et tentent de renouer avec la culture des canaux et l’ouverture sur les fleuves. Les berges du lac d’Hatirjheel ont été aménagées avec une promenade piétonne, un meilleur traitement des eaux ; un pas vers la conciliation entre qualité de l’eau et attractivité. Les Bangladais vont même jusqu’à affirmer que la beauté de ces berges attire désormais les touristes étrangers.
Ce qui attire avec certitude le regard et suscite les interrogations, ce sont de nombreuses constructions insolites, à l’image du siège du syndicat du patronat du textile, récemment inauguré en présence du Premier ministre. Ce bâtiment flambant neuf est construit sur une zone inondable, en bordure de lac. Comment se fait-il que les plus hautes autorités cautionnent un manquement aussi flagrant au Code de la construction ? La question reste en suspens et d’autres interrogations émergent En déambulant dans la ville, il n’est pas rare d’enjamber une tranchée au milieu de la route. Creusée depuis des mois, elle a été laissée béante par la compagnie des eaux pour permettre la réparation d’une canalisation. Mais les différents services de l’entreprise se renvoient la balle, chacun sa mission ; aucun ne veut endosser celle de la réparation. La répartition des rôles paraît bien opaque au vu du résultat sur le terrain : semaines après semaines, la tranchée est toujours là !
On retrouve pareil dysfonctionnement de communication entre services et agences dans l’un des bidonvilles de la capitale. Lorsqu’un chantier démarre, où que ce soit dans la ville, la structure maître d’oeuvre en réfère systématiquement aux autorités locales. Il semble pourtant qu’il y ait un court-circuit dans ce quartier. Une ONG est en train d’installer un réseau de canalisations pour fournir une arrivée d’eau aux habitants et limiter les inondations. En parallèle, un autre service des pouvoirs publics décide d’évacuer le bidonville jugé vétuste. Les travaux et investissements à peine entamés par l’ONG viennent ainsi d’être réduits à néant d’un coup de pelleteuse.
Il faut aussi évoquer ces lotissements fraîchement sortis de terre qui ratent totalement leur cible. C’est le cas à Mirpur, un quartier mi-populaire mi-classe moyenne, au nord-ouest de la ville. L’agence d’urbanisme bangladaise décide de construire des logements sociaux pour les habitants des bidonvilles et ainsi les aider à sortir de la pauvreté. Ces logements neufs sont modernes et bien équipés, une manière de rendre Dhaka attractive, mais aussi de faire grimper le prix des loyers et du coup, d’en bloquer l’accès pour les plus pauvres. Résultat : sans surprise, les nouveaux résidents sont issus de la classe moyenne, les plus pauvres restent dans leur bidonville.
À ce manque de coordination entre services s’ajoutent parfois des doublons dans les missions de chacun, c’est particulièrement vrai dans le domaine des infrastructures routières. Dans les textes, l’autorité en charge de la régulation des transports de Dhaka a pour rôle d’aménager les routes et d’octroyer des licences aux professionnels du transport. Dans les faits, d’autres institutions attribuent ellesmêmes des licences aux conducteurs de bus, construisent des voies de circulation sans passer par cette autorité. De quoi créer la confusion pour toute personne qui cherche à comprendre les règles de fonctionnement de la capitale.
Le schéma institutionnel de Dhaka évoque davantage un sac de noeuds qu’un orchestre harmonieux, et pourtant, au grand étonnement des observateurs internationaux, la capitale du Bangladesh fonctionne. Selon des règles informelles bien rodées.
En circulant dans la capitale, impossible de les rater : les vélos qui tractent des passagers sont légion. Les rickshaws se faufilent entre les voitures et taxis, glissent parfois un billet à un policier posté à un carrefour. On estime ici que près de 70 % des déplacements se font à coup de pédales. Les conducteurs de ces vélos doivent avoir une licence pour pouvoir exercer leur métier, mais dans les faits, une infime partie d’entre eux détient cette carte. Sans que cela pose de problème. En cas de contrôle, on s’arrange, souvent à l’aide d’un billet pour le policier peu scrupuleux. Même chose lorsqu’un conducteur doit traverser une grande avenue interdite aux rickshaws, on s’arrange. Cette formule, « on s’arrange », pourrait même être la devise de la ville tant tout ici paraît négociable !
Pour s’en rendre compte, direction les bidonvilles de Dhaka. Pour obtenir un raccordement au réseau, les habitants devaient jusqu’en 2009 fournir un titre de propriété, un document souvent impossible à produire, surtout pour les familles les plus pauvres. Face au mur administratif, un système informel s’est mis en place à travers les figures influentes du quartier, des personnes qui ont le bras assez long pour faire installer des pompes à eau partagées. Grâce à eux, la vie du quartier s’améliore. Les femmes doivent certes faire longuement la queue à la pompe pour remplir leur seau, mais elles ont accès à l’eau. En échange de ce service, leurs bienfaiteurs contrôlent le point d’eau et le prix de vente du précieux liquide. En cas d’impayé, les habitants risquent de recevoir la désagréable visite d’un mastaan, un homme de main. Mais là encore, on peut s’arranger pour décaler, échelonner la somme due sur les mois à venir. Ce système informel a longtemps cohabité, dos à dos, avec le modèle officiel des raccordements. Depuis cinq ans, les systèmes formel et informel tentent de converger, la compagnie des eaux accepte désormais de raccorder des familles au réseau de distribution, même sans titre de propriété.
Il est difficile de circuler à Dhaka, les routes sont bondées, les voitures et rickshaws roulent vite et les trottoirs sont recouverts d’échoppes. On y trouve des noix de coco, des cigarettes, des biscuits ou du thé. Ces échoppes, trois pans de tissus tendus et une planche de bois, sont partout. A priori, ces boutiques ont l’air de n’avoir ni licence, ni autorisation, d’avoir été plantées à la va-vite tant leur installation est rudimentaire. Et pourtant, chacun de ces commerçants paie une caution et un loyer. La rue est devenue un espace commercial, le plus cher de la métropole, une fois le prix ramené au mètre carré. Les vendeurs paient 50 takas (l’équivalent de 0,50 €) par jour pour la location d’un emplacement d’environ 2 mètres carrés. Dans les quartiers les plus huppés, ce prix peut atteindre 250 takas (2,50 €). Si le vendeur n’a pas de matériel pour dresser la boutique, il dépose une caution afin de louer un local de fortune entre 5 000 takas (50 €) et 50 000 takas (500 €), selon les quartiers. Ces sommes d’argent faramineuses sont collectées par les mastaans, les intermédiaires de personnages influents de la ville. Cet argent n’atterrit pas dans les comptes publics mais directement dans leurs poches, alors qu’il trouverait une utilité certaine dans l’aménagement de ces espaces de vente : des structures qui laisseraient circuler les piétons au lieu de les repousser sur la route, par exemple.
Malgré cette impression constante de faire face à un chaos, on se rend compte qu’il est en réalité bien plus organisé qu’il n’en a l’air. Et surtout, que toutes les lois peuvent être contournées. La fameuse règle du « on s’arrange », cette capacité à s’adapter au cas par cas, permet à tous les habitants de s’en sortir, de travailler même s’ils ne répondent pas aux exigences et critères administratifs. Néanmoins, pour tirer son épingle du jeu, il faut avoir un réseau, des connaissances, des personnes à qui l’on peut demander des services et donc pouvoir offrir quelque chose en échange. Mais si ce n’est pas le cas, là encore, on s’arrange ! Sans produit ou service à échanger, il reste la mobilisation citoyenne : la manifestation.
Les mobilisations sont ainsi quasi hebdomadaires à Dhaka depuis la crise politique entamée dans le pays en 2008. Le bras de fer entre parti au pouvoir et parti de l’opposition s’est tendu depuis les élections du 5 janvier 2014. L’opposition appelle régulièrement à des manifestations générales, les hartal. Ces grèves paralysent Dhaka durant plusieurs jours et sont l’occasion de violences récurrentes : bus incendiés avec leurs passagers à l’intérieur, personnes blessées à coup de machette… Chaque manifestation donne lieu à une contre-manifestation et des campagnes d’affichage où l’on peut lire « la vie d’abord, la sécurité ensuite », « Khaleda1 ne brûle pas nos enfants ». Ces violences ont été très fortes au cours de l’année 2013 et repartent à la hausse depuis le début de l’année.
On peut toutefois douter de l’authenticité de l’engagement politique de bon nombre de ces militants, et ce dans les deux camps. Il est courant de voir les manifestants se disperser à la fin de la mobilisation, avec un déjeuner à la main. Des déjeuners prêts à emporter, emballés dans des boîtes, toutes aux couleurs du même restaurant. Certaines personnes racontent même avoir vu des manifestants partir avec une liasse de billets à la main. Ces observations laissent à penser que des échanges de « bons procédés » sont à l’oeuvre dans toutes les sphères de la vie quotidienne : allant de la pompe à eau jusqu’à la pression politique.
Le manque de coordination des multiples services de la Ville laisse donc le champ libre à ce système informel et aux relations personnelles. Ce mécanisme fonctionne mais il est difficile de déterminer s’il accroît, ou non, les inégalités. Les relations personnelles sont évidemment synonymes de dépendance à l’arbitraire humain et donc source potentielle d’inégalités. Mais elles permettent également de répondre au plus près des besoins, de faire du cas par cas ; ce que le système formel ne peut satisfaire.