Internet occupe aujourd’hui une place croissante dans la vie quotidienne des français. En juin 2011, selon le Credoc, 76 % des français déclaraient utiliser Internet, quels que soient le lieu (domicile, travail…) et le mode de connexion (ordinateur, téléphone mobile, tablette, …) . Par ailleurs, 41 % des internautes indiquaient avoir du mal à se passer d’Internet plus de trois jours.
Parmi les services jugés les plus indispensables, le courrier électronique arrive largement en tête, suivi de la fréquentation des sites d’information et des réseaux sociaux. Sur ce dernier point, la part de français présents sur les réseaux sociaux (principalement Facebook) est passée de 23 % en 2009 à 40 % en 2011, soit un quasi-doublement en deux ans.
Au-delà de ces chiffres, deux constats s’imposent. Premièrement, l’accès à Internet s’est démocratisé. Il est loin le temps où l’usage d’Internet était réservé à une minorité: des jeunes, éduqués, technophiles, vivant en milieu urbain pour schématiser.
Aujourd’hui, les internautes français ressemblent de plus en plus à la population française. Deuxième constat, les usages sur Internet se sont diversifiés. Les applications et les contenus accessibles en ligne sont innombrables. Aujourd’hui, en se connectant à Internet, on peut envoyer des mails, mais aussi rechercher un emploi, écouter de la musique, regarder des films, faire des achats, gérer son compte bancaire, réaliser des démarches administratives,…
La démocratisation d’Internet ne doit toutefois pas nous faire oublier la persistance d’inégalités en matière d’accès et d’usages d’Internet: des inégalités que l’on désigne sous le terme de double fracture numérique. La fracture numérique de premier niveau concerne l’accès (ou le non accès) à Internet. Ainsi, un quart de la population française n’utilise pas Internet, le plus souvent pour des raisons économiques et/ou parce que ce type de technologies est jugé trop complexe.
Il existe aussi une fracture numérique de second niveau qui porte sur les usages : certains internautes ont des usages avancés d’Internet et en tirent de nombreux avantages (notamment dans le cadre professionnel), alors que d’autres ne savent pas bien s’en servir et n’en retirent qu’une faible utilité.
Les pouvoirs publics ont lancé de nombreuses actions ces dernières années pour réduire cette double fracture numérique et ont annoncé leur intention d’investir plusieurs milliards d’euros dans le déploiement des réseaux Internet à très haut débit. Localement, le projet Bretagne à Très Haut Débit soutenu par l’État, la Région, les agglomérations et départements bretons, a pour ambition de déployer la fibre optique dans les zones peu denses (zones rurales et petites et moyennes agglomération) pour un montant estimé à 1,8 milliards d’euros sur 20 ans.
Ces investissements s’ajoutent aux investissements privés des opérateurs de réseaux. Dans un contexte de rareté des ressources financières, ces investissements numériques sont autant d’argent en moins pour d’autres domaines d’activités économiques ou d’autres priorités comme la santé ou l’éducation. N’est-il pas plus urgent de réduire les inégalités économiques et sociales, avant de s’attaquer aux inégalités numériques ?
Par ailleurs, les politiques numériques partent généralement du présupposé qu’Internet est un bienfait et qu’il faut à tout prix connecter l’ensemble des Français et stimuler les usages en ligne. Mais est-on capable d’évaluer ces bienfaits? Est-on certain qu’une plus grande diffusion et appropriation d’Internet augmentent le bien-être des français? Pour éclairer cette question, l’approche en termes d’économie du bonheur est particulièrement intéressante.
L’économie du bonheur est un champ de recherche à la croisée de l’économie, la sociologie et la psychologie qui a suscité un grand intérêt ces dernières années. Les travaux dans ce domaine se sont attachés à mesurer le bonheur individuel et à comparer les niveaux moyens de bonheur entre pays. L’objet de ces travaux est aussi d’identifier les facteurs contribuant au bonheur, en s’appuyant sur les résultats d’enquêtes et d’expérimentations.
De ces études, il ressort que les principaux déterminants du bien-être individuel sont le revenu et la santé. Ainsi l’adage selon lequel il vaut mieux être riche et en bonne santé trouve une confirmation dans ces travaux. Toutefois, lorsque l’on cherche à expliquer les différences dans les niveaux de bien-être entre pays européens, le principal facteur d’explication n’est pas le niveau de revenu moyen par habitant dans chacun de ces pays, mais le degré de confiance ou de cohésion sociale. Ainsi, les pays européens dans lesquels les habitants déclarent faire confiance aux autres, sont aussi des pays affichant des niveaux de bien-être élevés.
Si l’on se situe à un niveau individuel, la dimension sociale joue aussi un rôle clé: pour un niveau de revenu donné, le fait d’avoir un emploi stable, de vivre en couple, d’avoir des amis ou d’être engagé dans des associations augmente significativement le bien-être déclaré.
Mais que nous disent ces travaux sur l’impact d’Internet sur le bonheur? L’usage d’Internet rend-il plus heureux? Une première manière de répondre à cette question consiste à comparer la diffusion d’Internet et le niveau de bonheur moyen dans chacun des pays européens. On peut pour cela utiliser l’European Social Survey, une enquête menée régulièrement dans l’ensemble des pays européens.
Dans le cadre de cette enquête, les personnes interrogées doivent indiquer si elles se considèrent satisfaites de leur vie sur une échelle de 1 à 10. Il ressort que les pays scandinaves (Danemark, Finlande, Norvège et Suède) affichent à la fois les niveaux de bien-être et les taux de pénétration d’Internet les plus élevés d’Europe. Ainsi, en 2008, le Danemark se caractérisait par un taux d’utilisation d’Internet de 84,5 % et un niveau moyen de satisfaction de sa population de 8,3 (sur 10)3. A l’autre extrémité, la Russie affichait un niveau de bien-être de 6,2 et un taux de diffusion d’Internet de 24,7 %. La France, pour sa part, occupait une position intermédiaire avec un niveau de bien-être de 7,2 et un taux de diffusion d’Internet de 54,5 %.
Ces comparaisons européennes suggèrent donc l’existence d’une corrélation positive entre la pénétration d’Internet et le bien-être des habitants d’un pays. Mais rien ne permet a priori de conclure à une relation de causalité entre l’usage d’Internet et le bien-être. Il est par exemple possible que le niveau de développement économique du pays soit le principal facteur explicatif de cette relation positive, dès lors qu’un pays riche se caractérise par un niveau de bonheur plus élevé et de meilleures infrastructures numériques (et donc une diffusion d’Internet plus avancée). Quels sont les arguments permettant d’établir une relation de cause à effet entre l’usage d’Internet et le bien-être individuel ?
Plusieurs éléments plaident en faveur d’une incidence positive d’Internet sur le bien-être individuel. Tout d’abord, Internet donne accès à une multitude de biens et de services qui procurent de l’utilité et qui pour une large partie sont gratuits (musiques, vidéos, jeux, articles de presse…). Les usages en ligne procurent donc une satisfaction que les internautes auraient du mal à obtenir hors Internet, soit parce que les biens et les services sont vendus à des prix plus élevés, soit parce qu’ils ne sont pas disponibles.
L’usage d’Internet à des fins professionnelles peut aussi avoir des effets positifs indirects. Les études montrent qu’un individu maîtrisant les technologies de l’information et de la communication a plus de facilité pour trouver un emploi ou accéder à des postes plus qualifiés au sein de son entreprise.
Par exemple, ce dernier sera plus apte à utiliser les sites d’offres d’emploi (comme Monster ou RegionsJob) ou des réseaux sociaux professionnels (comme Viadeo) pour décrocher un travail plus proche de ses attentes et de son niveau de qualification.
Et si cet individu retire une plus grande satisfaction dans son travail et de meilleures conditions salariales, son niveau de bien-être va logiquement augmenter. On voit donc clairement comment dans la sphère professionnelle, usage de l’Internet et bien-être individuel sont reliés positivement.
Internet peut aussi avoir des effets positifs via les usages relationnels ou communicationnels (e-mail, réseaux sociaux, messagerie instantanée…). Ces usages permettent d’entretenir son réseau social et d’échanger plus intensément avec ses proches. Grâce à Facebook, on peut aussi renouer avec des personnes perdues de vue ou rester en contact avec des personnes éloignées géographiquement. Certains peuvent rencontrer l’âme soeur sur Internet, via des sites de rencontre comme Meetic. Tous ces usages relationnels d’Internet sont source de bienêtre, dès lors qu’ils contribuent à augmenter la sociabilité.
Bien évidemment, Internet peut avoir des effets négatifs. Des travaux ont montré que pour les personnes n’ayant pas beaucoup d’amis, l’usage d’Internet pouvait renforcer l’isolement. De même, Internet peut créer des addictions (jeux, sexe), affecter le sommeil et réduire le temps que l’on consacre à des relations en face à face. Des travaux ont aussi montré qu’Internet pouvait accroître le sentiment de frustration, en suscitant de nouveaux besoins de consommation. De même, la fréquentation des réseaux sociaux comme Facebook, qui mettent en scène des gens heureux ou des moments de bonheur (fêtes, vacances, naissances,…), peut susciter, par comparaison sociale, de l’insatisfaction chez certaines personnes. Enfin, du côté professionnel, le fait d’être en permanence connecté à Internet réduit la frontière entre vie privée et vie professionnelle et peut être source de stress.
Les études mesurant l’impact d’Internet sur le bienêtre individuel sont encore peu nombreuses. Mais, elles s’accordent toutes à dire que les effets positifs l’emportent sur les effets négatifs. Ainsi, une étude menée auprès d’individus résidant dans plusieurs pays européens montre un impact positif de l’usage du téléphone mobile ou d’une connexion à Internet sur le bien-être. Une étude américaine démontre par ailleurs que l’usage d’Internet par les personnes âgées réduirait les risques d’états dépressifs.
Dans une étude récente que nous avons menée avec deux autres chercheurs, à partir de données luxembourgeoises, nous parvenons à mettre en évidence un effet positif et significatif de l’usage d’Internet sur le bien-être, et cet effet positif est plus marqué chez les jeunes et ceux qui ont des faibles revenus.
Bien évidemment, ces études nécessitent d’être confirmées en utilisant des données plus récentes. Il serait notamment intéressant de savoir quels sont les usages en ligne qui contribuent le plus au bien-être individuel : s’agit-il de la recherche d’information? de la fréquentation des réseaux sociaux? des usages à des fins professionnelles ou à des fins ludiques ? Il est important aussi de parvenir à une mesure plus fine des coûts et des bénéfices de l’usage d’Internet afin d’identifier ceux qui gagnent le plus à utiliser à Internet.
En l’état actuel des recherches, les résultats confortent l’idée que les politiques numériques devraient être une des priorités des pouvoirs publics compte tenu de leur incidence sur le bien-être social. On peut par exemple penser à des actions permettant de promouvoir les usages d’Internet auprès de l’ensemble de la population (et notamment les jeunes et les populations à faible revenu). De même, un déploiement accéléré des réseaux à très haut débit devrait permettre de faire émerger plus rapidement de nouveaux usages et services, qui contribueront très certainement à améliorer la vie quotidienne des Français.