Les smart cities sont à la mode et leur avènement apparaît aujourd’hui sinon comme irréversible, tout au moins comme un scénario crédible - et pour certains désirable - dans les prospectives sur l’avenir des villes. Les promesses ou spéculations associées sont radieuses voire grandioses et les récits socio-techniques anticipent des villes intelligentes plus efficaces, plus démocratiques et plus vertueuses en matière d’environnement.
S’il est hasardeux d’adhérer sans réserve à ces prédictions, on doit admettre que les mutations urbaines liées à la montée et au déferlement des technologies numériques sont profondes. Avec plus de précision, des ruptures importantes ont affecté les attitudes sociales et les modes de vie dans un contexte où les usages de l’Internet et de la téléphonie mobile se sont généralisés et massifiés. La condition humaine est devenue la condition de connexion permanente1 ! Plus encore, les récents développements du « quantified self », démarche d’évaluation et de mesure de soi via des algorithmes de traitement de données issus de nos actions – et sentiments – témoigne du « saut anthropologique » qu’est susceptible de produire l’usage du numérique dans nos vie privées. Ces tendances soulèvent divers enjeux politiques et moraux liés à l’essor de la société de l’information mais interrogent aussi leurs impacts sur la forme physique de la ville et sur l’architecture. à cet égard, les mutations ont-elles été aussi profondes ? La ville numérique est-elle marquée par des formes inédites et émergentes permettant d’individualiser certains types d’espaces urbains ou d’architecture en rupture avec ceux qui pré-éxistaient ? L’informatique ambiante qui « s’incruste » de plus en plus dans l’environnement urbain modifie-t-elle la morphologie des villes, des îlots et des quartiers ? Cela remet-il en cause les démarches en matière de design urbain et de projet d’architecture ?
L’avenir de la mobilité ne dépend plus d’une fuite en avant dans la construction d’infrastructures physiques de transport, routes, voies ferrées, lignes de métro et de tramway et tutti quanti, mais d’une gestion correcte et rationalisée de l’information ! En d’autres termes, le futur du transport urbain ou métropolitain repose autant aujourd’hui sur l’usage du smartphone pour accéder en temps réel aux bonnes informations sur les services de mobilité que sur l’extension et l’amélioration du réseau routier ou ferré. Ce jugement peut paraître étrange dans un contexte de montée ininterrompue de la congestion, tous modes de transport confondus. Néanmoins, il rassemble de nombreux diagnostics et avis de spécialistes pour qui les smart cities s’articulent avant tout aujourd’hui et s’articuleront encore plus demain sur des « soft insfrastructures ».
Les infrastructures molles par lesquelles transitent ces flux sont devenues aussi vitales que les autres réseaux urbains véhiculant des fluides, des flux de biens et de personnes et de l’énergie. Elles doivent faire l’objet de démarches de design aussi précautionneuses et rationalisées que celles appliquées aux autres réseaux urbains. Mais ont-elles le même effet structurant sur la forme de la ville que les infrastructures physiques ? à bien y regarder, cela paraît douteux et la révolution numérique reste pour une bonne part invisible. Elle est loin d’imprimer la même empreinte sur le paysage urbain que sur les pratiques sociales et les modes de vie. De fait, l’essor des smart cities dépend plutôt de l’avènement de smart citizens que celui d’une ville dont la morphologie et l’aspect physique seraient façonnés par la montée des communications électroniques.
Disons-le à nouveau, la ville numérique peine à s’objectiver géographiquement. Il faut admettre que cette dernière se révèle davantage à travers la figure de l’homo numericus, incarnation fantasmée ou sublimée du citoyen, de l’usager ou du consommateur intelligent. Selon certains auteurs, l’usage du numérique a pour principal effet d’accroître les « capitaux spatiaux » des citadins, c’est-à-dire surtout de leur faciliter l’accès aux ressources de la ville. Contrairement à l’adage du poète, cette dernière change moins vite que le coeur d’un mortel. La forme suit la fonction ou la finance pour reprendre des formules connues, mais pas les technologies numériques ! Au risque de provoquer, on pourrait dire que la révolution numérique réside plus dans une révolution cognitive affectant l’individu que dans une mutation physique de l’environnement urbain.
Cette ambivalence du numérique, tout à la fois envahissant mais peu perceptible et matérialisé dans l’espace physique surprend. Une technologie omniprésente mais presque insensible dans la ville et dans l’architecture déconcerte. Ce paradoxe mérite toutefois d’être éclairé car selon certains experts, il renvoie à un enjeu démocratique de premier plan dans une société urbaine où l’informatique ambiante connait une progression continue. à l’heure actuelle, il faut voir que « représenter ou objectiver le numérique, c’est prendre conscience de l’hybridation constante entre le numérique et le physique»
S’il est exact que dans les villes, et singulièrement dans l’espace public, un monde virtuel composé d’informations digitales se superpose désormais au monde réel, cette articulation s’exprime de façon variée et avec plus ou moins de visibilité ou d’acuité visuelle. à ce titre, une typologie faisant apparaitre différents degrés de visibilité urbaine du numérique a été esquissée2.
On distingue, en premier, les dispositifs automatisés produisant et faisant circuler les données et informations sur le « métabolisme urbain ». Ces systèmes comprennent, entre autres, des composants électroniques (capteurs, sensors, puces RFID…) permettant de suivre en temps réel le fonctionnement des réseaux urbains et l’exploitation des services associés. Ils visent à garantir leur « monitoring » et leur régulation. Ces dispositifs, éléments clés du fonctionnement de la smart city, sont dans la plupart des cas invisibles, inconnus du grand public. Ils symbolisent la face urbaine d’une informatique ubiquitaire, dorénavant partie intégrante de l’infrastructure informationnelle des villes.
En second lieu, les interfaces numériques visibles ont proliféré ces dernières années dans les villes, en particulier celles qui se sont lancées dans des politiques numériques volontaristes. Il s’agit majoritairement d’écrans et de systèmes d’affichages numériques disposés dans les lieux publics. Incorporés souvent dans le mobilier urbain et connectés à divers serveurs d’informations, ils jouent un rôle d’espaces de communication dynamiques et interactifs qui fournissent une large gamme d’informations notamment sur des services de proximité et de transport sur des évènements de toutes sortes liés à l’offre de loisirs ou à la vie citoyenne.
Enfin, il faut ajouter à ces deux catégories toutes les traces, annotations, commentaires et autre tags virtuels et géo-localisés disponibles sur les réseaux de communication, en particulier sur le Web social mais aussi sur des sites dédiés et qui constituent un flux hétéroclite d’informations se prêtant à la caractérisation, à la qualification des lieux. Il s’agit ici d’une couche virtuelle qui se superpose à la réalité physique mais qui dévoile le paradoxe de l’ancrage hyperlocal du numérique. Ce dernier renforce le rôle de la proximité. Certes, Internet est planétaire mais son usage est avant tout très enraciné géographiquement. Richard Florida en personne, le fameux inventeur de la « creative class » le reconnait : Internet renforce la valeur des lieux au lieu de les éliminer3.
Ce tableau typologique de la visibilité de la ville numérique est loin d’être exhaustif. Il conviendrait de lui additionner toutes les expressions de l’art numérique, domaine créatif bouillonnant et en expansion, qui constitue dorénavant un volet essentiel de « l’imageabilité » du numérique dans l’espace urbain.
Néanmoins, ce gradient d’imageabilité, comme dirait Kevin Lynch, soulève des enjeux émergents de citoyenneté importants et interroge plus largement les rôles et fonctions des systèmes socio-techniques dans les processus de gouvernance et de démocratie urbaine. Au vu de la typologie présentée, en effet, on peut esquisser schématiquement plusieurs avenirs possibles pour le devenir de la ville connectée.
Une première renvoie à une ville purement fonctionnelle reposant sur les technologies informatiques en réseau permettant de gérer et de réguler le métabolisme urbain4. Invisible et contrôlée par les experts et techniciens opérant dans les « back offices », cette figure renvoie à un projet sinon « scientiste », tout au moins essentiellement gestionnaire, visant à optimiser le fonctionnement de la cité.
Même s’il se distingue par une certaine naïveté, ce scénario est courant dans les représentations « commerciales » et emblématiques de la smart city, à l’image des projets de Songdo (Corée du Sud), ou de Masdar, près d’Abou Dhabi. Il est pourfendu par des observateurs qui redoutent ses dérives technocratiques et réclament une transparence pouvant se prêter à des délibérations citoyennes. Selon eux, l’approche « top down » de l’informatique urbaine entraîne une polarisation des leviers décisionnels dans un nombre restreint de centres de commande et de supervision. à l’évidence, cette concentration renforce les risques de surveillance et de manipulation des citoyens. On doit redire qu’un tel processus nourrit le fantasme d’un contrôle absolu du fonctionnement de la cité. Cela conduit à un cul de sac et préfigure la naissance d’un pouvoir doux, invisible et tutélaire, version hypermoderne du pouvoir démocratique dont Tocqueville décrivait l’ascension dans De la démocratie en Amérique.
À l’opposé, une autre figure idéale émerge, fondée sur un modèle participatif et décentralisé favorable à la création de forums d’échanges et de discussions, de plates-formes citoyennes et collaboratives régies selon des règles de mise en commun, de partage d’informations en ligne, souvent géo-localisées. Ainsi, le Web collaboratif, open source ou 2.0, se distingue par une série de médias donnant accès à des services et autres aménités qui concourent à l’animation et à la vie de la cité. Il existe une « corne d’abondance » de l’usage décentralisé et mutualisé des réseaux de communication, modèle d’un Internet originaire et idéalisé tournant le dos aux stratégies et manoeuvres des géants des médias et des télécommunications. On peut rêver d’un « digital divide » réparti équitablement. Cette vision renvoie à des représentations harmonieuses d’une société locale ou de quartiers fondés sur des principes de coopération, d’interactions mutuellement bénéficiaires et de partage, amicaux envers la nature et l’environnement. Un éden voire un jardin des délices où les technologies numériques renforcent les capacités d’échanges réciproques et d’auto-organisation.
Un bref tour d’horizon des principaux espoirs et limites de la ville numérique doit aussi prendre en compte les nouvelles relations qui s’instaurent entre l’individu et le nouvel environnement sociotechnique dans lequel il vit et évolue. Le sujet de la ville numérique, l’homo numericus, éprouve de nouvelles expériences urbaines. Si ses connexions tous azimuts accentuent son « individualisme en réseau », allègent ses liens forts au profit des liens faibles, libère ses subjectivités et constituent un des ressorts possibles de son émancipation, l’homo numericus expérimente aussi un nouvel espace-temps. Il est simultanément dans l’espace physique et dans celui des réseaux.
À l’origine l’ordinateur était un prolongement de la mémoire. Il incarne également aujourd’hui, conjugué aux autres assistants numériques, une extension des sens. De fait, le citoyen connecté est immergé dans un paysage urbain qu’il teste et explore sensiblement. Ainsi, le thème de la « ville sensible » a connu un essor ces dernières années et il invite à requestionner, à revisiter l’urbanité sous l’angle d’une expérience ou d’une pluralité d’épreuves sensorielles. Cette approche entend tourner le dos à une vision hyper-rationaliste de la ville et de l’architecture pour réhabiliter une approche sensuelle de l’environnement urbain à travers les bruits, l’odorat, le toucher et de nouvelles facultés visuelles. Les assistants numériques, smartphones, tablettes et bientôt lunettes Google et autres dispositifs intégrés dans nos vêtements, voire dans nos corps démultiplient, et démultiplieront encore plus demain, les facultés de la perception et de l’usage des lieux, des bâtiments, du paysage urbain. Les nouvelles Les nouvelles interactions entre ce « corps humain augmenté » et la ville peuvent générer sinon de nouvelles urbanités tout au moins des expériences inédites de l’espace-temps. interactions entre ce « corps humain augmenté » et la ville peuvent générer sinon de nouvelles urbanités tout au moins des expériences inédites de l’espace-temps.
Ces facultés nouvelles de l’homme urbain connecté dévoilent un attribut de la ville numérique qui devrait s’amplifier dans les prochaines années. En effet, le paysage architectural et urbain devrait obéir de plus en plus à une logique fondée sur la génération de sensations, d’affects et d’émotions. L’architecture et le design urbain producteurs d’émotions ? Il s’agit là d’un fondement, d’une ambition séculaire des arts de l’espace. Cette permanence connait une actualisation avec la montée en puissance d’une architecture spectaculaire destinée à produire un effet de « sidération », comme dirait Jean Baudrillard, et visant à affirmer la modernité, l’excellence technologique ou le rayonnement international d’une ville ou d’un quartier.
À côté de cette architecture iconique, on peut dire que le mainstream de l’architecture « ordinaire » devrait céder aussi à cette pente. Une telle tendance amplifie le rôle de l’architecture comme productrice d’évènements, de situations urbaines que les usagers ou habitants sont invités à vivre intensément. Ce désir d’instantanéité, de jouissance du moment présent entre en résonnance avec cette passion de l’accès en temps réel aux différents sites et plates-formes du Web qui anime l’homme connecté. Elle fait écho aussi à l’essor des flashmobs qui symbolisent par excellence une quête de rassemblement ponctuel, précaire et spontané dans un lieu. à cet égard, une nouvelle démarche issue de cette culture et nommée la « pop architecture » consacre cette mode d’une architecture éphémère et « situationniste » destinée à générer des ambiances urbaines émergentes et singulières ainsi que des événements.
On le voit, cette approche se tient à distance des grands questionnements politiques, ontologiques et esthétiques qui ont nourri les ressorts des courants «classiques ou traditionnels de l’architecture ». Elle consacre le règne d’un individualisme - même s’il est en réseau – inhérent à la montée de l’usage d’internet et des communications électroniques. Sous ce rapport, il y a lieu de s’interroger sur le type de mutations urbaines qu’engendrera cette fuite en avant vers la société de l’information, celles qui se déroulent sous nos yeux n’étant que le stade « infantile » – comme dirait Lénine – de cette transformation…