PLACE PUBLIQUE : Qui êtes vous, Dominique Fredj ?
DOMINIQUE FREDJ : Je suis un homme du Sud. Né à Casablanca, j’ai d’abord grandi à Marseille, puis à Cannes, j’ai fait mes études à Nice. J’ai travaillé dans différentes villes, régions, pays. J’ai vécu en Alsace, à Lyon, à Paris, à Bordeaux, ainsi qu’en Pologne, durant deux ans. J’ai suivi un double cursus universitaire, mathématiques et sciences économiques.
Un tel choix, c’est croire en l’avenir du livre. C’est un pari !
Je suis persuadé que ce qui fait venir le client dans une librairie, c’est le fonds, avec des libraires qui le maitrisent. Les chaînes, elles, sont tenues par des engagements financiers. Et elles sont donc confrontées à la question du stock. A la Fnac, on exigeait 45 jours de stock, ce qui n’est réalisable qu’à condition de réduire le fonds. J’avais 120 000 références à la Fnac des Halles en 1996, ils sont à moins de 90 000 aujourd’hui. Notre idée, c’était de dire que la librairie indépendante pouvait de nouveau avoir une place dès le moment où elle est en capacité de se réadapter, avec de l’espace et un fonds riche. Nous voulions une librairie avec 70 à 80 000 références, voire plus. Et avoir la place pour demain, pouvoir se réadapter.
Et pourquoi le choix d’une implantation en région ?
Mon objectif était de ne pas être à Paris. Je suis un provincial dans l’âme ! Je crois qu’il existe dans les grandes villes, notamment universitaires, des librairies indépendantes qui ont un rôle qui dépasse celui de libraire. Elles sont aussi un lieu de rencontres, un lieu culturel, en lien avec les acteurs locaux. A Paris et en région parisienne, cela n’existe pas. Avec mon épouse, nous avons rencontré une association (ADELC : association pour le développement d’une librairie de création) qui a pour rôle de favoriser la transmission des librairies. Ils nous ont demandé dans quelle région nous souhaitions nous installer. Nous avons répondu l’Ouest.
Votre point de départ, ce n’est pas le livre et la littérature, mais plutôt les affaires…
J’ai toujours été passionné de deux choses : la musique et la littérature, notamment tout ce qui est lié à l’histoire. Mais c’est vrai que j’ai commencé à travailler dans la grande distribution au sein du groupe Auchan, j’ai participé à la reprise de Leroy-Merlin. Puis j’ai rejoint la Fnac, j’ai dirigé plusieurs magasins en province et à Paris : la Fnac Etoile et la Fnac du Forum des Halles, de 1993 à 1997. Dans ces deux cas, l’espace librairie a été agrandi et j’étais au coeur de ce qui me passionnait. Ensuite, en 1998, je suis parti créer des Fnac en Pologne, puis le projet a été mis en sommeil. Le marché n’était pas totalement mûr. Puis j’ai repris le distributeur de matériel informatique Surcouf, mais la gouvernance était compliquée. Il y a cinq ans, avec mon épouse Valérie Hanich, qui a été libraire à la Fnac, nous nous sommes interrogés sur nos envies réelles. La Fnac avait beaucoup changé ces dernières années. Nous souhaitions être libraires, indépendants, pour pouvoir faire nos propres choix et être capable de prendre nos propres décisions.
Vous avez conservé l’enseigne Le Failler. Avec le recul, ne le regrettez-vous pas ?
Jacques Le Failler a repris la librairie en 1984. C’est lui qui a transféré cette institution rennaise, fondée en 1925, à son emplacement actuel, rue Saint-Georges, en 2001. J’ai effectivement pensé que c’était une marque qui faisait partie du paysage rennais. Ce que j’avais sous-estimé, c’est que de nombreuses personnes s’étaient détournées de la librairie, pour mille raisons, bonnes ou mauvaises. Nous avions imaginé d’associer une phrase à la marque, qui pourrait devenir le nom de la future librairie. Nous avions fait des listes, mais çà n’a rien donné ! Aujourd’hui, nous avons tellement investi autour de Le Failler, qu’on ne peut plus revenir en arrière. C’est aussi une marque de respect à l’égard du travail réalisé pendant près de 40 ans par mon prédécesseur. Un homme au caractère parfois difficile, mais de grande culture ! Donc, pour répondre à votre question, non, pas de regret !
Çà fonctionne bien ?
Ah oui ! Nous avons reçu 95 auteurs en 2012. Nous avons également un partenariat depuis trois ans avec le Théâtre National de Bretagne : nous y sommes tous les soirs de représentation, avec un stand. Nous avons réalisé 350 interventions hors les murs l’année dernière. Au fond, j’ai coutume de dire que j’ai deux librairies : une librairie physique, rue Saint-Georges, et une librairie nomade que l’on retrouve dans la ville. Ainsi, toute personne intéressée par le livre et la culture va pouvoir croiser la librairie toutes les semaines dans des lieux différents.
Qu’est-ce qui a changé, tout de même, en trois ans ?
Nous sommes toujours une librairie, indépendante, ce qui signifie que nous laissons les choix éditoriaux à nos vingt libraires, en toute liberté. Ce qui est nouveau, c’est notre volonté d’être en connexion avec les acteurs culturels et médiatiques de la ville. Le fait, par exemple, de ne pas avoir de lieu pour organiser des rencontres nous a conduit à nous rapprocher de Ouest-France, qui publie un nombre impressionnant de chroniques de livres ! Cela correspond bien à notre souhait d’ouvrir les portes et les fenêtres de la librairie, en allant vers les lecteurs dans d’autres lieux. Je suis aussi convaincu de l’importance de l’accueil des auteurs, qui viennent à la rencontre de leurs publics.
Pourquoi cette attirance ?
Pour deux raisons : c’est une région qu’on apprécie beaucoup, et nous avons des attaches familiales en Ille-et- Vilaine. Il y avait deux possibilités : Le Failler à Rennes et Coiffard à Nantes. Je suis aller voir les deux. En sortant de chez Coiffard, j’ai trouvé la librairie magnifique, mais je me suis demandé ce que nous pourrions lui apporter de plus. Ici, chez Le Failler, j’ai découvert une librairie avec une âme. J’ai eu un coup de coeur ! Je me suis vu dans la librairie, en me disant qu’il y avait plein de choses à faire. Le lieu est superbe, le fonds est extraordinaire avec près de 80 000 références et 130 000 ouvrages. Mais aussi du potentiel de développement : un rayon bande dessinée inexistant, un espace jeunesse assez faible, un manque d’homogénéité… Nous avons organisé un rendez-vous avec M. le Failler, qui est une personnalité bouillonnante. Durant deux heures, il m’a expliqué toutes les raisons pour lesquelles il ne fallait surtout pas acheter sa librairie ! Il fallait garder le moral ! J’ai pris l’engagement de concevoir le projet avec lui. Il nous a fallu près d’un an pour aboutir, entre avril 2009 et mai 2010.
Avez-vous l’intention de créer votre propre événement, estampillé « Le Failler » ?
Nous sommes déjà à l’origine des rencontres que nous organisons à l’extérieur. Nous essayons de ne pas entrer en concurrence avec les autres programmations, comme celle des Champs Libres, par exemple. Cette coordination permet de jouer la complémentarité. Quant à créer un événement spécifique, ce serait effectivement une ambition importante, mais c’est un travail énorme et il faut savoir rester à sa place ! Nous pouvons apporter à nos partenaires un soutien dans ce que nous savons bien faire. Je prends l’exemple du salon Rue des Livres, à Maurepas. Par sa structure, il est très attachant, dans un quartier dont la population est plutôt éloignée du livre. Nous pouvons les aider en faisant venir les auteurs, ce fut le cas par exemple pour Yann Queffélec … C’est vraiment notre valeur ajoutée. Nous allons maintenant créer un rendez-vous régulier pour faire découvrir un auteur qui n’a pas encore vraiment trouvé son public. On revient aux origines du rôle de libraire. Au départ, au Moyen-âge, le libraire éditait des auteurs et les faisait connaître.
Quels rapports entretenez-vous avec le monde enseignant et étudiant ?
On vous reproche parfois de ne pas être une véritable librairie universitaire… Nous en sommes une, pourtant ! Avec des points forts en philosophie, en psychologie, en médecine, sciences et droit. En histoire, nous avons un petit souci, c’est vrai. Nous avons réorganisé le rayon histoire, qui était auparavant éclaté sur trois niveaux. Et cela a limité l’espace dévolu à la partie universitaire. On a probablement perdu en fonds, et surtout, en visibilité, notamment pour les ouvrages édités aux Presses Universitaires de Rennes. Il faut que l’on isole la partie universitaire de ce rayon, comme nous le faisons pour la littérature.
Quand démarrez-vous, et avec qui ?
La première « Rencontre de talents » – c’est son titre – aura lieu le mardi 15 octobre 2013, à la Bibliothèque Lucien Rose, près du Thabor, avec Daniel Morvan, pour son roman Lucia Antonia, funambule publié chez Zulma. Les éditeurs sont heureux de cette initiative. Nous essayons de ne pas tomber dans le travers de la production littéraire préfabriquée. Nous souhaitons également accompagner des éditeurs exigeants, comme La part commune, à Rennes.
Justement, quelles sont vos relations avec les PUR, sachant qu’elles vendent aussi sur Internet ?
Aujourd’hui, nous sommes le libraire qui a le fonds le plus complet des PUR. Nous entretenons d’excellentes relations avec Pierre Corbel, son responsable, qui passe nous voir chaque semaine. Lui-même reconnaît qu’on ne peut pas proposer l’intégralité du fonds. Il faut établir une sélection parmi leurs 500 titres annuels. Quant à Internet, ce n’est pas le seul éditeur à être présent sur la toile. Je connais bien ce secteur, pour avoir participé à la création du site fnac.com. Il existe une complémentarité et des marges de manoeuvre.
Vous évoquez le numérique. Comment faites-vous coexister ces deux dimensions ?
Pour moi, être libraire, c’est être curieux. Lorsqu’une nouvelle technologie apparaît, qui plus est dans un secteur qui n’en avait pas connu depuis plusieurs siècles, ça vaut le coup de s’y intéresser ! Dès notre arrivée, en mai 2010, notre première décision a été de changer le système informatique et de créer un site internet marchand. L’ancien ne permettait pas aux bibliothécaires de sélectionner leurs livres à partir du site, ce qui nous faisait perdre des marchés. Nous avons aussi souhaité répondre à l’appel d’offres de l’université Rennes 2 qui avait lieu début juin 2010. Nous avons donc créé notre site en travaillant trois jours et trois nuits ! Nous sommes arrivés seconds, mais cela nous a permis d’accélérer.
Que représentent vos ventes en ligne ?
Entre 4,5% et 5% de notre chiffre d’affaires. Cà peut être amélioré. J’ai beaucoup travaillé sur le site les deux premières années, moins ces derniers temps. C’est également un formidable outil pour les professionnels, les bibliothèques. Nous avons 1,2 million de références existantes. Le site est également un moyen de communiquer autour de la librairie, des rencontres.
Et que pensez-vous du livre numérique ?
Son poids reste discret en France : il ne représente que 0,6% du total des livres vendus. On nous a annoncé des milliers de ventes de liseuses, mais le livre numérique ne devrait pas détrôner le livre papier. Notre objectif, c’est d’être à la pointe de ce qui peut se faire pour son développement. Nous avons été sélectionnés parmi les quatre ou cinq librairies qui testent le système de prêt de livres numériques aux bibliothèques (PNB) qui sera généralisé à la fin de l’année. Pour moi, ce sera le véritable départ de ce marché, à partir du moment où les lecteurs pourront emprunter des livres numériques.
Comment y trouvez-vous votre place ?
Nous avons négocié, durant un an et demi, des contrats spécifiques avec tous les éditeurs. Nous avons sur notre site plus de 100 000 références numériques en stock. Je ne peux pas me substituer à Amazon, mais je peux offrir les mêmes services que ce site leader du marché. Ils ont un million de références dans leur base de données, et 150 000 références en stock. Avec 100 000 en stock, nous sommes comparables. A nous de commercialiser cette offre numérique et de faciliter la première connexion, qui reste souvent un frein.
Vous évoquiez tout à l’heure la question des appels d’offres publics. Dans le Mensuel de Rennes de juin, on vous reproche de gagner ces appels d’offres au détriment des petites librairies indépendantes. Que répondez-vous ?
J’ai senti la volonté de créer une polémique inutile entre libraires rennais, et je ne veux pas tomber dans ce piège. C’est l’occasion, au contraire, de se rassembler entre confrères pour essayer de régler certains problèmes. Lorsque vous prenez, par exemple, les appels d’offres des universités Rennes 1 et Rennes 2, vous n’avez aucun libraire rennais retenu. Il y a peut-être quelques chose à faire, à travers des réponses communes. Concernant les appels d’offres, aucun de ceux que nous avons remporté ne l’a été au détriment de petits libraires locaux. Nous avons gagné l’appel d’offres des Champs Libres, c’est vrai, mais il était détenu auparavant par la librairie bordelaise Mollat !
Que représentent aujourd’hui ces marchés publics dans votre activité ?
24% de notre chiffre d’affaires global, contre 21% environ du temps de M. Le Failler.
Que vous inspire la disparition de Virgin ?
C’est une mauvaise nouvelle, car ils faisaient très bien leur travail, autour de Béatrice Le Bras, une très bonne libraire. Il y a un phénomène d’attraction : il est préférable d’avoir des librairies de centre-ville plutôt qu’à la périphérie dans des zones commerciales. Je suis persuadé qu’il y aura une évaporation du chiffre d’affaires réalisé par Virgin, qui ne se retrouvera pas ailleurs.
D’un côté, il ya les petits libraires, de l’autre, les grandes chaînes commerciales. Quel est votre rapport avec ces deux univers commerciaux qui s’opposent ?
Je ne suis pas d’accord avec vous : il y a en réalité deux manières d’aborder le monde du livre. Soit vous avez un schéma de libraire, c’est à dire que le point de départ de votre décision, c’est la passion du livre. On ne devient pas libraire pour faire fortune ! Les chaînes, je les trouve très respectables. Leclerc Cleunay, par exemple, fait très bien son travail, mais fonctionne selon des critères différents, de rentabilité au mètre carré, etc. C’est cela qui nous différencie.
Vous êtes aussi un entrepreneur. Comment s’est passée la greffe avec l’économie locale et régionale ?
On est rarement aussi bien accueilli lorsqu’on arrive dans une région qu’ici à Rennes. C’est important lorsque vous reprenez une entreprise : vous avez des doutes, des questions... La CCI m’a accompagné de manière exceptionnelle, j’ai bénéficié des conseils du Réseau Entreprendre Bretagne. Ici, on ne sent pas seul.
Revenons aux livres. En cette période de rentrée littéraire, quels sont vos coups de coeur ?
Le livre de Sorj Chalandon, Le quatrième mur. Un livre remarquable, touchant et qui ne vous quitte pas. J’ai des frissons lorsque j’y repense. C’est un livre personnel, même si l’auteur s’est bien gardé de mettre un journaliste en scène dans son livre. Ici c’est un homme de théâtre, mais c’est aussi son double. Un ouvrage profondément humain et d’une grande intelligence, qui retrace la complexité de la vie. C’est un livre abouti.
Indépendamment de votre métier, qu’aimez-vous lire ?
La fiction sur la réalité. J’ai adoré le livre de Laurent Binet HHhH. Les désorientés, d’Amin Maalouf. Et Les Lisières, d’Olivier Adam. Un livre qui va loin.
Votre regard sur le paysage culturel rennais ?
J’ai oublié de vous dire que j’ai passé une année à Rennes en 2007, dans le cadre d’un projet professionnel qui n’avait rien à voir avec Le Failler. Ce qui m’avait étonné lors de mon arrivée, c’est la richesse et la place de la culture dans la ville. Il y a par exemple le festival Travelling pour le cinéma, qui trouve son public, comme les programmations des Champs Libres. Il y a ici une grande exigence. Mais ces initiatives ont du mal à se développer. Rennes mériterait un salon du livre du niveau de celui de Saint-Malo, Étonnants Voyageurs. Ici, on sait bien faire éclore, moins faire grandir.
Y a-t-il un rapport au politique qui vous parle ici à Rennes?
Le rôle d’un libraire n’est pas de prendre des positions politiques. Chacun a ses convictions propres. Mais en tant que libraire, il y a des limites. Au delà du politique, il y a des engagements humanistes importants. Dans la période que nous traversons, il faut conserver ces repères. J’ai eu récemment un éditeur au téléphone qui me proposait de faire venir l’auteur de La France orange mécanique. Je crois que c’est la seule fois que j’ai refusé. Cette compilation de faits divers sordides ajoute l’anxiété à la haine. Ce n’est pas un travail efficace, même si c’est un succès de librairie. Il ne faut pas perdre de vue la dimension sociale du métier de libraire.