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Entretien
#30
Dominique Irvoas-Dantec Le voyage en ville
RÉSUMÉ > Dominique Irvoas-Dantec oeuvre pour le tourisme et le patrimoine rennais depuis 1988. Secrétaire générale de la conférence nationale permanente du tourisme urbain, elle milite pour la reconquête patrimoniale des villes. Dans cet entretien, la responsable du tourisme au sein de la nouvelle société publique locale Destination Rennes partage ses convictions et ses coups de coeur. Tout en défendant une certaine idée de la mise en valeur des villes.

PLACE PUBLIQUE : Vous travaillez à Rennes depuis plus de vingt-cinq ans. À quand remonte votre rencontre avec la capitale bretonne ?
DOMINIQUE IRVOAS-DANTEC : Je suis née en 1952 à Paris, j’ai habité une petite partie de mon enfance dans le cinquième arrondissement. Mon père a eu deux vies professionnelles, l’une dans le secteur privé à Paris, et l’autre dans le public comme directeur d’une maison de retraite pour les anciens combattants au Château de la Rigaudière, le foyer Albert Aubry, au Theil-de-Bretagne. Ce château avait été racheté par l’État au dernier locataire du Fort de Brégançon ! C’est un très beau lieu, avec étangs, bois et douves…

C’est de cette enfance que vous vient ce goût pour le patrimoine ?
Sans doute, car j’ai vécu dans cette ambiance. On peut même dire que j’ai grandi dans le patrimoine ! Mais c’est aussi l’époque où je suis arrivée à Rennes pour mes études : j’étais interne au lycée Martenot. Puis j’ai fait hypokhâgne et khâgne au lycée Chateaubriand. J’ai notamment eu comme professeur l’historien Pierre-Yves Heurtin, qui fut adjoint au maire d’Edmond Hervé et qui m’a beaucoup marquée.

Vous pensiez déjà à vous orienter vers les métiers du patrimoine ?
Non, c’était plutôt l’anglais qui m’intéressait à l’époque. Mais je me suis mariée, et nous nous sommes installés à Brest. Avant de quitter Rennes, j’ai repris des études d’histoire de l’art, que j’ai poursuivi ensuite. C’est ce qui explique que j’ai réalisé ma maîtrise et mon DEA sur le territoire finistérien. J’ai inventorié les vitraux des églises et chapelles des 19e et 20e siècles des arrondissements de Brest et de Morlaix. C’était sous l’égide de Denise Delouche et de Roger Barrié. J’ai également participé, sous la conduite de ce dernier et de Denise Dufief, à l’inventaire du cimetière Saint-Martin de Brest.

Ce sont des rencontres qui ont compté pour vous…
Tout à fait ! Dans chaque métier, quel qu’il soit, je crois qu’on a le devoir de former ceux avec qui on travaille, et de les ouvrir à d’autres horizons, même si ce n’est pas facile. C’est ce que j’essaie de faire, à mon tour, avec mes collaborateurs.

Vous avez également enseigné, ce qui est aussi une manière de transmettre.
Oui, Denise Delouche m’avait proposée de donner des cours d’histoire de l’art aux Écoles normales de Quimper et de Saint-Brieuc. Lors de mes travaux sur les vitraux, j’avais mis l’accent sur le lien qui existe entre cet art, la publicité et la politique. L’art du vitrail reflète aussi les mentalités de l’époque. J’ai enseigné les techniques de communication à la faculté des Sciences, des Lettres, à l’école des télécoms, à des étudiants français et étrangers. C’était passionnant de voir les réactions de ces différents publics en fonction de leur culture, salariés d’entreprises en formation continue, jeunes étudiants de l’université, cadres étrangers… Cette diversité apporte beaucoup et aide à ne pas s’enfermer dans un monde clos.

À quelle occasion revenez-vous en poste à Rennes ?
En 1988, j’ai passé le concours d’animateur du patrimoine pour Rennes, poste qui était positionné au sein de l’Office de Tourisme. Il n’est pas si courant qu’un Office se voit déléguer par la Ville l’animation du patrimoine. C’était la volonté du directeur de l’époque, Jean-Bernard Vighetti, et des élus concernés. Deux ans auparavant, en 1986, Rennes avait signé avec le Ministère de la culture la convention lui attribuant ce label de Ville d’art et d’histoire. En 2005, Rennes Métropole devient à son tour Métropole d’art et d’histoire. Le périmètre labellisé est désormais élargi à l’agglomération. J’ai donc débuté à Rennes en tant qu’animatrice du patrimoine, puis adjointe au directeur de l’Office de tourisme. J’ai été nommée directrice en 2004. Depuis le 1er janvier 2014, le périmètre a changé. L’Office de tourisme a intégré la Société publique locale (SPL) Destination Rennes, dont je suis désormais la directrice du tourisme, sous la direction générale de Jean-François Kerroc’h.

On parle beaucoup de tourisme urbain. Dans un article publié dans Place Publique #6, vous écriviez que « le tourisme urbain serait le fait d’un touriste qui ne veut plus être l’idiot du voyage ». Vous confirmez ?
Longtemps, le tourisme, et notamment le tourisme urbain, n’a peut-être pas été suffisamment pris au sérieux. Or on assiste désormais à une meilleure reconnaissance de ce phénomène. Certaines villes pionnières en la matière ont pris conscience que c’était dans l’interdisciplinarité qu’il fallait travailler.

Que voulez-vous dire ?
Le tourisme touche différents secteurs. On pense à l’économie, évidemment ! Mais le tourisme doit aussi pouvoir s’appuyer sur la culture, l’urbanisme, les transports, l’entretien de la ville, tout simplement ! « Le touriste est en droit d’attendre des lieux tenus et entretenus », pour reprendre la formule du professeur Rémy Knafou. La barre est haute ! Pourquoi choisit-on telle destination plutôt qu’une autre ? Un certain nombre d’ingrédients vont emporter la décision de la visite. Les deux leviers sur lesquels s’appuie le tourisme urbain sont d’une part le patrimoine mis en valeur et d’autre part la ville événementielle.

Il y a le côté « carte postale » qui est souvent mis en avant, mais qui est peut-être réducteur…
Encore faut-il que cette carte postale existe, c’est déjà pas mal d’en avoir une ! Cela signifie que ces villes ont des lieux « tenus et entretenus », même s’il ne s’agit que d’une petite partie du territoire. Lorsque nous avons interrogé, dans le cadre de la Conférence nationale permanente du tourisme urbain (CNPTU), les touristes sur leurs motivations, il est apparu que la première chose qu’ils font en arrivant dans une destination, c’est déambuler. La visite d’un monument n’arrive que dans un deuxième temps.

La déambulation, c’est un terme auquel vous tenez beaucoup !
Oui, car on chemine dans une ville, on arpente les rues, les places… Si ce cheminement se déroule de manière agréable, on va en parler. Le bouche-à-oreille, c’est très important, encore plus à l’heure d’Internet et des commentaires sur les réseaux sociaux !

Dans le cas de la métropole rennaise, comment ont évolué ces déambulations ?
En 1988, quatre guides conférenciers accueillaient les touristes. Aujourd’hui, il y en a 18 ! Nous avons beaucoup développé les visites guidées et la pédagogie du patrimoine. C’est aussi notre devoir de former l’oeil des enfants, des scolaires, des étudiants, à la lecture du patrimoine bâti et paysager.

Le touriste n’est pas forcément le lointain, c’est aussi le proche, l’habitant ?
Tout à fait ! L’habitant peut être à un moment donné touriste dans sa propre ville. Lorsque vous déambulez tranquillement, sans être pressé par rien, vous adoptez inconsciemment cette posture. Mais pour en revenir à l’attraction touristique, il ne faut pas perdre de vue que les destinations sont en concurrence. Il est cependant possible de dépasser cette concurrence en jouant la carte de l’itinérance.

C’est-à-dire ?
Inscrire Rennes, par exemple, dans un périple plus long, pas uniquement breton d’ailleurs. Rennes est la capitale de la Bretagne, je préfère cette formule à celle de « porte de la Bretagne ». Nous venons de terminer une étude dans le cadre de la CNPTU, « pour une meilleure connaissance des itinérances touristiques ». Nous avons observé ce qui se passait de Chambord au Mont Saint-Michel, avec 11 points d’étape. Mille personnes ont été interrogées, nous avons analysé les flux et les typologies de touristes, en fonction de leur âge, de leur nationalité…

Qu’a fait apparaître cette étude ?
Elle montre que les circuits varient selon les publics : un touriste néerlandais ne fait pas la même chose que son homologue allemand ! L’étude permet aussi de combattre certaines idées reçues, comme la prééminence d’Internet parmi les sources d’information. Les brochures et le bouche-à-oreille occupent encore une place de choix pour la sélection des destinations. On a souvent tendance à vouloir aller plus vite que la population dans nos réflexions ! Il ne faut pas perdre une partie de la clientèle qui reste attachée aux canaux traditionnels.

À Rennes, où l’on encourage la place du numérique, comment cela se traduit-il ?
Nous avons réalisé il y a deux ans des applications « Mission pas possible » et « Pulp » avec Stéphane Juguet, un spécialiste des profils du city-breaker. La première propose un parcours à réaliser dans la ville avec son smartphone, ponctué de morceaux de musique, en lien avec la culture rock rennaise. Quant à la seconde, Pulp, elle suggère divers itinéraires qui se rapprochent des visites réalisées par les « greeters », ces habitants qui font partager leurs coups de coeur dans des ballades subjectives. C’est une approche complémentaire de celle que nous proposons.

Et vous, quels sont vos coups de coeur personnels ?
Lorsque j’accueille des amis à Rennes, j’aime leur montrer le couturage urbain, cette manière de passer en douceur de la ville médiévale à la ville du 18e siècle. Ce n’est pas abrupt, c’est la marque de l’architecte Gabriel. Une forme de douceur de ville. On le vit au quotidien, sans toujours se poser la question de savoir pourquoi c’est agréable ! On passe doucement des rues médiévales, étroites avec leurs maisons à pans de bois, à la ville solennelle, marquée par le granit et le calcaire, à travers un jeu subtil de placettes… Il y a aussi des points de vue que j’affectionne particulièrement. Notamment au niveau du Contour de la Motte ou du Thabor. Cela fait référence à l’espace paysager, écho à d’autres arbres rencontrés ailleurs.

À Rennes, la carte postale, c’est bien sûr le marché des Lices…
Évidemment, mais c’est bien plus que cela. Ce binôme entre ces 300 producteurs locaux et les chefs est un atout formidable pour la ville, ce sur quoi se fonde notre Festival gourmand.

Les visiteurs qui viennent à Rennes s’attendent à y rencontrer la Bretagne ?
Oui, c’est important. J’ai un jour voulu savoir pourquoi nous avions moins de touristes italiens à Rennes que dans d’autres villes bretonnes. J’ai posé la question à un collègue en charge du tourisme de la province de Turin. Sa réponse fut très claire : « parce que vous êtes une ville française comme une autre ! ». De ce fait, nous avons accentué notre communication vers l’Italie par la promotion des mercredis du Thabor, avec les musiques et danses bretonnes, et en montrant les collections du Musée de Bretagne.

Revenons à l’actualité : en ce moment, les chantiers et les travaux en tous genres se multiplient. Est-ce un handicap pour le tourisme ?
Il y a eu d’autres destinations touristiques en travaux avant Rennes : prenez l’exemple de Bordeaux ! Cette ville a connu un énorme chantier durant de longues années, avec les ravalements, le tracé du tramway, suscitant la grogne des commerçants et des riverains. Mais aujourd’hui, la réussite est incontestablement au rendez- vous. C’est vrai que pour les commerçants, c’est un temps difficile, il leur faut tenir durant les travaux. Mais à l’arrivée, la ville a changé de dimension ! Le touriste, lui, n’est pas trop perturbé par ces travaux. Le couturage rennais, la présence du parc du Thabor en coeur de ville, demeurent des atouts très appréciés par les visiteurs.

Vous arrive-t-il d’être encore surprise par certaines réactions de touristes qui découvrent Rennes ?
Lorsque certains nous disent qu’ils sont étonnés de découvrir une si belle ville, a-t-on bien fait notre travail pour qu’ils ne s’en soient pas rendu compte avant ? Plus sérieusement, il est permis de penser que le futur centre de Congrès va apporter une dimension nouvelle au rayonnement de Rennes, avec une mise en tourisme plus forte.

Vous attendez beaucoup de cette réalisation.
Évidemment ! L’ancien couvent des Jacobins était une verrue dans le coeur historique, du point de vue patrimonial, d’autant plus dérangeante que son emprise au sol est importante. La décision prise par Rennes Métropole de restaurer ce lieu en y accolant une architecture contemporaine est décisive pour attirer les congressistes, mais il faut également d’autres facteurs qui vont s’agréger à cette réalisation. Ils font partie de la mise en tourisme de la ville. On ne peut donc que se réjouir de ce projet !

Pour accueillir les touristes, il faut notamment une capacité hôtelière de qualité. Les projets se multiplient actuellement, notamment dans le haut de gamme. Qu’en pensez-vous ?
C’est important, parce que cela qualifie la ville. Dans ce domaine, la concurrence entre les destinations est forte et Rennes avait sans doute un retard à rattraper en termes d’infrastructures hôtelières.

Vous étiez récemment à Vienne pour promouvoir la destination Rennes, en compagnie de votre collègue de Saint-Malo. Les contacts furent bons ?
Oui, ce type de salon professionnel est intéressant, notamment en direction de la clientèle d’Europe centrale. Il existe une véritable complémentarité entre Saint-Malo, cité corsaire et Rennes, capitale de la Bretagne, depuis quelques années que nous démarchons ensemble, ce qui est pertinent et fait référence au concept d’itinérance évoqué précédemment : les touristes ne visitent pas tous le territoire breton, il y a ceux qui vont des Châteaux de la Loire au Mont Saint Michel, ceux qui descendent de la Normandie vers la côte Atlantique… Nous allons travailler avec ces villes. Le val de Loire, le Mont Saint Michel sont classés au patrimoine mondial de l’Unesco et l’incarnent remarquablement. C’est une marque de qualité essentielle, qui remplace tous les dépliants !

Rennes pourrait-elle être éligible à un tel classement ?
À titre personnel, je pense qu’on aurait intérêt à reprendre la démarche pour faire inscrire le palais du Parlement de Bretagne et la ville de Gabriel au patrimoine mondial. Il y avait eu une première tentative dans les années 1990, mais le Ministère de la culture de l’époque avait préconisé de refaire la place du Parlement.

Ce pourrait être possible de l’obtenir ?
Ce sera difficile, mais cela suppose d’abord de se mettre en mouvement. Nous avons le Parlement de Bretagne (17e siècle), deux places royales, un hôtel de ville dessiné par Gabriel (18e siècle)… Il y a des initiatives très concrètes à prendre en matière d’aménagement urbain pour respecter les critères du classement. La présence d’un conteneur à verre au bas de la place du Parlement n’est pas digne d’une place royale, classée monument historique ! Mais ce problème va être prochainement réglé. Dans le même esprit, le travail d’aménagement des abords des Portes Mordelaises va se poursuivre.

Votre périmètre, c’est la métropole. Comment faire vivre cette destination touristique plus large que le seul centre historique ?
Le côté nature, vélo, randonnée est de plus en plus recherché. Le projet de l’aménagement des berges de la Vilaine va répondre à cette aspiration. C’est un très beau projet, qui nous manquait pour attirer les familles, notamment. Il y a le rapport à l’eau, à la campagne, au ludique… C’est l’un des volets nécessaires pour la mise en tourisme globale de la métropole.

Par rapport à d’autres destinations, connues à travers leurs grands événements (Le voyage à Nantes, la fête de la lumière à Lyon, les Francofolies de La Rochelle…) Rennes paraît un peu en retrait. Est-ce un handicap pour le tourisme ?
Dans le nouveau schéma touristique, était pointée l’idée d’un grand événement. À Rennes, il y a les Transmusicales, les Tombées de la Nuit, mais ce n’est peut-être pas suffisant. En fait, le tourisme urbain s’appuie sur deux leviers essentiels : le patrimoine et sa mise en valeur à travers des lieux tenus et entretenus, et la ville événementielle. Il ne s’agit pas d’opposer ces deux approches, mais de les travailler conjointement, dans la durée. Ce n’est pas toujours facile !

En guise de conclusion, quelle idée de découverte auriez-vous envie de proposer aux touristes et aux Rennais cet été ?
Je les invite à découvrir la scénographie projetée sur la façade du Parlement, tous les soirs à heure fixe. C’est une proposition gratuite, qui permet de découvrir la ville, son patrimoine, son histoire… À ce propos, certains pensent encore que le Parlement ne se visite pas, parce que c’est le siège de la cour d’appel. Or les visites sont possibles et bien organisées : c’est vraiment une superbe découverte ! De même, les mercredis du Thabor, dans le kiosque admirablement restauré dans les règles de l’art, méritent aussi le détour ! Vous le voyez, il s’agit moins de lieux atypiques que de lieux d’excellence qui existent par chance sur notre territoire, oubliés ou méconnus parfois.