Une forêt d’oeuvres
à ciel ouvert
Quand cela a-t-il commencé? En fait, la frénésie créatrice au coin des rues est récente. Ironie du sort, Rennes n’a quasiment aucune statue ancienne. D’ailleurs, les sculptures ont toujours été malmenées: que l’on songe à la statue équestre de Louis XIV, place du Parlement, rayée par la Révolution, à la statue du maire Leperdit, fondue par les Allemands puis réinstallée en 1994 ou encore à la statue d’Anne de Bretagne par Jean Boucher, dynamitée dans sa niche de l’hôtel-de-ville par des nationalistes bretons en 1932.
Est-ce pour combler ces lacunes qu’Edmond Hervé et son adjoint Martial Gabillard se firent un devoir d’introduire l’art dans la ville? Pas seulement. C’est aussi affaire de conviction politique. À partir de 1981 et sous l’impulsion de Jack Lang, la notion de « commande publique » entre dans le vocabulaire. On est dans la lignée du Front Populaire et de Malraux. N’oublions pas Jean Zay, ministre de 1936 et initiateur du 1 % artistique. « Ses objectifs restent les nôtres, indique l’actuel adjoint à la culture René Jouquand. Le premier est artistique: introduire l’art dans la cité. Le deuxième est pédagogique: faire en sorte que les habitants rencontrent les oeuvres chaque jour dans leur parcours quotidien. Le troisième est social : aider les artistes en leur donnant des revenus et un lieu de travail ».
Dès son élection en 1977, la municipalité insuffle cette dynamique. Et cela sous l’impulsion d’une conseillère municipale dont chacun s’accorde à reconnaître l’apport décisif : Janine Gislais. Dans son livre, La politique culturelle à Rennes 1977-2008 (éditions Apogée), l’ancien adjoint Martial Gabillard rappelle que dès 1977, cette artiste-peintre « lançait un lieu municipal d’expositions dans (…) la rotonde du théâtre municipal. » Et, pour cela ajoute-t-il, « il a fallu bousculer les habitudes, mais à l’époque rien ne résistait aux “idées nouvelles”. »
A partir de 1981, le programme va bon train. Il s’agit d’appliquer à l’espace de la ville le fameux 1 % artistique que la loi limite normalement aux écoles et aux bâtiments dépendant de ministères. Assez vite, pour conduire cette politique d’oeuvres urbaines2 la Ville créé un poste de conseiller aux arts plastiques.
Philippe Hardy, actuel directeur de l’École des beaux arts, occupa cette fonction à partir de 1988: « Je me rappelle qu’à l’époque nous passions des commandes sans marché public ni appel d’offres. Le choix était totalement subjectif. Nous ne demandions pas d’argent à l’État. Le maire me faisait confiance pour le choix », a-t-il raconté lors d’une conférence sur « l’art contemporain en libre accès », aux Champs Libres en mai dernier.
C’est ainsi qu’est née en 1993 la superbe fontaine du grand Claudio Parmiggiani, place de Coëtquen: une mélancolique tête de muse couchée sur un miroir d’eau, rappelant le feu, à l’endroit même où démarra l’incendie de 1720. Un symbole et une manière contemporaine d’interpréter un classique du mobilier urbain. Une autre fontaine fit tousser les élus l’année suivante car elle était sans eau jaillissante: c’est la Chrysalide de Sylvain Dubuisson installée sur la place Rallier-du-Baty, avec ses deux petits trous mystérieux invitant le flâneur à y appliquer ses yeux.
Au fil des ans, la politique de l’art dans la ville est devenue plus encadrée. À partir de 1997, « la procédure d’appel d’offres fut de règle », rappelle Odile Lemée qui succéda à Philippe Hardy en 1995. « On suggère alors aux artistes de candidater. » Une commission municipale fait le choix. Et prenant soin d’écarter les « professionnels attitrés du 1 % » qui furent pendant un certain temps envahissants.
À partir d’un cahier des charges préalable, l’artiste et le projet sont choisis. Alors commence le travail de la commande proprement dit. Il se tisse dans un rapport subtil entre l’auteur, le commanditaire et l’environnement urbain. À chaque fois, une aventure inédite et souvent passionnante. Philippe Hardy rapporte un souvenir parmi d’autres. Le drôle d’Arc de triomphe pour figurois et figurennes du Suédois Erik Dietman, installé dans la coulée verte du collège du Landry en 1989, arc recouvert de mosaïques façon Odorico. « C’est un artisan de salles de bains qui a posé ces mosaïques pendant deux mois. Il s’est pris au jeu. Après cela, il ne voulait plus faire de salles de bains ».
Souvenir fort aussi que celui d’Odile Lemée pour l’édification de l’imposante statue Le Magicien sur le parvis de la gare. Pas une sine cure car l’artiste angevin Jean-Michel Sanejouand est parti de deux cailloux assemblés faisant « 26 cm de haut ». Imaginez le travail pour passer de cette figurine « à un bronze de 6 mètres de haut » avec la construction d’une étape à « un format intermédiaire qui d’ailleurs fut raté dans un premier temps. Pour arriver à l’oeuvre finale, ce fut une belle histoire collective. »
La liste est longue, très longue des oeuvres installées depuis trente ans aux quatre coins de Rennes. Un vrai musée à ciel ouvert ! Générant, au choix, enthousiasme ou grincements de dent. Au bout du compte, l’insolite finit toujours par s’imposer. Le temps banalise tout. C’est à peine si l’on remarque aujourd’hui l’UNITÉ de Peter Downsbrough (1990), inscrit sur l’immeuble situé à l’angle de la rue du Tronjolly et du boulevard de la Liberté. Même chose pour La ligne et le point du jour de François Morellet au carrefour Alma-Clemenceau (1989). Ils font désormais partie du décor. Combien d’oeuvres? À la mairie, on ne sait plus trop, 60 ou 80. En tout cas, la Ville vient de sortir un livre qui recense 40 de ces oeuvres et invite à découvrir l’art public à Rennes, miroir de la création depuis trente ans.
Pourtant, à se promener dans la ville, on peut avoir le sentiment que cette commande publique s’est un peu ralentie depuis les années 2000. Erreur, dit-on à la mairie. Simplement, aujourd’hui les choix sont différents. Au grand dam de certains, il y a désormais moins de statuaire, moins de monumental, moins de spectaculaire. L’heure est plutôt au virtuel, parfois même à l’éphémère et finalement à la discrétion. Exemple: dans le hall du Liberté, l’oeuvre numérique du collectif lyonnais Trafik appelé Oni (2009): des diodes sans cesse en mouvement, dessinant des visages. Une oeuvre informatique fondue dans l’univers des enseignes lumineuses de la ville. Ou encore les Clous de l’esplanade, long poème déambulatoire imaginé par les créateurs de l’Oulipo (2010) et que les passants, mais pas tous, découvrent sous leurs pas sur l’Esplanade Charles-de-Gaulle. Tout près de là, au « 4-bis », le Crij du cours des Alliés, il faut aussi baisser les yeux pour découvrir tapissant le sol les carrés de peinture de la Barcelonaise Margarita Andreu. Dans le même ordre d’idées, il faudrait parler des parkings souterrains dont les murs sont devenus un support de la création contemporaine: celui des Lices avec Laurent Saksik (Sans titre, 2001), le parking Kléber avec les images de Jocelyn Cottencin (2004) ou encore celui de l’esplanade De Gaulle avec les images de Valérie Jouve (2006).
Mais ce choix d’oeuvres de moindre visibilité n’est pas systématique. N’est-il pas démenti d’une manière spectaculaire par l’ouvrage majeur qui marque la décennie 2000 : les 72 colonnes de l’Alignement du XXIe siècle d’Aurélie Nemours, à Beauregard. La commande publique reste donc bien inscrite dans la politique rennaise. À chaque équipement accueillant du public, à chaque opération de Zac, une part « commande artistique » est prévue dans le budget. La prochaine opération concerne le pôle éducatif ou groupe scolaire de la Courrouze pour lequel 150000 euros ont été réservés.
Mais la Ville n’est pas la seule à alimenter Rennes en objets d’art. Des entreprises privées prennent de plus en plus d’initiatives en la matière. Et puis, il y a l’université. Ce n’est pas un hasard si, début novembre, le ministère de la Culture a choisi Rennes pour accueillir le colloque national « L’art pour tous » organisé à l’occasion des 60 ans du 1 % artistique. Plus précisément Rennes 1 perçu comme une sorte de berceau de ce dispositif imaginé sous le Front Populaire. Instauré par décret en 1951, ce « un pour cent du montant hors-taxes du coût prévisionnel des travaux » affecté à la décoration des bâtiments scolaires a permis de constituer un patrimoine évalué à 12300 oeuvres. Une exception française!
L’université de Rennes en fut précurseur. Dès avant-guerre, le directeur de l’Institut de géologie, Yves Milon, qui deviendra maire de la ville de 1945 à 1953, commande au peintre Mathurin Méheut un ensemble de 25 toiles grand format évoquant les paysages, la faune, la flore. Cet ensemble remarquable qui ne fut inauguré qu’après-guerre est aujourd’hui visible à Beaulieu.
En 1941, le même Yves Milon, qui est alors doyen de la Faculté des sciences, commande au sculpteur François Bazin un monument à la gloire de la science, « l’air, l’eau et le feu au service de l’homme pour conquérir les richesses de la terre ». Achevé en 1943, cet imposant basrelief est installé dix ans plus tard rue du Thabor et est toujours visible sur un mur latéral du bâtiment de la Présidence de Rennes 1. Le catalogue du 1 % à Rennes 1 est impressionnant, que ce soit sur le campus de Beaulieu ou sur le campus santé de Villejean, difficile de ne pas tomber en plein air ou dans les bâtiments sur ces oeuvres parfois énigmatiques, symboles d’une modernité très « datée » pour certaines d’entre elles. Fresques murales et sculptures de Francis Pellerin (un des grands « abonnés » du 1 %), tapisserie de Jean Lurçat ou de Yves Millecamps, mosaïque d’André Lanskoy, sculpture d’Antonio Volti… Toutes les formes sont ici requises, ménageant son lot de surprises. Elles contribuent à l’animation du campus et offre à l’université rennaise une sorte d’identité bien marquée. Première étape d’un plan d’action sur plusieurs années.
Mais ces dernières années, les budgets artistiques se sont sans doute un peu tassés. Surtout, il faut désormais réserver une part de l’argent à la restauration de ce patrimoine parfois vieillissant. L’entretien coûte cher et peu freiner l’arrivée d’oeuvres nouvelles. Ainsi récemment, Rennes 1 a consacré une somme à la restauration de l’Anneau de Möbius, de Paul Griot, sculpture installée en 1967 à l’entrée sud du campus de Beaulieu.
Moins fournie en oeuvres pérennes et davantage tournée par les expositions temporaires, l’université de Rennes 2 n’est évidemment pas en reste. Il faut découvrir le Jardin de Claire Lucas (2000) au centre du campus de Villjean. Ou encore le puissant Chemin des antiques (1993), ces pierres issues de fouilles archéologiques dans le centreville et couchées dans le Pôle langue. Plus ancienne, la mosaïque abstraite de Jacques Swoboda, Opus Incertum, de 1969 sur la façade sud du bâtiment E de Louis Arretche. Personne ne peut aujourd’hui manquer à la sortie du métro, place du recteur Le Moal, Aleph, Alpha, A, la réalisation monumentale du sculpteur Jean-Paul Philippe.
Université, centre-ville, quartiers…, Il est évident aussi qu’elle participe à la démarche volontariste de commande publique tous azimuts n’est pas seulement un facteur d’embellissement du « cadre de vie » de la ville. Bien ancrée à Rennes, elle appartient désormais à sa culture. On peut penser aussi qu’elle participe grandement à cette « éducation du regard » souhaitée par tous ses promoteurs. Raison de plus pour ne pas laisser retomber ce beau mouvement ascendant.