<
>
Dossier
#25
E-inclusion : braconnage, bricolage et butinage
RÉSUMÉ > Nous n’avons pas tous les mêmes attitudes à l’égard des nouvelles technologies. Observateur attentif des usages numériques, Pascal Plantard décrypte ici les différents comportements à l’oeuvre. Il dessine des stratégies, éclaire les jeux d’acteurs. Et souligne combien l’éducation joue un rôle primordial pour favoriser l’E-inclusion, qui est l’exact contraire de l’exclusion numérique. Ses trois B – braconnage, bricolage et butinage – décrivent de manière imagée et pertinente les scénarios en présence.

     Lors d’une recherche effectuée en 2011-12, nous avons constaté que les lycéens hyperconnectés du centre ville de Rennes utilisaient le réseau social Facebook pour l’ensemble de leurs activités, des loisirs aux études, plusieurs heures par jour. En contraste, les lycéens en Bac pro dans les lycées professionnels de la périphérie ont des usages bien plus restreints. Un exemple qui force un peu le trait : les apprentis boulangers nous ont déclaré ouvrir leur compte Facebook le vendredi soir pour « péchô de la zouz » (trouver des filles) et organiser la soirée « à tizzer » (arrosée) du samedi. Ils mettent ensuite leurs photos le dimanche et se déconnectent… jusqu’au vendredi suivant.
    Contrairement à ce que l’on peut entendre couramment des compétences technologiques des jeunes de la Génération « Y », la recherche constate des pratiques numériques tout à fait inégalitaires entre les groupes sociaux d’une même tranche d’âge. Les usages, particulièrement ceux du numérique, forment les multiples interfaces entre les sujets, les objets et l’environnement socio-historique qui les entourent. L’éducation, la formation, mais aussi la culture, la solidarité et le « vivre ensemble » sont aux prises avec le numérique et les forces d’ « Hollyweb »: « En vingt ans, Internet a vu naître un oligopole formé des grands groupes de communication alliés aux jeunes entreprises du Web : douze mégacorporations, entièrement américaines... De l’alliance de Microsoft, Cisco, Google, Yahoo!, Apple et Facebook aux corporations des médias de masse, tels que GE, Disney, Time Warner, News Corp, Viacom et CBS... Avec la naissance de «Hollyweb», chaque corporation contrôle un secteur d’activité déterminé en s’assurant la neutralité coopérative des autres, renforçant hiérarchies et oligopoles dans le secteur du Web1... » . C’est pour cela qu’il convient de réinvestir le concept d’usage.

     Comme le démontre Jacques Audran (2005) dans son approche des pratiques numériques des professeurs des écoles, l’utilisation des TIC est contingentée par des usages plus larges, tant numériques que pédagogiques. La notion d’usager émerge avec la société de consommation des années 1960. On devient alors usager des services, particulièrement des services publics. C’est Michel de Certeau qui théorise la notion d’usage en 1980 dans son ouvrage L’invention du quotidien. Il y étudie les pratiques de lecture révélatrices des nouveaux modes de consommation et démontre qu’il s’agit d’un acte social très actif. La consommation « ferait figure d’activité moutonnière, progressivement immobilisée et “traitée” grâce à la mobilité croissante des conquérants de l’espace que sont les médias. [...] Aux foules, il resterait seulement la liberté de brouter la ration de simulacres que le système distribue à chacun. Voilà précisément l’idée contre laquelle je m’élève : pareille représentation des consommateurs n’est pas recevable2 ». Les usagers braconnent les cultures dominantes, et le détournement créatif et collectif est le processus central de l’usage.

     Cette approche anthropo-centrée nous permet d’inscrire notre rapport à l’instrument dans un contexte social et culturel précis. Nous menons actuellement une recherche3 sur les usages des TIC par les adultes en situation de handicap mental. Nous constatons un élan d’appropriation des tablettes tactiles par ces personnes qui nous démontrent toutes leurs capacités cognitives insoupçonnées à travers ces instruments technologiques. J’ai mené mes premières recherches sur les écrans tactiles en... 1998. Ce n’est pas le tactile qui est l’attracteur pour ces personnes, c’est la socialisation de l’internet mobile conjointe avec la facilité d’accès permise par l’interface tactile qui transforme ces tablettes en un véritable facteur de dé-stigmatisation : le « faire comme les autres ». Il faut toujours se souvenir que les technologies elles-mêmes ont une histoire. Elles se socialisent. À partir des trois temps de l’insertion sociale des techniques du sociologue Victor Scardigli (1992), l’enchaînement de ce processus de socialisation peut être décrit en trois termes successifs : innovation, massification, banalisation.
    Le premier, c’est le temps de l’innovation, des promesses, des fantasmes technoïdes et de l’enchantement par la technique et le progrès. Ce temps, souvent très court, laisse des traces mnésiques durables parce que c’est le temps de la rencontre avec le « premier » instrument, chargé d’espoir et d’angoisse. Le premier micro-ordinateur, minitel, téléphone portable, modem, site…, toutes ces technologies dans leurs états premiers ont généré un temps émotionnel fort pour les pionniers et/ou les privilégiés qui y ont eu accès. Ces initiés ont ensuite diffusé ces expériences autour d’eux créant le premier réceptacle symbolique pour cette technologie.
    Le second, c’est le temps de la massification, de la large diffusion et donc de la désillusion, du désenchantement. Le minitel devient rose et les factures issues du 3615 s’accumulent sur la tête des plus pauvres. Les téléphones portables diminuent en taille, en poids et en prix mais la couverture « réseau » ne va pas jusqu’aux campagnes. Les modems arrivent dans les familles mais ils sont lents et difficiles à configurer. Cela ne fonctionne pas comme on nous l’avait prédit. La déception s’installe. Ce deuxième temps est de durée variable puisqu’il dépend beaucoup des politiques gouvernementales et industrielles.
    Le troisième temps est celui de la banalisation, de l’appropriation socio-culturelle des technologies. C’est le temps des usages installés. Sur la base de taux d’équipement en informatique et de connexions à internet supérieurs à 70/80 % de la population, les usages se comptent alors en millions. La temporalité pour arriver à cette période peut être très longue. Par exemple, le courrier électronique tel que nous le connaissons avec son @ a plus de 40 ans. Il a été inventé en octobre 1971 par Ray Tomlinson.
    En se socialisant, les usages des technologies construisent de nouvelles normes très valorisées, particulièrement dans le monde occidental depuis le milieu du 20e siècle. Chacun peut alors les investir par sublimation soit, d’après Freud (1905), par déplacement des pulsions vers des objets socialement valorisés. Ce déplacement pulsionnel est une source de désir nouvelle. Depuis vingt ans, nous avons démontré à plusieurs reprises, grâce à nos approches cliniques et ethnographiques que les technoimaginaires déclenchaient chez les personnes stigmatisées et/ou en détresse d’estime de soi, une intentionnalité, un désir de pratiquer les instruments numériques. Dans un second temps, la situation d’incompréhension face à la machine crée une forme de dépression passagère sur laquelle s’amorce un désir de savoir qui transcende le numérique pour se projeter dans un avenir positif. C’est particulièrement fort dans les phases d’innovation et au début de la massification d’une technologie. Aujourd’hui, les puissances d’Hollyweb font craindre une forme d’aliénation consumériste aux contenus et services numériques, particulièrement audiovisuels. Comment qualifier les processus anthropologiques qui permettent cette extrême différenciation contre le vent de l’aliénation numérique et la marée de la diffusion consumériste ? En entrant dans les processus internes de construction de l’usage comme norme : braconnage, bricolage et butinage.

Facebook plébiscité par les braconniers

     Le braconnage, c’est la forme collective d’intelligence pratique des instruments technologiques. Le braconnage tisse les liens avec les autres et modifie l’organisation et les interactions sociales. Les normes d’usages des instruments numériques se construisent par appropriation et détournement collectifs de l’offre socio-technique car il existe des capacités de « micro-résistances » (de Certeau, 1980) et une créativité en chacun de nous. « Une créativité cachée dans un enchevêtrement de ruses silencieuses et subtiles, efficaces, par lesquelles chacun s’invente une manière propre de cheminer à travers la forêt des produits imposés », comme nous le rappelle Luce Giard dans sa préface pour la nouvelle édition de L’invention du quotidien de Michel de Certeau en 1990. Prenons un exemple simple : entre 2005 et 2010, lors des salons et des colloques consacrés au Web 2.0, on évoquaient très souvent « Second life »... personne, ou presque, n’avait vu venir « Facebook », plébiscité par le braconnage des usagers du monde entier. Qui peut dire aujourd’hui que Facebook n’a pas transformé les modes de socialisations ?

     Dans la lignée de Levi-Strauss (1962), le bricolage, c’est l’art de faire avec ce que l’on a. C’est exécuter un grand nombre de tâches diversifiées dans un univers instrumental clos, avec un ensemble fini d’outils et de matériaux pour réaliser un projet déterminé. Tous les usagers du numérique bricolent avec les instruments qui les entourent. Plusieurs recherches sont éloquentes à propos de l’introduction du numérique dans l’enseignement. Les « innovateurs » pédagogiques ne sont pas les jeunes enseignants qui débutent, car ils ont bien d’autres questions à régler, mais des enseignants chevronnés, solides dans leur identité professionnelle d’enseignant, qui s’autorisent à bricoler des pédagogies nouvelles avec les technologies numériques.

     Le butinage, c’est l’intuition, l’émotion et la création catalysées dans la poïésis numérique qui, par sérendipité, permet la rencontre poétique avec les univers numériques et les imaginaires qui les structurent. Depuis 2009, avec Marianne Trainoir, nous menons une recherche sur les pratiques et usages des TIC des personnes en errance de Rennes. Les jeunes errants affichent ostensiblement, dans certains lieux, des téléphones portables dont ils ont des « usages de jeune » (écoute de musique, lecture de vidéos, échange de fichiers…) alors que, dans d’autres lieux, ils cachent ces mêmes téléphones, symboles de richesse et d’intégration, qu’ils pensent ne pas avoir le droit de porter quand ils viennent demander de l’aide (par exemple dans les banques alimentaires). Ce téléphone qu’ils portent autour du cou ou en bandoulière comme le signe de leur jeunesse et de leur intégration dans le monde de la modernité est parfois inopérant, sans carte SIM. Vidé de sa fonction, il se réduit alors à un symbole : celui de la capacité à être en lien avec le monde qui les entoure. Ces jeunes « galériens », en extrême souffrance, butinent les cultures numériques et leurs fétiches, pour rester « jeunes » et repousser la figure du clochard.

     Que peut nous dire l’anthropologie des usages sur les processus d’exclusion/inclusion contemporains ? L’inclusion sociale est l’ensemble des interactions endogènes (inclusives) que les personnes entretiennent avec les systèmes sociaux (Luhmann, 2010). C’est le contraire de l’exclusion sociale qui concerne les interactions exogènes. Les schémas reproduits ici, illustrent bien les différences entre les processus d’exclusion, de ségrégation, d’intégration et d’inclusion (Source : Mariano Santiago, Université de Buenos Aires, 2012).
    Dans le même sens, l’e-inclusion peut être définie comme l’ensemble des interactions endogènes (inclusives) que les usagers entretiennent avec les systèmes socio-techniques numériques. Au niveau scientifique, cela conditionne une démarche de recherche dialectique autour de l’identification des nouvelles exclusions provoquées par les technologies numériques, en articulation avec des travaux sur la modélisation des nouvelles médiations numériques qui luttent contre ces exclusions. Idéologiquement, l’e-inclusion concerne donc toutes les actions, de la pratique individuelle à la politique publique, qui luttent contre la notion politique de « fracture numérique » qui est une production des croyances au déterminisme technique et au progrès. Les capitaux économiques, culturels et sociaux sont inégalement répartis entre les personnes. Plus qu’entre « inforiche » ou « infopauvre », digital native ou digital migrant, les fractures se jouent entre isolement social et légitimité, entre aliénation et émancipation des modèles d’usages dominants et dominés par Hollyweb (Frau- Meigs, 2012). Le braconnage comme micro-résistances, le bricolage comme puissance d’agir sur le réel et le butinage comme énergie créative ne sont pas innées. Ils passent par la culture, donc par l’éducation. Les technologies numériques ne sont pas vouées à l’accélération permanente, à la consommation boulimique, à la désublimation et aux temporalités volatiles. Elles prennent place, et en sont souvent la partie visible, dans un modèle de société ayant pour paradigme l’individualisme négatif. D’autres forces, basées sur d’autres techno-imaginaires, traversent les cultures numériques. Wikipédia, les logiciels libres, les FabLabs, les anonymous, entre autres, en sont les témoins. Lorsque que Jaouen Goffi4, en immersion technographique pendant un an (2012-2013) chez les Tupinambas du Brésil, découvre que les jeunes Indiens se réapproprient les rites et les mythes de leur culture en les publiant sur le Web autant qu’ils légitiment le combat politique pour leurs droits, il réaffirme la posture certalienne sur les usages. C’est par une approche non-technocentrée du numérique que les tactiques et les stratégies des « gens ordinaires » – particulièrement les enfants, les parents et les éducateurs – pourront véritablement refonder l’E-éducation et l’E-inclusion. C’est tout l’enjeu de l’anthropologie des usages.