<
>
Contributions
#18
Gare et quartiers
de gare : une collision d’imaginaires
RÉSUMÉ > Les gares sont en chantier. Elles sont au carrefour de toutes les tensions de la ville. En elles se croisent et se confrontent l’ici et l’ailleurs, l’attente et le mouvement, l’histoire et la modernité, le touriste et le travailleur, le Tgv et le Ter… À l’heure du projet EuroRennes, plongeons au cœur des contradictions qui font les gares d’aujourd’hui et dont doivent tenir compte celles de demain.

     Les gares connaissent aujourd’hui de grandes transformations, au rythme de l’arrivée de la grande vitesse et en liaison avec l’ouverture à la concurrence du réseau ferroviaire. On compterait aujourd’hui en France près de 800 projets de réaménagement, tenus de concilier la dimension monumentale, historique et architecturale des gares avec la circulation des hommes, des trains, des marchandises et avec la sécurité. Projets qui doivent aussi tenir compte des nouvelles normes environnementales et répondre à de nouvelles fonctions, comme la fourniture de services à l’attention des voyageurs.

     La localisation des gares a été et demeure une question vive car une gare transforme la ville: au 19e siècle, leur implantation a provoqué de très fortes réorganisations et a conduit à un paradoxe avec, d’une part, l’ouverture de larges voies d’accès, boulevards urbains, et, d’autre part, une forte coupure de part et d’autre des voies ferrées. La gare détermine ainsi une partition sociale de l’espace urbain, en fonction des capacités de franchir les voies par des ponts ou passerelles et en fonction des dénivelés, comme à Rennes. Les nombreux cheminots sont abrités dans ces espaces connectés à la gare et ils forment rapidement de nouveaux quartiers d’habitat. Les logements y sont rarement collectifs et, à Rennes, le Foyer rennais (1928) est une exception. Ils prennent le plus souvent la forme de lotissements constitués de petites maisons accolées le long des voies, pourvues de jardins potagers destinés à nourrir les familles.

Un point d’expression des tensions urbaines

     Quant aux gares nouvelles construites à la fin du 20e siècle, elles ont aussi marqué fortement les territoires urbains des villes qui les ont construites (Lille-Europe; Lyon Part- Dieu). A contrario, on voit combien les gares « hors-sol » qui ont accueilli la grande vitesse à Aix ou à Vendôme n’appartiennent pas au même registre. Elles ne mettent en oeuvre aucune « collision » des imaginaires puisque la fonctionnalité ferroviaire y domine totalement.
     La gare constitue donc un espace majeur où s’expriment des extrêmes. Elle affecte l’ensemble du quartier, de part et d’autre des voies. La brutalité de la vie urbaine y prend une forme frontale qui se traduit par de multiples collisions, plus ou moins lisibles sur le sol urbain.
     Ces collisions « ferroviaires », c’est précisément ce que ce texte se propose d’examiner à travers trois couples d’images fortes et prégnantes. Il propose à la réflexion des éléments antagonistes entre lesquels tout réaménagement des gares doit arbitrer.

     En France, la transformation des gares est liée à l’arrivée de la grande vitesse. Le reste du fonctionnement des trains, comme les trains express régionaux (TER) se trouve largement occulté. Tout est mis en oeuvre dans la transformation des gares pour que le trafic ferroviaire s’effectue avec le maximum de fluidité. D’où l’importance du nombre de voies et de leur entretien et d’où le besoin de modernisation des installations ferroviaires, ce qui pose la question du devenir de celles qui sont obsolètes (centre d’aiguillage de Rennes).
     En fait, la grande vitesse contribue certes à augmenter le nombre de voyageurs, mais bien moins que le pôle d’échange multimodal (Pem) . Ce sont les Ter qui produiront l’essentiel de la croissance du trafic. La réflexion sur le pôle d’échanges doit donc prendre en compte les parkings autos et vélos, leurs accès, la gare routière, le métro, les stations de taxis, etc.
     La tension apparaît donc réelle entre la fréquentation de longue distance, celle des loisirs et des affaires, plus intermittente, de celle qui, quotidiennement, ramène aux mêmes espaces les urbains contraints par les mobilités de travail.

     Dans la gare, l’attente et les conditions de l’attente prennent une réalité différente selon le type de voyageur: les nomades de la grande vitesse ont leur propre espace dont les conditions d’entrée sont sélectives (« espace Grands voyageurs ») et dont le niveau de confort se distingue, par définition. En revanche, le passager quelconque attend souvent debout, voire assis par terre, selon son âge ou ses moyens, dans un désordre pas forcément aisé à vivre.
     L’indétermination de l’attente, moment « perdu » dans la vie du citadin, doit être levée. C’est pourquoi, au-delà du service de mobilité que rend la gare, la durée de l’attente est un enjeu nettement perçu par les acteurs : le voyageur est aussi un consommateur et, pour la rénovation de la gare Saint-Lazare à Paris (2012), on est allé très loin dans ce sens avec 80 boutiques sur trois niveaux. La tendance, comme en Allemagne, est aux gares intégrées à la ville, allant jusqu’à faire des pôles d’échange multimodaux des « lieux de vie ». On commence donc à voir quelques services d’intérêt général s’implanter en gare: une agence de Pôle emploi vient d’être ouverte en gare de Dreux et une réflexion sur les crèches est en cours.
     Pour faire de la gare un nouveau morceau de ville, il ne manque plus que la nature. Ainsi, le projet de nouvelle gare de Rennes a été dessiné avec un dôme vert franchissant les voies. Plus modestement, mais plus sûrement, un marché y est envisagé sur l’esplanade sud un soir par semaine. C’est un signe fort d’urbanité que souhaite par ce geste donner la mairie. En effet, chaque quartier rennais possède son marché et chaque rénovation d’espace public donne lieu à une réflexion de ce type, comme une forme de légitimation ultime de cette transformation.

     Nos nombreux voyages sont rapides, sûrs et confortables. Nous cumulons les bénéfices d’un haut niveau technique dans nos trains, d’une mobilité pensée à plusieurs échelles. C’est comme si toute la modernité se concentrait dans nos déplacements, ainsi que l’illustre fortement à Rennes le métro Val. Tout est donc fait pour circuler…
     Reste l’accueil. Là aussi, la gare en est un point nodal. Quid de l’imaginaire du touriste chinois ou japonais qui vient au Mont-Saint-Michel et qui arrive en gare de Rennes ? Lui dire qu’il est en Bretagne passe par une signalétique bilingue français/breton de la station de métro. Pas certain qu’il l’ait repérée… Et combien de discussions sur la localisation de l’Office du Tourisme? N’est-cepas le premier contact de celui qui arrive en gare?

Un village dans la ville : du populaire au confortable

     Les quartiers qui ont épousé l’activité ferroviaire se sont structurés autour d’ilôts de maisons petites et peu confortables, mais comportant un jardin, et d’une vie sociale profondément imbriquée avec le monde cheminot. À Rennes, il existait un nombre très élevé de bars et d’épiceries- buvettes tenus par des épouses de cheminots ou d’anciens cheminots, commerces dont l’on trouve la trace précise dans les angles des rues du quartier sud. Ces quartiers incarnent la vie communautaire idéalisée du village.
     Représentés politiquement au conseil municipal par des cheminots, anciens cheminots ou enfants de cheminots (à Rennes, Eugène Quessot puis Albert Renouf et encore Jeannine Huon jusqu’en 2008), ils correspondent assez exactement à la vision idéal-typique du village. Le quartier Sud-gare de Rennes a longtemps utilisé une dénomination propre, celle de « Commune libre Sainte- Thérèse » (nom de la paroisse catholique), pour signifier fortement sa singularité dans la ville.
     C’est cette caractéristique même qui provoque, lors des premières transmissions entre générations et au fur et à mesure que la coupure ferroviaire s’atténue, l’arrivée d’une population nouvelle. À propos de cette substitution de population, on parle d’un processus de gentrification. Celle-ci se définit par l’arrivée d’habitants attirés par les avantages de la centralité sans ses inconvénients de coûts du fait d’habitations plus modestes. Les arrivants sont plutôt des familles à la recherche d’un jardin, prêtes à supporter la charge de travaux importants pour agrandir une maison aux dimensions d’origine réduites. Le bâti est donc peu à peu modifié, par des aménagements de combles et des extensions, des reprises de commerces transformés en logement, de manière à se rapprocher des standards modernes du confort.
     La gentrification reflète une démarche économique sur le coût du logement, mais elle possède aussi une forte dimension culturelle: les comportements des nouveaux occupants s’accordent avec une modernité qui s’accommode bien des évolutions de la gare: déplacements en modes actifs (vélo et marche à pied) ou en transports en commun (métro), associations d’artistes, fêtes de rue, etc. Ainsi, l’association Rennes-jardin, créée en 1991, organise dans le quartier Sud-gare des visites et une vendange annuelle des vignes qui ont subsisté. Elle incite les habitants à planter sur les trottoirs (Guerilla gardening). La sociabilité de village s’exprime aussi à travers un marché hebdomadaire, le marché Sainte-Thérèse, très vaste et très attractif, qui a résisté à l’essor de la grande distribution et qui permet aujourd’hui de réunir classes d’âge et classes sociales autour de produits extrêmement variés, dont l’agriculture locale et/ou biologique que réclament les nouveaux habitants.
     Ce ne sont pas les plus riches qui procèdent à la gentrification, mais ceux dont les valeurs se rapprochent le plus de l’image du village dans la ville. En revanche, une fois que le processus est entamé, ils en subissent les effets négatifs, car les prix immobiliers flambent et sélectionnent de plus en plus la population des nouveaux habitants. Pour l’anecdote (mais en est-ce une ?), un directeur d’école publique dit ne pas pouvoir mettre en place le soutien scolaire imposé par le ministère faute d’enfants en difficulté ! La plupart des transactions se déroulent sans visibilité et beaucoup de transmissions restent à l’intérieur des familles.
     L’évolution du quartier Sud-gare est donc directement influencée par les transformations de celle-ci et particulièrement par le fait qu’elle fait entrer le quartier dans l’aire du centre-ville, sans que ses inconvénients (bruit, espace contraint) soient encore trop prégnants.

     La gare occupe une place singulière dans l’espace urbain, dont la réputation ambivalente tient à son cosmopolitisme, au fait qu’on peut y faire toutes les rencontres, amoureuses comme dangereuses… Il s’est sédimenté une culture des gares, comme culture populaire, mal référée, de bas étage: on parle péjorativement de « romans de gares ». Parmi les films prenant pour cadre une gare, celui de Martin Scorsese, Hugo Cabret (2011), qui se déroule au début du 20e siècle à la gare Montparnasse à Paris, nous montre la chasse aux enfants sans famille qui y sont installés et qui survivent de rapines. La gare réunit les marges de la société: les mendiants, les errants, les prostituées, tous ceux qui n’ont pas d’ancrage et qui en trouvent un dans la gare…
     Cette culture s’est constituée sur la base de la rénovation urbaine. En effet ce processus prend du temps, ce qui entraîne un certain sentiment d’insécurité: par exemple, la rue de Quineleu, une des rues les plus impactées par le projet EuroRennes, a vu plusieurs des immeubles squattés avant qu’ils ne disparaissent. Mais, paradoxalement, puisque les valeurs foncières de ces immeubles voués à la démolition s’effondrent, cela permet à de nouvelles activités de trouver des lieux d’accueil disponibles, par exemple des galeries d’art contemporain.
     Enfin, la transformation de l’espace urbain modifie les conditions de l’expression publique: sur le parvis de la gare, on peut distribuer des tracts, convoquer les manifestations de rues. Ceci crée, pour les gestionnaires de la sécurité des gares, une obligation supplémentaire de contrôle des flux afin d’éviter qu’elles ne deviennent des espaces dangereux: à Rennes, les blocages de voies par des manifestants contre le Cpe en 2006, ou, à Paris, les émeutes de la gare du Nord en mars 2007, restent leur hantise.

Des centres d’affaires métropolitains

     L’arrivée de la grande vitesse dans une ville est présentée sous plusieurs angles: concernant le trajet Rennes- Paris (1 h 27 pour la durée la plus courte en 2017), l’argument premier porte sur le rapprochement entre la pointe bretonne et la capitale (Brest et Quimper à trois heures de Paris). Cependant, un second argument, le développement économique, surgit immédiatement : toutes les villes accueillant la grande vitesse reconsidèrent leur stratégie urbaine à partir de cette nouvelle accessibilité. Cette dernière étant considérée comme le facteur décisif de l’attractivité et donc le support central du phénomène de métropolisation et d’attraction de la « classe créative ».
     La grande vitesse est présentée comme un levier pour attirer les sièges ou les établissements des grandes entreprises ainsi que pour leur permettre d’élargir l’espace géographique de leur clientèle. Elles peuvent trouver dans les gares et proches des gares les services qui leur sont nécessaires. D’où la réflexion sur les pôles d’échange et sur la construction de centres d’affaires incarnés par des bâtiments neufs et emblématiques comme les tours. Et une communication forte sur la grande vitesse et sur l’image de modernité et de mobilité qu’elle procure.
     Enfin, la grande vitesse arrive aussi en appui à l’accueil des touristes, qui constituent un secteur d’activité croissant dans les métropoles. Le tourisme urbain connaît un développement spécifique avec l’allongement de la saison et la multiplication des sites patrimonialisés.

     Par l’opposition entre ces trois couples d’images antagonistes, on devine la difficulté de la gouvernance des gares: les quartiers de gare intègrent les centres-villes et on y retrouve de plus en plus les mêmes caractéristiques urbaines et sociales, donc les mêmes tensions entre patrimonialisation (marketing urbain) et marchés (rénovation urbaine). Surtout, ces opérations urbaines, souvent lourdes, synthétisent la tension entre un imaginaire de robots affairés et un imaginaire de société urbaine multifonctionnelle.