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Dossier
#05
Étonnants Voyageurs :
« Identité-monde » contre « identité nationale »
RÉSUMÉ > Étonnants Voyageurs n’est pas un festival comme les autres. Pas seulement une addition de livres et d’auteurs durant la Pentecôte malouine. Mais une tendance littéraire, un creuset intellectuel, une volonté d’agir. En atteste l’ouvrage collectif Je est un autre qui paraît ce mois-ci pour faire pièce à la fameuse « identité nationale ».

     Plus qu’un festival, Étonnants voyageurs est un territoire de la littérature. La rencontre d’écrivains qui depuis plus de vingt ans partagent une même vision d’ouverture au monde. Parmi les milliers d’auteurs invités par Michel Le Bris, directeur du festival, un noyau de fidèles se retrouve systématiquement chaque année à Saint-Malo. Ils viennent s’y ressourcer et vérifier, dans le dialogue avec le public, qu’ils tiennent le bon cap. Parler d’école serait ridicule. En revanche oui, on peut parler d’un groupe soudé par l’amitié, le goût des mêmes textes et d’un commun combat. 

     Ces écrivains existent en dehors de Saint-Malo. Ce peut être lors de festivals, à Haïfa, Missoula, Port-au- Prince, Sarajevo ou Bamako. Mais aussi, à l’occasion de prises de position dans des livres « militants ». Ce fut le cas en 2007 quand Michel Le Bris et Jean Rouaud dirigèrent chez Gallimard un recueil collectif intitulé « Pour une littérature-monde ». Il faisait suite à un manifeste signé par 45 écrivains dont Jean-Marie Le Clézio. Ils y affirmaient que la littérature en langue française trouvait hors de l’Hexagone un regain de vitalité dans l’imaginaire de toutes sortes d’auteurs hors-frontières.

     Nouvelle initiative en ce mois de mai 2010 avec un livre, toujours chez Gallimard, dont le titre reprend la fameuse phrase de Rimbaud: « Je est un autre » et dont le sous-titre s’inscrit dans la continuité du précédent: « Pour une identité-monde ».
     C’est un livre de colère lié à l’actualité politique: « En cette année où l’on veut célébrer le 50e anniversaire des indépendances africaines, voilà que le débat, en France, se replie frileusement sur les contours d’une “identité nationale” », sorte de gabarit idéal, auquel les citoyens seraient appelés à se conformer en étant priés d’abandonner tout ce qui ne “cadre pas” », écrivent dans leur avant-propos Michel Le Bris et Jean Rouaud.
     Quel rapport avec la création littéraire? « Imaginons cette intimation transposée en littérature: “Écrivez un roman national ayant pour héros un identitaire national”. On connaît par avance le résultat, forcément désastreux ». Car rappellent les auteurs, chaque être est composé de vies multiples, chaque être est un « shaker ambulant », chaque être est un « millefeuille, autrement dit un livre composite, qui ne peut se réduire à une fiction identitaire nationale »… « Chacun est une multitude », surtout aujourd’hui, « époque de fantastiques télescopages culturels, tandis que naît un monde nouveau, où chacun, au carrefour d’identités multiples, se trouve mis en demeure d’inventer pour lui-même une “identité-monde”. »

     Suivent sur le même thème les textes bigarrés d’une vingtaine d’auteurs dont François Bégaudeau, Azouz Begag, Wilfried N’Sondé, Yves Laplace, Valérie Zenatti, Anna Moï, Jean-Marie Laclavetine, Alain Mabanckou, Ananda Devi, Jean-Marie Blas de Roblès, Philippe Forest, Leïla Sebbar, Ahmed Kalouaz, Achille Mbembe, Pascal Blanchard, Abdourahman Waberi…
     Dans sa contribution personnelle, Michel Le Bris enfonce le clou sur cette « découverte de l’autre en soi » par où depuis toujours « naît le miracle de la littérature ». Le nouveau monde, fait d’exode et d’exil, de flux d’images et d’informations, nous oblige à changer de « coordonnées mentales », à ne plus penser selon « les catégories du stable, état-nation, territoires, frontières, opposition extérieur-intérieur, familles, communautés, identités, concepts ». C’est là, selon Michel Le Bris, que la littérature reprend toute sa force . « L’imaginaire individuel et collectif, paradoxalement, pourrait retrouver une place centrale de puissance de recréation de soi ». Le récit personnel offre une chance de donner forme cohérente à nos identités multiples.

     Tous les auteurs déclinent cette idée de la multitude en soi. Que ce soit dans la drôlerie, comme François Bégaudeau écartelé entre son amitié personnelle pour Éric Besson et sa totale aversion pour ses idées. Ou bien Philippe Forest citant Proust (« notre âme n’est jamais une ») et constatant qu’« en soi cohabitent des dizaines de personnages, à peine informés les uns des autres ». Ou encore l’espagnol Juan Goytisolo: « Je suis barcelonais, parisien, new-yorkais, marrakchi, tangérois… la liste serait longue. J’ai accumulé des identités, sans renoncer à aucune d’entre elles. Je ne suis pas nationaliste, je ne le serai jamais, et en réponse aux voix ronflantes qui prêchent une histoire exclusive et patriotique, je revendique ma condition privilégiée de citoyen traîne-savates de la planète terre. »

     Au fond, Jean Rouaud dit un peu la même chose dans un texte bouleversant et lucide intitulé « Adieu à l’Ouest ». En racontant son va-et-vient douloureux entre son village de Loire-Atlantique et le monde, il pose la question de l’identité. La manière dont à la fac de Nantes, il tenta, étudiant, de gommer ses origines catholiques et rurales, pour se faire bien voir mais aussi parce que ce monde austère, fait de travail et d’humilité, ne lui plaisait pas. Ensuite, le malentendu suscité par ses premiers livres perçus à tort comme un hymne aux racines et au terroir natal. Puis le retour des années plus tard dans sa campagne, pour s’installer dans la maison de la mère. Enfin, récemment la prise de conscience que le pays natal, c’est fini. Apurée, la dette des origines. Adieu, terres de l’Ouest. C’est qu’entre temps, l’écrivain a pris conscience que dans son enfance ce sont les histoires bibliques qui meublaient son imaginaire, déclenchaient son désir. Qu’il vient de là: « Le Jourdain bien plus que la Loire, le lac de Tibériade bien plus que les marais de Brière. » Ce que la découverte de la Terre Sainte et la rencontre d’une « fiancée juive » allait confirmer. Ainsi Jean Rouaud s’est-il « libéré » de ses ancrages. Sans asile. Habitant le plus beau des pays : celui où les songes se mêlent aux mots pour visiter l’avenir. Selon un nomadisme qui est la marque des Étonnants Voyageurs.