En avril 1941, le Frontstalag de Rennes ne comptait que 215 Français à côté de 5 322 prisonniers maghrébins et africains. Parmi ces Français, figurait un certain Emmanuel Levinas, âgé de 35 ans, natif de Lituanie mais naturalisé depuis dix ans. Cherchez l’erreur ! La présence du philosophe est d’autant plus étrange qu’il lui restera encore un an avant d’être envoyé (en juin 1942) vers sa destination « normale », c’est-àdire dans un stalag allemand, en l’occurrence celui de Fallingbostel, entre Brême et Hanovre.
On peut penser que les Allemands tergiversaient pour « caser » ce Levinas à l’identité un peu floue : Français certes, mais de fraîche date, et surtout juif et Lituanien d’origine. D’où ce délai de deux ans pour statuer sur son sort, sachant que, prisonnier de guerre appartenant à l’armée française, il bénéficie de la convention de Genève et donc ne connaît pas la terrible déportation qui fut le destin des juifs « civils ». Il n’empêche qu’en tant que juif, Levinas va subir en Allemagne un sort particulier puisque dans ce Stalag XI-B qui abritait 32 000 prisonniers, il fit partie des 70 soldats juifs regroupés dans deux baraques à part, composant un commando spécial de bûcherons conduits chaque jour en forêt pour y couper le bois.
À Rennes, tout a commencé le 18 juin 1940. Ce jour-là, la Wehrmarcht envahit la ville quelques heures après un largage de bombes meurtrier autour de la gare de triage. Les jours et semaines suivants, la ville connaît un tumultueux mouvement de foule. Des masses de réfugiés, jusqu’à 140 000, affluent du Nord et de la Belgique. Arrivent aussi sous escorte 30 000 prisonniers de guerre français parqués notamment à la caserne Margueritte en attendant leur départ pour l’Allemagne.
Le soldat Levinas fait partie du lot. Né en Lituanie2, il est arrivé en France à l’âge de 17 ans pour étudier la philosophie à l’université de Strasbourg. Disciple de Husserl et de Heidegger dont il suit les cours à Fribourg à la fin des années vingt, il obtient son doctorat en 1930 à Strasbourg avec une thèse consacrée à la Théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl.
Deux ans plus tard, dès sa naturalisation acquise, il effectue son service militaire et obtient par concours le titre d’interprète-stagiaire, grade assimilé à celui d’adjudant. Il est mobilisé fin août 1939 comme traducteur pour le russe et affecté en mai 1940 au 2e bureau de l’État-major de la 10e Armée stationné dans la Somme. Et le voici, comme des milliers d’autres, prisonnier à Rennes.
Dans un des manuscrits publiés en 20133, ébauche d’un roman appelé Éros et parfois Triste opulence, Levinas raconte cette scène « rennaise » de juin 40 : « Enfin la captivité semblait commencer. Quelqu’un a donné l’ordre de rejoindre les camps de travailleurs civils qui se trouvaient à l’autre bout de la ville. Des sentinelles accompagnaient la théorie des prisonniers. Il faisait chaud et les Bretons se massaient le long des trottoirs pour suivre le cortège, offraient à boire frais aux soldats qui se sentaient brusquement à moitié héros et à moitié victimes. »
Cette évocation est complétée par deux scènes, sans doute vécues, qui dessinent deux portraits contrastés de prisonniers. Dans un cas, un captif « complètement enivré par la fin de toutes les passions individuelles », propose à son voisin de marche de lui porter son lourd bagage. « Prends sur toi la souffrance des autres, se répète-t-il. Cette captivité sera magnifique, faite de ces nobles sentiments. »
À l’inverse dans le deuxième cas, on assiste à une querelle éclatant entre prisonniers du cru et prisonniers venus d’ailleurs pour récupérer quelques boîtes de conserve. Les premiers, note Levinas, « passaient tout leur temps à nourrir de la famille à Rennes et, sous le prétexte de priver les Allemands de leur prise de guerre, récupéraient à titre personnel tout ce qui était accumulé de matériel français, de chaussure, de veste, de conserve, de pelles, de pioches, de graisse à chaussure chez eux. Rien n’était de trop. Tout pouvait servir un jour. Cette frénésie de posséder, cette facilité de posséder comme sur les routes au milieu de la débâcle… »
Dans le même embryon de roman inspiré directement par la guerre se trouve une scène clef. Il s’agit d’un rêve traduisant en une image saisissante l’effondrement de la France. Ce rêve récurrent, le héros l’a eu à Alençon puis à nouveau « la nuit suivante à Rennes », le lendemain de l’appel du 18 juin, suggère Levinas. Dans un opulent château abandonné en proie aux pilleurs abreuvés de champagne, les draperies murales soudain s’affaissent. « Derrière les boiseries magnifiques apparaissaient des choses en carton et en stuc, des murs nus, de vilaines portes faites de planches clouées grossièrement, des baquets de linge sale, des grabats couverts de literie usée, des matelas troués. La salle magnifique et resplendissante tout à l’heure (…) se transforma en vaste taudis. Et puis un froid impitoyable arrivé par une bise qui entrait à travers les carreaux cassés… »
Ainsi le philosophe traduit-il « la fin d’un monde, son achèvement radical au profit d’une nudité sans nom », commente le chercheur Rodolphe Calin, éditeur des Carnets de captivité. « Plus Français que Français », Levinas fut totalement surpris et effondré par la chute soudaine de la France, son pays.
Passés ces jours catastrophiques de juin qu’advient-il de Levinas à Rennes ? Nous en savons peu. Ceci pour deux raisons. La première tient au fait que la réalité des Frontstalags reste aujourd’hui encore mal connue. La seconde tient à la discrétion du philosophe lui-même sur cette période de sa vie.
Rappelons que les Frontstalags étaient installés sur le territoire français pour détenir les soldats issus de l’empire colonial français (africains, maghrébins, indochinois, antillais), car Hitler, par racisme ne voulait pas les voir en Allemagne. Ils furent 80 000 « indigènes » à subir ce sort. Les camps étaient répartis un peu partout en France mais surtout dans l’Ouest, particulièrement à Rennes où le « Frontstalag 133 » accueillait environ 5 000 prisonniers (12 000 si l’on cumule les quatre années de guerre) dispersés dans plusieurs camps ou casernes. L’été 40 fut une saison de chassé-croisé : les soldats français furent peu à peu évacués en Allemagne, tandis que les « indigènes », dont certains dans un premier temps étaient détenus outre-Rhin, furent rapatriés dans les Frontstalags.
Sur la vie de ces camps aucun prisonnier africain n’a laissé de mémoires écrits. Il a fallu attendre le travail pionnier d’Armelle Mabon, une historienne de Lorient, et la publication en 2010 de son livre Prisonniers de guerre « indigènes »5 pour que l’oubli des Frontstalags commence à être réparé. On sait que ces soldats captifs n’étaient pas trop mal traités, même s’ils eurent à souffrir de la faim et que les maladies telles que la tuberculose étaient fréquentes. Chaque jour ils partaient au travail, dans des fermes, dans des entreprises ou bien au service des communes. En Ille-et-Vilaine, 89 détachements – les Arbeitkommandos – comptant entre 10 et 100 prisonniers sont ainsi à la tâche, logés le soir dans des camps éphémères. Ces hommes sont gardés par des sentinelles allemandes puis à partir de 1942 par des fonctionnaires français. Une solidarité se forme autour des prisonniers, en particulier à Rennes : des marraines de guerre veillent à transmettre des colis, à écrire des courriers, il y a des rencontres et même des amours.
Revenons à Emmanuel Levinas. Travaillait-il ? Avait-il un rôle de cadre ou d’homme de confiance, rôle que les Allemands affectaient aux sous-officiers français ? Partageait-il le dortoir de ses compagnons ou avait-il un régime à part ? Impossible de répondre à ces questions. Le philosophe n’a rien raconté. Les lettres adressées à son épouse Raïssa (restée à Paris avec leur fille Simone née en 1935) sont muettes à ce sujet. « Dans cette correspondance, Levinas s’attache surtout à rassurer sa femme, du genre « ne t’inquiète pas, tout va bien ». Il faut dire que ces lettres étaient ouvertes par les autorités, cela obligeait leur auteur à être prudent », indique Rodolphe Calin qui a eu accès à cette correspondance mise en dépôt, mais en partie seulement, à l’Imec à Caen (Institut Mémoire de l’Édition Contemporaine). « Au départ, avec Catherine Chalier qui a édité les Carnets avec moi, notre intention était de publier les lettres, mais devant leur contenu évasif et leur peu d’intérêt nous avons renoncé ».
Même « blanc » du côté de la transmission orale. Michaël Levinas6, le fils d’Emmanuel, nous confie : « Mon père parlait très peu de ce séjour rennais, parfois des anecdotes. J’ignorais même qu’il était détenu avec des Africains. Je me souviens de la photo d’un baraquement sur pilotis. Il disait aussi que des gens l’aidaient, par exemple un certain Monsieur God. Il a essayé de le recontacter après-guerre, mais sans résultat. » Michaël Levinas a aussi l’impression que sa mère, Raïssa, séjournait parfois à Rennes durant la détention de son mari.
Le 13 octobre 1940, Mme Levinas écrit au président de la commission de révision des naturalisations pour plaider la cause de son mari7. En effet, elle a la hantise, justifiée ou non, que sa nationalité française soit contestée par Vichy, ce qui serait injuste, dit-elle, pour un homme qui « a toujours eu le souci de se rendre digne » de « sa qualité de Français ». Dans cette lettre, elle indique que Levinas est à cette date « prisonnier de guerre au camp de la Marne à Rennes ».
Cette lettre ainsi que celles consultées par Rodolphe Calin ont permis de reconstituer une chronologie. Le philosophe arrive à Rennes le 19 juin 1940 et est sans doute détenu dans un premier temps au camp Margueritte. À partir d’octobre, date de création du Frontstalag 133, il rejoint le camp de la Marne où il séjourne jusqu’en janvier 1941. De janvier à avril 1941, il est détenu à Laval (Frontstalag 142). Puis d’avril à décembre 1941, il revient au stalag de Rennes. De décembre 1941 à mars 1942, il retourne à Laval. Puis il est à nouveau détenu à Rennes jusqu’en avril 1942. C’est alors qu’il est transféré au Frontstalag de Vesoul pour deux mois avant de partir en juin pour le stalag XI-B en Allemagne. Ce drôle de va-et-vient manifeste la valsehésitation des autorités à l’égard du « cas » Levinas.
Si la correspondance du philosophe laisse inassouvi notre désir de connaître la vie du Frontstalag de Rennes, ses Carnets de captivité ne nous renseignent pas davantage tant ils sont lacunaires. Ces carnets de petit format, retrouvés après sa mort en 1995 dans une enveloppe portant la mention « carnets de captivité, 1940-1945 » sont au nombre de neuf. Écrits au crayon à papier, d’une graphie illisible et parfois « repassée à la plume », ils contiennent des courts fragments, des réflexions philosophiques, des notes de lecture ou bien préparatoires au roman à venir, mais en aucun cas un récit au jour le jour ni une description de l’environnement de l’auteur. Levinas « n’entend pas faire le récit objectif » de sa situation. D’emblée il veut « en écrire le roman », estime Rodolphe Calin. C’est pourquoi « la dure réalité de la captivité » y est « tenue à distance, déréalisée. »
Rennes est d’autant moins présent que le carnet n° 1 ne couvre que la « Drôle de guerre » tandis que le carnet suivant, le n° 2, mentionne d’entrée : « Laval 1942 », Laval où Levinas fut de janvier à mars de cette année-là. Quelques pages plus loin on enchaîne sur « Vesoul » dont la séquence se clôt par une note où Levinas semble tirer les leçons de ses presque deux années de Frontstalag, de « toute cette captivité, avec les longs loisirs qu’elle a procurés, les lectures qu’on n’aurait jamais faites ». Dans le camp, chacun découvre que dans sa vie « il y avait beaucoup de choses superflues dans les relations, dans la nourriture, dans les occupations. La vie normale pourrait donc elle-même être organisée autrement. » Ces propos rejoignent la conclusion d’un texte écrit au retour du Stalag, intitulé « Captivité » : « Nous avons appris la différence entre avoir et être. Nous avons appris le peu d’espace et le peu de choses qu’il faut pour vivre. Nous avons appris la liberté ».
En a-t-on fini avec Rennes ? Non. Car à la fin du carnet n° 2, Levinas a gribouillé les noms et adresses d’une cinquantaine de personnes. On y trouve douze Rennais et Rennaises. Ce sont des correspondants, des donateurs (de colis), des gens qui l’ont aidé ou susceptibles de lui porter secours. Avec la distance, ces patronymes diffusent une poésie du mystère à la manière d’un roman de Modiano. Qui était donc Max Dorat, de Bain-de-Bretagne ? Qui était Frédéric Haas, 6 rue de Paris à Rennes ? Qui était Serge God (cité plus haut) ? Qui était le docteur Gilbert Fourès, hôtel Continental, 1 rue d’Orléans ? Du moins, trouve-t-on quelques noms connus : comme celui de Louise Sirjacq (la grand-mère du libraire actuel du Forum du livre, nous confirme ce dernier) ou celui de Madame Jan, 10 avenue Barthou. Épouse du rédacteur en chef de L’Ouest-Éclair, Céline Jan fut une héroïne pour les prisonniers du Frontstalag. Assistante sociale au Devoir national, elle les aidait, les soignait et parfois les faisait évader.
Avant de quitter Levinas, une dernière histoire rennaise. Une phrase. Elle figure dans le carnet n° 3 rédigé plus tard en Allemagne. « La scène à Rennes – débâcle –, la jeune fille à laquelle on tient dans un abri des propos tristes, mais à laquelle on prend la main. » La même scène se retrouve, plus intense, dans son roman inachevé Éros : « Jules descendit à l’abri à l’apparition de quelques avions prétendument ennemis. Il était à côté d’une lycéenne dans un coin perdu de la tranchée et sentit une joie renaître en lui, le désir sans ambiguïté, sans pathétique, simple comme la pureté. »
Pour Rodolphe Calin, ce fragment autobiographique témoigne de la « recherche de notations sensibles » à laquelle le philosophe se voue durant cette période, considérant que le roman seul est apte à « communiquer le mystère », qu’il est « la seule voie possible pour que le soi sorte de soi », selon les mots du philosophe Jean- Luc Nancy8.
Pourtant Levinas échoue. Échoue à mener un récit. Rentré de captivité, il laissera tomber le roman ainsi que toute tentative littéraire. Il se vouera entièrement à la philosophie, publiant en 1947 De l’existence à l’existant, un essai nourri de ces longues années de guerre. Quatorze ans plus tard, il publie Totalité et infini, essai sur l’extériorité, son oeuvre majeure qui lui apporte une notoriété définitive.