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Dossier
#15
Rennes, capitale
de la critique d’art
RÉSUMÉ > Depuis quelques mois, Rennes abrite les Archives de la critique d’art installées depuis vingt ans à Châteaugiron, dans l’ombre du Frac. Institution hors-norme, et même unique au monde, les Archives se situent au carrefour de l’art et de la recherche universitaire. Rencontre avec son « président-fondateur » Jean-Marc Poinsot et sa directrice Marie-Raphaëlle Le Denmat.

     Mais qu’est-ce donc que cet étrange personnage nommé « critique d’art »? Jean-Marc Poinsot pose un dossier défraîchi sur son bureau. Des papiers jaunis tapés à la machine, des photographies, un vieux programme, un badge de congressiste… Sur la couverture, un exotique « Congrès extraordinaire des Critiques d’art internationaux. Brasilia. 1959 ». Il vient juste de recevoir en dépôt cette antique chemise et son œil jubile. Après examen, traitement et classement, la liasse va rejoindre les 1400 mètres linéaires d’archives dans la salle d’à côté.

     Nous sommes ici au troisième étage d’un bâtiment tout neuf, près du lycée Mendès-France, du côté de Saint-Grégoire. Dans la salle de lecture lumineuse et paisible quelques étudiants sages consultent ouvrages et revues. Qu’est qu’un critique d’art ? « C’est quelqu’un qui écrit sur l’art et qui en général a une autre activité. Il peut être journaliste, professeur, conservateur de musée, commissaire d’exposition ». Dans les années 80, il y avait un problème: manque de considération pour le travail du critique, négligence quant à la conservation de ses écrits, risque de voir les archives filer aux États-Unis…

     Toutefois, existait l’AICA France, l’association des critiques d’art présidée par Jacques Leenhardt, forte aujourd’hui de 350 adhérents soit les trois quarts de la profession. Devant la situation, Jean-Marc Poinsot, historien de l’art contemporain à Rennes 2, Jacques Leenhardt et quelques autres (Ramon Tio Bellido et Daniel Soutif) créent l’association Archives de la critique d’art. Ils reçoivent différents soutiens et s’installent à Châteaugiron.
     « Je considérais aussi que c’était important pour les milliers d’étudiants rennais en art de pouvoir travailler sur une documentation digne de ce nom », explique le président Poinsot. Par ailleurs, souligne-t-il, « nous étions à une époque où des initiatives similaires se faisaient jour, comme les Archives de l’architecture moderne, l’Imec (l’Institut Mémoire de l’édition contemporaine ou encore les Archives du marché de l’art à Cologne. En même temps, la fondation Getty, en Californie avait commencé à collecter des textes de critique d’art ».
     But des Archives de Châteaugiron: collecter, conserver et mettre en valeur les ouvrages accumulés par messieurs et mesdames les critiques: leurs ouvrages, leurs articles, leurs préface, leurs papiers, leurs catalogues et même leurs bibliothèques. Des films, des bandes sonores, des tapuscrits. Les donateurs affluent, le premier d’entre eux fut l’écrivain Michel Ragon qui offrit toute sa bibliothèque. Puis vinrent les archives de François Pluchart sur l’Art corporel et surtout celle de l’immense critique Pierre Restany (1930-2003) : « A terme, nous aurons 20000 ouvrages lui appartenant », indique Marie-Raphaëlle Le Denmat.
     La directrice peut aussi aligner d’autres chiffres. Les Archives de la critique d’art, ce sont aujourd’hui: 60 fonds d’archives, 80 000 imprimés, 40 000 photographies, 24 000 exemplaires de périodiques, 10 000 lettres d’artistes… Chacune de ses pièces fait l’objet d’un travail de description. Un travail effectué par 4,5 personnes auxquelles s’ajoutent des universitaires bénévoles, avec parfois des renforts ponctuels: par exemple ces deux personnes « prêtées » pendant quelques mois par la fondation Getty.

     Un principe sacré a cours dans ce centre ressource: « c’est l’auteur, le critique qui est central. Notre méthode de travail est conçue dans ce sens. Notre chance est d’avoir pu disposer dès notre naissance d’un catalogue informatique sans être passés par l’étape « papier ». Il faut dire qu’à l’époque papier, le nom de l’artiste et le nom de la galerie étaient indexés, mais en troisième position, le nom du critique d’art passait parfois à la trappe. »
     Qui fréquente cette « mémoire vivante » de la critique d’art? Pas seulement des étudiants en arts plastiques, en histoire de l’art ou en cinéma. Également les enseignants. Et Jean-Marc Poinsot signale au passage l’exceptionnel potentiel de Rennes 2 qui concentre plusieurs hauts spécialistes en histoire de l’art: « Entre dix et quinze personnes pointues dans leur domaine et reconnues au niveau national ». Viennent aussi, des professionnels en quête de documents à intégrer à des expositions, comme ce fut le cas pour celle consacrée aux Nouveaux réalistes. La fréquentation peut être aussi internationale. Normal, « nous archivons dans toutes les langues et avons des archives de l’Association internationale des critiques d’art » (4 500 adhérents).

     Aujourd’hui tout semble donc sourire au Archives de la critique d’art. Les nouveaux locaux de 600 m2 vont permettre à l’institution de se développer, d’accueillir de nouveaux dons et donc d’accroître sa notoriété. Certes il a fallu faire un sérieux tour de table pour cette nouvelle implantation: Drac, Région, Rennes Métropole et Rennes 2, laquelle est propriétaire du nouveau local, y ont mis de leur poche1. Certes, il reste à trouver de l’argent pour permettre une collecte internationale.
     Mais un cap semble franchi. Des secteurs entiers des archives sont confiés à de jeunes enseignants-chercheurs. Un séminaire doctoral international de la critique dirigé par Jean-Marc Poinsot tourne de Madrid à Rennes en passant par Buenos-Aires. La revue Critique d’art attachée aux Archives est en phase de rénovation totale (voir par ailleurs). L’institution poursuit son travail d’édition et réaliser « une anthologie de textes de critiques de ces cinquante dernières années ». Elle va pouvoir organiser des séminaires grâce à une salle désormais prévue à cet effet…

     Et puis, c’est une chance, « la critique d’art se réveille », se réjouit Jean-Marc Poinsot. Et d’expliquer : « Elle subissait une crise liée au développement d’une presse magazine qui présentait les expositions aux lecteurs avant que ces dernières n’aient lieu. On était dans une optique promotionnelle et plus du tout critique. Heureusement, nous voyons apparaître aujourd’hui une génération de jeunes critiques qui souhaitent renouer avec le commentaire de l’actualité et cela, d’une façon savante. » Conclusion: les Archives de la critique d’art - lieu de mémoire, de transmission, de formation et de débat - ont un bel avenir devant elles.