C’est en 1986 que l’on découvrit Julian Barnes en France grâce à son célèbre Perroquet de Flaubert, roman-enquête autour de la bestiole empaillée que l’« ermite de Croisset » avait pris pour modèle pour sa nouvelle Un coeur simple. Le prix Médicis obtenu alors allait inaugurer pour le Britannique francophile un succès jamais démenti. Né en 1946, Barnes, universitaire et linguiste, collabora au dictionnaire d’Oxford avant de devenir journaliste littéraire. Après son Perroquet, il remporta ici le prix Femina étranger en 1992 pour son Love etc., roman qui devint un film. Suivirent Le porc-épic, England, England, Dix ans après, Arthur et George, sans oublier Une fille, qui danse paru il y a deux ans. Barnes est aussi l’auteur de quatre romans policiers sous le pseudonyme Dan Kavanagh, nom de son épouse. Enfin, on lui doit des nouvelles ainsi que plusieurs essais dont Un homme dans sa cuisine et Rien à craindre. En ce mois de janvier 2015, un nouveau livre de ses chroniques intitulé Par la fenêtre sort au Mercure de France.
Quelque chose à déclarer dont le titre fleure bon le temps des frontières et des douanes est un recueil de chroniques entièrement dédié à l’Outre-Manche du citoyen anglais, à savoir la France. Paru en 2004 au Mercure de France, le livre rempli d’humour british moque nos moeurs « franchouillardes » et nous procure une sorte de ravissement masochiste. D’autant plus que son récit est une manière pour Barnes de déclarer pudiquement sa flamme. La France, Barnes l’a connue tout enfant quand ses parents, professeurs de français, y venaient avec lui pour les vacances. Il raconte comment, un demi-siècle plus tard, il lui échut de venir disperser leurs cendres sur cette terre de France chérie. En dix-sept chapitres, Barnes donne toute la mesure de sa subtilité et de la variété de ses centres d’intérêt : qu’il s’agisse de parler de sport, notamment de la mort de Tom Simpson dans le Tour de France, de l’horrible vinaigrette et du rosbif que le Français sert saignant, de la peinture de Gustave Courbet, de la chanson française, du cinéma de Godard et de Truffaut ou encore de notre littérature du 19e siècle, objet d’une constante adoration, qu’elle porte le nom de George Sand, de Baudelaire ou de Mallarmé. Et par-dessus tout du cher Gustave Flaubert, cet amour de jeunesse auquel Barnes refuse d’être un jour infidèle : cela donne ici des magnifiques pages sur l’amitié entre Flaubert et Tourguéniev, ou encore sur Justin, personnage minuscule et dérisoire de Madame Bovary.
« Beaucoup de ces chanteurs que j’écoutais [Brel et Brassens] exprimaient un vibrant anticléricalisme : mais l’indulgent Père Fleury qui occupait la “cellule” voisine de la mienne ne se plaignait de l’intensité sonore de ces discours profanes que lorsqu’il était en train de confesser un élève. »
« La plupart des prêtres traitaient mon athéisme – comme ma nationalité, mes cheveux longs et mon austérité à l’égard du vin – comme quelque chose de foncièrement étrange mais tolérable. »
« Le professeur de physique, le Père Daumer, un homme glabre et charnu, aux hanches lourdes qu’on ne voyait jamais sans sa soutane (…) se montrait lui aussi moralement préoccupé à mon sujet. Il me prit à part pour m’expliquer que certains des mots que j’entendais pendant les repas, à mon bout de table au réfectoire, étaient vulgaires et ne devaient pas être répétés dans une conversation polie. »
« C’est au collège Saint-Martin de Rennes que je vis mon premier cadavre : celui du père R., un jeune prêtre qui avait succombé à une maladie impie. Il reposait dans une pièce attenante au hall d’entrée du bâtiment principal, et les garçons étaient encouragés à aller lui rendre un dernier hommage et prier pour son âme (…) Dans ma chambre à l’étage, j’écoutais Brel évoquer ironiquement sa propre mort dans Tango funèbre et Le Moribond. »
« J’ai passé l’année scolaire 1966-1967 en tant que “lecteur d’anglais” (le terme légèrement plus chic pour assistant) au collège Saint-Martin de Rennes. Ma tâche consistait à enseigner à mes élèves la “conversation et civilisation anglaise”, ce qui revenait en fait à imaginer diverses stratégies pour qu’ils se tiennent tranquilles et éviter ainsi l’irruption du surveillant général, un vétéran de la guerre d’Algérie qui me terrifiait encore plus qu’il ne les terrifiait. »
Julian Barnes consacre le chapitre 2 de Quelque chose à déclarer à son séjour rennais en tant qu’assistant d’anglais au collège Saint-Martin. Le chapitre s’ouvre sur la reproduction de cette célèbre photo de Brel, Brassens et Ferré assis à une même table devant micros et demis de bière. De cette année scolaire 1966-1967, l’écrivain ne retient qu’une chose : son initiation fervente à la chanson française. Peu friand de la pop anglaise, du yé-yé français et de « l’obsédante rengaine » du Procol Harum, le jeune anglais s’enivre de Brassens, Vian, Reggiani, Ferré, Chelon, Barbara ou encore du « prometteur débutant rennais Jacques Bertin ». Ce qui nous donne droit à une exégèse narquoise de l’oeuvre de ces hérauts de la chanson à texte, avec une certaine inclination pour les messages anars de Ferré et de Brassens. Barnes raconte aussi le récital de Jacques Brel à Rennes, « une soirée très chaude, surtout là-haut, au balcon », avant que le chanteur ne fasse son apparition sur scène « peu avant minuit ». Avec bientôt « la célèbre sueur » coulant « sur le visage familier aux traits chevalins ».
Si Saint-Martin se résume à une musique marquante, Barnes n’oublie pas les ecclésiastiques du collège. Ainsi évoque-t-il le père Marais, « un des prêtres les plus ironiques et impétueux », le père de Goësbriand « issu d’une famille aristocratique bretonne et souvent taquiné pour avoir reçu une balle dans la fesse gauche », le père Daumer, cinéphile acharné, décrit en « homme glabre et charnu », le père Le Mauff « un passionné de foot », le père Turpin, « un jeune enthousiaste qui prônait le « dialogue » avec les élèves »….